Ce dont on parle et qui n’est pas dicible, cela que l’on nomme et qui n’est pas nommable, cela que l’on voit et qui n’a pas de forme, cela que l’on entend et qui n’a pas de son, c’est le Dao dans son entier.

He Yan [2]


Un nœud qu'on ne peut mettre à plat est la structure du symbole

Lacan [3]



En guise d’ouverture

Le titre recouvre tout l’empan de l’enseignement de Lacan depuis l’écriture, j’insiste sur écriture, en 1957 de l’algorithme

S


s

Jusqu’à l’écriture du nœud borroméen introduit en 1972



Est-il utile de vous rappeler que tout cet enseignement est traversé par le souci toujours remis sur le métier de placer la parole et le champ du langage au centre de la praxis et de la théorie psychanalytique et d’en tirer toutes les conséquences ? Pour faire court disons que le plateau de la psychanalyse repose sur un trépied formé du langage de la sexualité et de l’inconscient. Ce trépied est spécifiquement freudien. Certes les trois, le langage, la sexualité, et l’inconscient existaient avant Freud mais c’est lui qui par leur nouage même, tel qu’il opère et se manifeste au sein du dispositif inventé par lui, va en subvertir le sens et révolutionner la conception du symptôme. Symptôme qui est précisément l’enjeu au cœur du débat avec Mencius concernant la dite « nature de l’être parlant ».

L’algorithme est le fruit d’une série de transformations opérées sur le schéma du signe saussurien au feu de l’expérience psychanalytique qui a permis la découverte du sens et de la structure du symptôme. Il peut être considéré comme la cellule matricielle du langage qui connaîtra au cours de l’élaboration de Lacan toute une série de transformations et de réécritures.

Lacan est familier de ce genre d’entorses et de subversions imposées aux termes des langues et aux concepts importés dans le champ psychanalytique au dam des experts des différentes disciplines « pillées », qui crient au scandale et à la trahison. Le lecteur, lui, est souvent dérouté, déboussolé, agacé, etc. Les sinologues, on peut s’y attendre, qui découvriront tardivement comme d’ailleurs la plupart des lecteurs, même parmi les plus fervents, les « chinoiseries » de Lacan emboîteront pour la plupart le pas et manifesteront, souvent avec raison de leur point de vue, leur désapprobation ou leur indignation. Freud aussi, bien que de façon moins spectaculaire, changeait les sens des mots et des concepts au fur et à mesure de ces avancées et posait à toutes les langues, notamment le français, de redoutables problèmes de traduction. Ce n’était ni pour l’un, ni pour l’autre du caprice, du snobisme ou du dandysme conceptuel, ni même un choix mais une nécessité imposée par la chose même, la chose de la psychanalyse. À l’oublier ouvre les vannes des malentendus et des méprises de lecture.

Ce « triturage », ce « bricolage » au sens de Claude Levi-Strauss, Lacan le pratiquera également avec le chinois. Juste un exemple, sur lequel nous reviendrons puisqu’il est au cœur de l’intitulé du colloque : le concept-valise abyssal de « nature » qui traduit le xing  chez Mencius. Il arrive à Lacan d’en faire un jeu de mot : sur xing et signe, le xing c’est ce qui fait signe, autrement dit Lacan pose comme équivalent xing et symptôme. Ainsi il dit page 52 :

Le symptôme, c'est autour de quoi tourne tout ce dont nous pouvons — comme on dit, si me mot avait encore un sens — voir l'idée. Le symptôme, c'est là-dessus que vous vous orientez, tous tant que vous êtes. La seule chose qui vous intéresse, et qui ne tombe pas à plat, qui ne soit pas simplement inepte comme information, c’est des choses qui ont l'apparence de symptômes, c'est-à-dire, en principe, des choses qui vous font signe [xing] [4], mais à quoi on ne comprend rien. C'est la seule chose sûre il y a des choses qui vous font signe, à quoi on ne comprends rien. [5]

Et juste quelques lignes plus loin :

Le xìng, ce quelque chose qui ne va pas, qui est sous-développé.

Et enfin de façon encore plus explicite page 58 :

Nous pourrions donc dire aussi que, en tant qu’il est dans le monde,  qu’il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait xìng , la nature.

Lacan est ici moins fidèle à Mencius qu’au chinois qui est bien plus contextuel que toute autre langue. Chaque caractère, chaque mot peut totalement changer de sens selon le contexte au sens le plus large du terme Ceci qui est également vrai dans le contexte de l’expérience psychanalytique. Et Lacan ici fait varier le sens de xing dans le contexte de son propre discours. On peut dire des références chinoises ce que Lacan affirmait explicitement de la linguistique.

Je ne fais là que donner l’amorce de ce qu’implique un certain usage des termes linguistiques : usage dans lequel je ne me sens aucunement dans la dépendance du linguiste. J’en fais ce qui me convient, et jusqu’à un certain point, si j’écris comme j’écris, c’est à partir de ceci, que je n’oublie jamais, à savoir qu’il n’y a pas de métalangage. [6]

Nous y reviendrons, mais revenons à notre algorithme qui n’est pas sans rapport avec le sens de xing /symptôme qui vient d’être exposé.

Il est composé de trois éléments et présente donc d’emblée une structure ternaire : S le signifiant, s le signifié et la barre qui sépare les deux. C’est cette barre négligée aussi bien par les linguistes que les dits structuralistes qui retiendra l’attention de Lacan. Cette barre ce trait qui, à l’instar du yi , élément de base de l’écriture chinoise, unit et sépare à la fois. Elle est la première écriture du noyau obscur, de l’ombilic du signe du symptôme et des formations de l’inconscient. Freud l’appelle L’Unerkannt, cette « ancienne notion de l’inconscient » dit Lacan [7]. Elle changera de nom et de fonction tout au long de l’élaboration lacanienne. Barre résistante à la signification, elle deviendra coupure, division, fente, trait unaire, lettre littoral, nœud, trou… Toutes les constructions ultérieures, et elles sont nombreuses peuvent être considérées comme le développement, le dépliement de l’algorithme originel et de son ressort caché figuré ici par la barre entre S et s. Jusqu’à l’introduction en 1972 du nœud borroméen qui signera la fin des références au chinois qui ont émaillé ses séminaires oraux comme si Lacan avait trouvé enfin sa propre calligraphie ou mieux son propre « art de l’écriture », celle qui convient au mieux à son propre discours, celui de la psychanalyse.

Le passage par la lecture de grands textes chinois classiques sera crucial. Je retiens plus particulièrement les noms de deux grands passeurs. Le philosophe (si tant est que ce titre soit ici adéquat), poète, calligraphe, peintre Shitao qui a contribué à préciser la fonction et l’essence du signifiant. Le penseur, éthicien, éducateur et « homme politique » qui a contribué à repenser l’articulation du langage et du corps, du savoir et de la jouissance et de « révolutionner » la conception du symptôme : non seulement chiffrage d’un sens, mais réponse à une jouissance hors sens.

Pour clore cette ouverture je donnerai d’emblée la pointe de l’enseignement de Lacan Je dis bien la pointe et non l’aboutissement. La question posée — reste à savoir laquelle — demeure en suspens. L’obscur toujours obscur, bien qu’un peu plus cerné.

La seule introduction de ces nœuds borroméens donne  l’idée qu’ils supportent un os. Cela suggère, si je puis dire, suffisamment quelque chose que j’appellerai dans cette occasion, osbjet.

C’est bien ce qui caractérise la lettre dont je l’accompagne cet osbjet, à savoir la lettre petit a. Si je réduis cet osbjet, à ce petit a, c’est précisément pour marquer que la lettre ne fait en l’occasion que témoigner de l’intrusion d’une écriture comme autre, avec un petit a.

L’écriture en question vient d’ailleurs que du signifiant. Ce n’est tout même pas d’hier que je me suis intéressé à cette affaire de l’écriture, et que je l’ai promue la première fois que j’ai parlé du trait unaire, einziger Zug dans Freud.

Du fait du nœud borroméen, j’ai donné un autre support à ce trait unaire. Cet autre support je ne vous l’ai pas encore sorti. Dans mes notes, je l’écris DI. Ce sont les initiales de droite infinie.

La droite infinie […], je la caractérise de son équivalence au cercle. C’est le principe du nœud borroméen. En combinant deux droites avec le cercle, on a l’essentiel du nœud borroméen. Pourquoi est-ce que la droite infinie a-t-elle cette vertu ou cette qualité ? Parce qu’elle est la meilleure illustration du trou, meilleure que le cercle.

La topologie nous indique que le cercle a un trou au milieu […]. La droite infinie, elle, a pour vertu d’avoir le trou tout autour. C’est le support le plus simple du trou.

À nous référer à la pratique, qu’est-ce que ceci nous donne?

L’homme, et non pas Dieu, est un composé trinitaire.

Composé de quoi ? De ce que nous appellerons élément.

Qu’est-ce qu’un élément ? Un élément, c’est, d’une part, ce qui fait Un ⎯ autrement dit, le trait unaire ⎯ et ce qui, du fait de faire un, amorce la substitution.

La caractéristique d’un élément, c’est qu’on procède à la combinatoire des éléments.

Réel, Imaginaire, Symbolique vaut bien l’autre triade dont, à entendre Aristote, enfin, on nous faisait le jus de composer l’homme, à savoir : nous, psuchè, soma. Ou encore : volonté, intelligence, affectivité. [8]

Deux pages plus loin il nous donne une petite clé d’entrée de la boîte de pandore que représente ce texte lumineux, donc aveuglant, dans sa simplicité. Cette clé c’est aussi celle de l’invitation de Mencius dans les zones d’ombre de la scène de la psychanalyse :

Qu’est-ce que ceci nous indique ? — sinon quelque chose qui concerne chez Joyce le rapport au corps, rapport déjà si imparfait chez tous les êtres humains.

Qui est-ce qui sait ce qui se passe dans son corps ? C’est  là quelque chose d’extraordinairement suggestif. C’est même pour certains le sens qu’ils donnent à l’inconscient. Pourtant, s’il y a quelque chose que j’ai, depuis l’origine articulée avec soin, c’est que l’inconscient, ça n’a rien à faire avec le fait qu’on ignore des tas de choses quant à son propre corps. Quant à ce qu’on sait, c’est d’une toute autre nature. On sait des choses qui relèvent du signifiant.

L’ancienne notion de l’inconscient, l’Unerkannt prenait précisément appui de notre ignorance de ce qui se passe dans notre corps. L’inconscient de Freud, c’est justement le rapport qu’il y a entre un corps qui nous est étranger et quelque chose qui fait cercle, voire droite infinie, et qui est l’inconscient, ces deux choses étant de toute façon l’une à l’autre équivalente. [9]

J’ai écrit en gras les termes et les passages sur lesquels je reviendrai éventuellement. Mais auparavant il m’est nécessaire de déplier devant le filet de l’embarras extrême qu’a suscité chez moi la perspective de parler devant vous.



Préambule, les embarras

Il sera peut-être plus long que prévu initialement, mais il m’a été nécessaire dans mon adresse à vous, de la place dont je pense vous parler. Lors de mon intervention orale je vous parlerai du signe, de la métaphore et du symptôme avec comme illustration l’utilisation par Lacan du caractère si .

L’embarras n’est pas feint, il ne relève pas d’une quelconque ruse de rhéteur pour séduire ou éveiller la bienveillance de l’auditoire. Mon ami Guy Flecher à qui je dois ma présence ici peut en témoigner, même s’en plaindre à l’occasion car je ne lui ai guère laissé de répit ces derniers mois.

L’embarras où ma perplexité, se situe entre l’inhibition et l’angoisse, il navigue entre l’obstacle, les barrières de l’une et le sans rivage de l’autre. Être embarrassé, c’est être encombré, empêtré, entre autres dans le désir de l’Autre. La seule manière de s’en sortir c’est de se mettre au travail. Vous en êtes devenus la cause d’autant plus que je ne vous connais pas, ni quelles sont vos attentes. En cela je rejoins Patrick Gauthier-Lafaye qui vous met en position de passeur, c’est-à-dire de « roc », comme dirait Lacan. Roc, est le terme utilisé par Lacan devant les Japonais en 1971 pour désigner La place impossible de l’analyste et parlant de ses Écrits qui venaient d’être traduits en japonais il dit :

Pour prendre des métaphores chacun de ces écrits semble comme les petits rochers que l’on voit dans les jardins Zen. Ça représente ça. Moi, j’ai ratissé autour et puis il s’est trouvé que ce quelque chose se présentait comme un rocher. Un rocher très composite mais dont la principale chose est que j’avais affaire à énormément de bêtise et d’inertie. C’est la définition de l’être humain, c’est un chou-fleur de la bêtise. Mais ce n’est qu’un aspect de la question. L’autre aspect c’est que c’est aussi un certain roc qui a les plus grandes choses à faire avec le discours. Quelque chose que le discours en ratissant peut arriver à cerner. Ce que j’appelais tout à l’heure l’impossible à dire, c’est en fin de compte ce que nous cherchons toujours à dire. Il s’agit de ne pas se tromper. Il y a un piège là. C’est de croire que ce roc s’adresse à quelqu’un. C’est le piège dans lequel on est tombé depuis des siècles. Ce n’est pas parce que ce roc ne se situe qu’avec le ratissage du discours que le roc s’adresse à quiconque. C’est précisément ce qui fait la beauté de ces jardins, c’est précisément qu’ils ne s’adressent à personne. Mais personne ne semble s’en être aperçu du moins jusqu’à maintenant. Par contre le ratissage lui, c’est-à-dire le discours, il s’adresse à quelqu’un que j’appelle le grand Autre.

Quand je vous disais tout à l’heure à qui s’adressent les symptômes, il est bien évident que çà s’adresse à un lieu où bien évidemment il n’y a personne. Le grand Autre, ça n’existe pas. Mais tout ce qui s’inscrit dans le langage n’est pensable que par référence au grand Autre. C’est ce qui distingue radicalement ce qui est de l’imaginaire de ce qui est du symbolique. [10]

Mon embarras donc, présente deux versants : celui du rapport de Lacan au chinois et l’intitulé même du colloque : « La nature de l’être parlant ».

En ce qui me concerne, mon ignorance de la Chine et du chinois est abyssale. Je suis donc aussi là pour découvrir et vous rencontrer. Je n’ai pas l’expérience de l’altérité radicale et singulière qui caractériserait la Chine selon le témoignage exalté d’un grand nombre parmi ceux qui vous connaissent mieux, voire pensent en savoir plus sur vous que vous mêmes, ou ont cherché à percer « la porte de toute merveille du Mystère » (Lao zi, § 1). Par contre ma propre histoire tissée d’entre-deux, ma navigation entre deux langues, mon expérience psychanalytique, ma pratique occasionnelle de traducteur m’ont rendu suspect aussi bien l’exotisme que la fascination qui ne sont bien souvent que l’expression d’une nostalgie qui ne dit pas son nom, le reflet inversé de la présomption ou du dépit face à la résistance de l’Autre. Je préfère les yeux de l’enfant aux intentions du jésuite quel qu’en soit l’habit. L’altérite n’est pas localisable. Elle n’a ni côte, ni côté, ni versant. Elle est sans points cardinaux. Elle est à la fois le plus proche et le plus lointain. Elle nous est « extime » dirait Lacan : « Il n’y a pas de prochain si ce n’est ce creux même qui est en toi, le vide de toi-même » [11]. Elle n’est pas plus d’un côté que de l’autre. Elle traverse et l’un et l’autre. Elle passe entre l‘un et l’autre. La rencontre suppose que l’un et l’autre quittent les amarrages de son rivage et se risque dans l’entre-rives des eaux où se conjoignent et se séparent la source et l’embouchure, « le germe » et « le terme » (§ 1 ). « L’esprit de la vallée » (id., § 6). Le « ravin du monde » (id. § 28). « Le souffle du vide médian » selon la trouvaille de François Cheng. La bouche de la métaphore. Le point de surgissement aveugle du désir et de la création.


« Lacan c’est du chinois » dit-on. Ses « caractères », sa « calligraphie » surtout ceux de son enseignement tardif (le Séminaire XVIII s’y inscrit), qui est d’ailleurs fort controversé et encore peu décrypté, apparaissent y compris pour un lecteur français, comme toute aussi opaque, énigmatique que ceux de l’écriture chinoise. Mais dans ce cas le jugement relève le plus souvent de la raillerie du rejet ou de l’aversion que de la fascination. Lacan serait irrémédiablement obscur. La tentation est grande depuis peu d’aller chercher les clés des énigmes lacaniennes dans les grands textes de la Chine classique lus par Lacan et de les lire peut-être autrement qu’il ne l’a fait et en passant par-dessus l’effort de saisir les difficultés sur lesquelles il butait. En oubliant aussi que le champ d’expérience de Lacan c’est la psychanalyse et son interlocuteur privilégié Freud. Le risque de cette « sinisation rampante » venant d’Europe n’est-ce pas à terme spolier les Chinois eux-mêmes de la lecture et donc de la traduction des textes de Lacan et de Freud ? Considérer que les rapports de la psychanalyse avec la Chine sont a priori particulièrement difficiles, voir impossibles en raison d’une supposée spécificité, d’une altérité essentielle d’une Chine imaginaire, tout d’un bloc, abstraite et atemporelle, c’est oublier la résistance structurelle à laquelle se heurtait et se heurte encore la psychanalyse sur le continent de sa naissance et ailleurs. La façon d’envisager ainsi le débat sino-lacanien relève peut-être d’une forme sophistiquée du refoulement de la psychanalyse par dissolution dans la culture d’accueil comme ce fut le cas par exemple en France et aux USA. Freud s’en plaignait dans le premier cas, le redoutait dans le second. Ce qui fut à l’origine de la nécessité pour Lacan d’un retour à Freud, « au sens de Freud ». Il le rappellera le 21 avril 1971 aux Japonais [12] auprès desquels il regrette qu’ils n’aient pas d’expérience de la psychanalyse car selon lui il est difficile de saisir

Ces choses que, si vous n’êtes pas analyste vous pouvez très difficilement imaginer, à savoir ce qu’est l’expérience de ce que nous appellerons l’expérience du divan. À savoir ce qui se passe quand quelqu’un est là, dans le cabinet de l’analyste, sur le divan et une fois entré dans cette sorte d’artifice car c’est bien évidemment un artifice, la psychanalyse ; il ne faut pas s’imaginer ça comme quelque chose qui serait la découverte de je ne sais pas quel cœur de l’être ou de l’âme. Au nom de quoi cela se produirait-il ?

Et de rappeler la nécessité impérieuse d’un retour à Freud

Ce n’est pas un retour à Freud en lui-même. C’est simplement parce que je pense que Freud a d’abord été lu de la façon dont on peut lire n’importe quoi qui se présente comme nouveau à savoir en le tirant complètement du côté des notions déjà reçues. Il s’agissait de quelque chose d’absolument subversif. Il a fallu à tout prix qu’on construise des petits schémas mentaux qui permettaient en fin de compte de ne pas bouger, de rester sur les mêmes pensées de l’homme, qu’on pouvait avoir sur ce qu’il en est de l’homme, qu’avant. Il fallait à tout prix qu’on y reste. De sorte qu’on a lu Freud en y lisant ce qu’on voulait y lire et n’entendant absolument pas ce qui pourtant était là écrit en clair.

Et d’ajouter :

Quand je dis retour à Freud, je dis lisez ce qui est vraiment écrit sans commencer immédiatement par essayer de voir ce que c’est que cette boule de coton qui s’appelle l’inconscient et dont il s’irradie quelques plumes qui seraient alors le conscient. Ne vous faites pas des schémas qui reposent toujours sur l’idée qu’il y a une substance appelée âme qui a sa vie autonome, car c’est ça qu’on ne peut plus empêcher les gens de penser, c’est que l’âme a sa vie distincte et on est tout près de l’idée que c’est elle la vie tout simplement, que c’est elle qui anime le corps. On a lu Freud comme ça à savoir que l’inconscient est une substance.

Le début de ce qui fut mon enseignement, et je me suis mêlé de ces choses en ayant pris mon temps, j’ai commencé en 51, j’avais derrière moi douze à treize ans de pratique, je ne vois pas pourquoi j’aurais enseigné des choses prématurément, c’est après que j’ai eu une certaine expérience d’analyste et que ce soit accompagné d’une lecture de Freud, assez dépourvue de préjugés.

Et trois ans plus tard à une revue italienne :

La psychanalyse, c’est Freud. Si l’on veut faire de la psychanalyse, il faut revenir à Freud, à ses termes et à ses définitions, lus et interprétés au sens littéral. J’ai fondé à Paris une École freudienne précisément dans ce but. Il y a vingt ans et plus que j’expose mon point de vue : retourner à Freud signifie simplement dégager le terrain des déviations et des équivoques de la phénoménologie existentielle par exemple, comme du formalisme institutionnel des sociétés psychanalytiques, en reprenant la lecture et l’enseignement de Freud selon les principes définis et énumérés à partir de son travail. Relire Freud veut dire seulement relire Freud. Qui ne le fait pas, en psychanalyse, utilise une formule abusive. [13]

Il ne me paraît donc pas opportun, voir source de malentendu, d’avoir désigné le Séminaire XVIII « le séminaire chinois », sous prétexte que les références chinoises y seraient plus nombreuses. Ce qui en outre n’est pas évident. En effet, il en existe ailleurs et qui sont peut-être plus directement significatives, particulièrement en ce qui concerne l’élaboration de la fonction du signifiant que ne l’est la référence à Mencius quant à question du rapport signifiant/jouissance et la révision de la théorie du symptôme… et du signe. Je pense ici plus particulièrement à ce qui avait retenu et captivé Lacan, à Shitao et sa théorie de « l’unique trait de pinceau », à la pratique et au sens de la calligraphie, au yi l’élément de base de l’écriture chinoise, à l’écart entre l’écriture et la parole. Toutes choses voilées dans notre écriture alphabétique qui donne l’illusion d’une transposition directe, d’une continuité de la parole dans l’écriture, d’une transparence du son et du sens. La pratique psychanalytique, la libre association et son corrélât, le transfert, lève le voile sur le ressort caché de sa parole et de son écriture. Elle rend « tangible à chaque instant, nous dit Lacan, la distance de la pensée, soit de l’inconscient, à la parole » [14]. Le sujet en analyse fait l’expérience sans le reconnaître de l’Unerkannt dont parle Freud à propos de l’ombilic du rêve qui est tout autant celui de son dire, de son désir et… celui de l’interprétation.

Dans les rêves les mieux interprétés, on doit souvent laisser un point dans l’obscurité, parce que l’on remarque, lors de l’interprétation, que commence là une pelote de pensées de rêve qui ne se laisse pas démêler, mais qui n’a pas non plus livré de contributions supplémentaires au contenu du rêve. C’est alors là l’ombilic du rêve, le point où il repose sur le non-reconnu [Unerkannt]. Les pensées du rêve auxquelles on arrive dans l’interprétation doivent en effet, d’une manière tout à fait générale, rester sans achèvement et déboucher de tous côtés dans le réseau inextricable de notre monde de pensée. D’un point plus dense de cet entrelacs s’élève alors le souhait de rêve comme le champignon de son mycélium. [15]

Siniser Lacan à cette occasion c’est donc à mon sens faire l’impasse sur les enjeux de Lacan. Je pense, sans pouvoir le développer ici, que la référence au chinois et à Mencius en particulier dans les années 1969-1971 a une fonction très particulière liée au contexte politique et institutionnel de l’époque et à une situation de crise pour Lacan [16]. C’était déjà vrai dans la période, oh combien plus dramatique, des années quarante où Lacan traversa la rue de Lille, où il venait de s’installer, pour rencontrer à l’institut des Langues Orientales son maître Paul Demiéville.

Quant à Mencius, lui-même confronté en son temps à des courants de pensée divergents et de violentes polémiques, il semble convoquer par Lacan comme un point d’appui extra-territorial, à un moment, où lui aussi, doit faire face à de tout aussi âpres polémiques avec le monde universitaire, notamment les linguistiques qui au nom de la science raillent sa conception de la métaphore et du signe, mais aussi  avec  Serge Leclaire et le philosophe Jacques Derrida sur la question des rapports entre parole et écriture. Il aborde au cours de cette année 1971 des questions cruciales. Il revient, comme déjà dit, sur la théorie du signe et du symptôme, la question de l’homme et de femme et du rapport sexuel, des relations du langage avec la jouissance. Il croise le fer avec Freud et sa théorie du père, avec en particulier une reprise critique du mythe d’Œdipe et de Totem et Tabou. C’est en partie aussi, je pense, une critique sous adjacente d’un Freud lacanisé à l’excès par bon nombre de ses élèves qui brandissaient l’étendard du sens à tout va, donnaient de la métaphore et de la métonymie à tout propos et renvoyaient au maître l’écholalie de son discours. Après avoir mis le projet freudien à l’endroit en replaçant le langage et la parole au centre et Freud à l’endroit, il s‘agit maintenant de le reprendre « par l’envers ». [17]

Ce retour au chinois a donc une fonction d’éveil à une époque où Freud banalisé et Lacan ânonné sont sur toutes les lèvres et où « l’inconscient courre les rues » selon Lacan. Il reconnaîtra explicitement utiliser des paraboles pour dérouter. C’est pour ainsi dire l’équivalent du coup de pied, du sarcasme du maître Zen évoqué dans l’ouverture du Séminaire I [18], ou de l’amusement sérieux qu’il évoque en 1972 le jour où il écrit pour la dernière fois du chinois au tableau.


Le séminaire n’est pas chinois, éventuellement lacanien comme il le suggère apparemment lui-même dans ces propos souvent cités :

Je me suis aperçu d'une chose, c'est que, peut-être, je ne suis lacanien que parce que j'ai fait du chinois autrefois. Je veux dire par là que, à relire des trucs que j'avais parcourus, ânonnés comme un nigaud, avec des oreilles d’âne, je me suis maintenant aperçu que c'est de plain-pied avec ce que je raconte. [19]

En dehors du fait qu’il dira quelque chose d’équivalent deux ans plus tard à propos du nœud borroméen, dont il affirmera qu’il lui va comme une bague au doigt, il faut quand même souligner qu’ici il parle d’un effet d’après-coup de ses avancées dans la Cause psychanalytique. On cite moins le passage suivant que je vous restitue en entier car il lève en partie le voile sur le contexte et les enjeux :

Mais en fin de compte, ça nous intéresse beaucoup, parce que vous allez le voir, je vous l'annonce, c'est ce que j'ai à vous dire cette année, à savoir que la psychanalyse, elle, se déplace toutes voiles dehors dans cette même métaphore. C'est bien là ce qui m'a suggéré ce retour,  comme ça — après tout, on sait ce que c'est —, à mon vieux petit acquis de chinois. Après tout, pourquoi ne aurai-je pas entendu, pas trop mal, quand j'ai appris çà avec mon cher maître Demiéville ? J'étais déjà psychanalyste.

                                                             

                                                            wei

Ceci se lit wei et fonctionne à la fois dans la formule wú wéi, qui veut dire non-agir, donc wei veut dire agir, mais pour un rien vous le voyez employé au titre de comme, cela veut dire  comme, c'est-à-dire que ça sert de conjonction pour faire métaphore. [20]

Il y a donc là une certaine dialectique. Il reconnaît après-coup être devenu lacanien grâce au chinois. Mais il s’est tourné vers le chinois alors ou parce qu’il était déjà psychanalyste c’est-à-dire freudien et à la veille de s’embarquer dans son « retour à Freud ». Dans un curriculum vitae de 1957 il justifie d’ailleurs sa démarche dans ce sens :

[…] complétant aux Langues Orientales (M. le Professeur Demiéville) une information linguistique dont on verra quelle est pour lui l’exigence.

L’exigence de son retour à Freud.


Alors que veut dire pour Lacan être lacanien et quel est le rôle du chinois dans l’affaire ? C’est à ma connaissance la seule fois où il se dit explicitement lacanien. De toute façon c’est rare chez lui. En 1980 il dira :

C’est à vous d’être lacaniens, si vous voulez. Moi, je suis freudien. C’est pourquoi je crois bienvenu de vous dire quelques mots du débat que je soutiens avec Freud, et pas d’aujourd’hui. [21]

C’était à Caracas donc à l’étranger. En France la tendance était de se dire lacanien et de lire guère Freud, dont les traductions étaient éparses et rares et pour la plupart de piètre qualité. Au printemps 1971, l’année du Séminaire XVIII, il fait un voyage au Japon à l’occasion de la traduction de ses Écrits. À ma connaissance, il ne dit mot sur ses références chinoises dans son Séminaire à Paris, mais il parle de Freud et de psychanalyse.

Par contre, il est vrai que par deux fois il parlera de ses inventions par rapport à Freud. Il le fait dans deux occurrences qui ne sont pas sans rapport puisqu’il s’agit dans le premier cas de la relation du signifiant à l’objet de jouissance et dans le second du rapport du langage avec la jouissance et le corps. Le 16 novembre 1966 [22] il parle effectivement de son invention de l’objet a. Et plus tard à propos du champ de la jouissance, qui est, dit-il, aux limites de ce qu’il peut dire, il évoque « l’os du gravitationnel » et précise l’état de chantier ouvert dans lequel se trouve son entreprise :

Pour ce qui est du champ de la jouissance — hélas, qu’on n'appellera jamais, car je n’aurais sûrement pas le temps même d’en ébaucher les bases, le champ lacanien, mais je l’ai souhaité. [23]

Lorsque Lacan se tourne vers les auteurs chinois, c’est toujours de la place de psychanalyste. Il ne cesse de le marteler :

La tenue d'une certaine place, celle, je le souligne, cette place n'est autre — je le souligne parce que je n'ai pas à l'énoncer pour la première fois, je passe mon temps à bien répéter que c'est de là que je me tiens — de la place que j'identifie à celle d'un psychanalyste. [24]

Et il se tourne vers le chinois à chaque fois qu’il navigue au plus près des limites de la pensée et de son élaboration. Lorsqu’il interroge le sens et la singularité de l’expérience analytique et la position de l’analyste. C’est vrai en particulier de Mencius :

Eh bien, donc je dois rappeler ceci.

Puis-je dire décemment que je sais ? Je sais quoi ? Parce que, après tout, peut-être, que je me place quelque part dans un endroit que pourrait nous servir à définir le nommé Mencius, dont je vous ai introduit le nom la dernière fois.

Si je sais à quoi m’en tenir, il m fait dire en même temps, que Mencius me protège, que je ne sais pas ce que je dis. Autrement dit, Je ne sais pas ce que je dis, c’est ce que je ne peux pas dire. Ça, c’est la date que marque ceci, qu’il ya Freud, et qu’il a introduit l’inconscient. [25]

Lacan « invite » Mencius une première fois au Banquet de son Séminaire L’éthique de la psychanalyse en 1960. Mais l’invitation se fait discrète. Quelques allusions sibyllines, quelques lignes :

Je vous ai parlé tout à l'heure de Mencius. Après avoir tenu ces propos que   vous auriez tort de croire optimistes sur la bonté de l'homme, il explique très bien comment il se fait que ce sur quoi on est le plus ignorant, c'est sur les lois en tant qu'elles viennent du ciel, les mêmes lois qu'Antigone. Sa démonstration est absolument rigoureuse, mais il est trop tard pour que je vous la dise ici. Les lois du ciel en question, ce sont bien les lois du désir. [26]

Autrement dit les lois du langage. Mais il ne développe pas plus devant son auditoire. La relation entre Lacan et Mencius reste pour ainsi confidentielle. C’est un aparté. Mencius est là pour Lacan, à ses côtés, comme plus tard en 1971 dans sa confrontation aux linguistes, en soutien de son discours lorsqu’il touche aux limites vertigineuses. C’était le cas en 1960. Mencius intervient dans le cadre d’une réflexion sur l’éthique de la psychanalyse et de la dimension tragique de l’expérience psychanalytique sur fond de la belle étude consacrée à l’Antigone de Sophocle. Antigone qui se tient, dit Lacan, à

Cette limite, cet ex-nihilo [… ] qui n'est rien d'autre que la même coupure qu'instaure dans la vie de l'homme la présence même du langage.

Cette coupure, elle, est manifeste à tout instant par là, que le langage scande et coupe tout ce qui se passe dans le mouvement de la vie. [27]

Antigone se présente comme αντόνομος, pur et simple rapport de l'être humain avec ce quelque chose dont il se trouve être miraculeusement porteur, à savoir la coupure signifiante qui lui confère le pouvoir infranchissable d'être, envers et contre, tout ce qu'il est. []. C'est pour autant qu'Antigone mène jusqu'à la limite l'accomplissement de ce qu'on peut appeler le désir pur, le pur et simple désir de mort comme tel. Ce désir elle l'incarne. [28]

Elle occupe cette place de l’entre-deux — entre le ming et le xing  ? Cette place, ce point du surgissement du désir que Lacan appelle désir pur – xin  ? Mais Antigone dans sa beauté éclatante, incarne aussi la figure de la métaphore. La métaphore de la métaphore, la métaphore pure. L’éclat de la beauté oui, mais aussi beauté aveuglante pour le spectateur qui ne voit pas qu’au-delà il n’y a rien, rien de saisissable. La source de la métaphore échappe à son procès de création. La beauté est un voile qui couvre l’horreur, de même que le masque sidérant de la tête de Méduse cache l’informe qu’il recouvre et protège de l’effroi.

Et Lacan de s’interroger sur le devenir analyste :

Je pose la question — la terminaison de l'analyse, la véritable, j'entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas, à son terme, affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? C’est proprement ceci que Freud, parlant de l'angoisse, a désigné comme étant le fond où se produit son signal, à savoir cette Hilflosigkeit, la détresse, où l'homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort — mais au sens que je vous ai appris à la dédoubler cette année n'a à attendre d'aide de personne.

Au terme de l’analyse didactique, le sujet doit atteindre et connaître le champ, le niveau de l'expérience du désarroi absolu, au niveau duquel l'angoisse est déjà une protection. [29]

Est-ce le sens de l’appel à la protection de Mencius ? Lacan a souvent évoqué sa solitude et son impression d’exil y compris et surtout dans sa relation à la psychanalyse « aussi seul que je l’ai toujours été dans ma relation à la cause psychanalytique » écrira-t-il dans l’acte de fondation de son École. Il aura vécu certains événements comme une exclusion, voire une excommunication. C’est dans de telles circonstances que souvent il se tournera vers le chinois et qu’il a travaillé avec François Cheng qui a lui connu le désespoir de l’exil et une intense solitude. Lorsque ce dernier mettra un terme à leur collaboration, Lacan s ‘exclamera « Mais que vais-je devenir ? ». Il lui dira aussi :

Voyez-vous, notre métier est de démonter l’impossibilité de vivre, afin de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l'extrême béance, pourquoi ne pas l’élargir encore au point de vous identifier à elle ? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le vide est Souffle et que le souffle est métamorphose, vous n’avez de cesse que vous n’aurez donné libre cours au souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas crevée… Ce jour-là, Lacan m’a rendu ma liberté, il m’a rendu libre. [30]

Ces propos entrent en résonance avec certaines de ses analyses étrangement occultées comme celle-ci :

Le redoutable inconnu au-delà de la ligne, c’est ce que, en l’homme, nous appelons l’inconscient, c’est-à-dire la mémoire de ce qu’il oublie. Et ce qu’il oublie — vous pouvez voir dans quelle direction — c’est ce à quoi tout est fait pour qu’il ne pense pas — la puanteur, la corruption toujours ouverte comme un abîme — car la vie, c’est la pourriture.

[…]

Qu’y a-t-il au-delà de cette barrière ? N’oublions pas que si nous savons qu’il y a barrière et qu’il y a au-delà — ce qu’il y a au-delà, nous n’en savons rien. [31]

Tout en faisant ce travail je me suis demandé si l’écriture chinoise, voir Mencius, n’était pour Lacan un Nom-du-Père, ou sa suppléance, un sinthome.


Le deuxième point d’achoppement concerne l’intitulé même du colloque, la nature de l’être parlant chez Mencius et Lacan. Le motif en a été donné par une phrase de Lacan dans Un discours qui ne serait pas du semblant :

Le langage, voilà ce qui fait xing, la nature. En effet cette nature n’est pas, au moins dans Meng-tzu, n’importe quelle nature, il s’agit justement de la nature de l’être parlant, celle dont, dans un autre passage, il tient à préciser qu’il y a, entre cette nature et la nature de l’animal, une différence infinie, et qui peut-être celle qui est définie là. [32]



Problème de traduction

Le texte n’est pas sans équivoques surtout dans ce passage déjà souligné :

Le langage, ce qui fait xing , la nature.

Entend-il nature ? Signe ? Structure ? Les trois sens sont possibles et d’autres encore selon le contexte. Cela pose alors la question du mode de lecture et des choix de traduction de Lacan d’autant qu’il dit du texte de Mencius que « c'est un collage, les choses se suivent, comme on dit, et ne se ressemblent pas. » L’aurait-il lu comme un collage surréaliste dont on sait qu’il a la connaissance et l’expérience ? L’usage du terme, à côté de celui de montage n’est pas rare chez lui, par exemple lorsqu’il traite de la structure également ternaire des pulsions. Il serait même possible d’y reconnaître la triade de Mencius : ming pour les représentants de la représentation, le versant signifiant de la pulsion, xing pour le quantum d’affect et xin pour la conjonction-disjonction des deux précédents, la charnière ou le littoral entre les deux.

Lacan jongle en virtuose avec le lexique de Mencius. Les termes de xing, ming et xin resteront dans une certaine indétermination et connaîtront des variations et des modulations quant à leur sens. Je ne lis pas le chinois. Je ne puis donc pas trancher. Dans ce cas on se débrouille comme on peut. Lorsque je me heurtais à des difficultés de traduction il m’arrivait de comparer des traductions différentes d’un même texte. Les écarts sont souvent éloquents et instructifs. Dans le cas Mencius mes recherches ont été limitées, c’est vrai. Malgré tout je n’ai pas trouvé concernant la phrase en question de traduction qui irait de quelque manière dans le sens de Lacan. Je n’ai pas pu non plus constater d’écarts significatifs entre les différentes versions de traduction françaises et anglaises. Lacan semble procéder à des tours de force, des sauts, voire à une interprétation où il tire Mencius de son côté. À moins qu’il le déduise non pas du texte, mais eu égard à la pratique de discours de l’éducateur et de l’homme politique qu’était aussi Mencius. Mais là, je spécule et la question de cette traduction lacanienne reste ouverte.


Xing

Je suis également incompétent pour dire quelque chose concernant le xing dans le sens de “nature”. A fortiori concernant un écrit du IVe siècle avant notre ère et la cosmogonie qu’il suppose. Peut-être que les Chinois contemporains se heurtent à la même difficulté. Ils nous le diront.

Xing est–il à entendre comme synonyme de réalité naturelle ou au sens d’essence ? Lacan semble jongler entre les deux, mais les deux sont pour lui de toute façon des semblants. Le xing chez Mencius est traduit par “nature”, “donnée originelle”, “natures of things” en anglais. Quelques lectures récentes et des échanges avec Guy Flecher montrent néanmoins qu’il a peu à voir avec ce que nous entendons généralement sous ce terme de nature, du moins dans sa version substantialiste cartésienne, pour faire court. Quoi qu’il en soit, il demeure chez nous aussi une notion particulièrement polysémique et polémique, y compris en psychanalyse. Il a une histoire et il est même le produit de l’histoire ; c’est un semblant dirait Lacan. Son sens n’est pas unilatéral et reste chargé de mystère. Il reste, Comme dit au début, un concept-valise. On peut Toutefois se risquer à rapprocher le sens de xing de celui de la phusis de Aristote pensée sur le modèle de la réalité organique du vivant et du mode de production de l’artisan. En chinois les métaphores végétales abondent ainsi que celles qui impliquent une idée de mouvement de spontanéité, de dynamisme, de développement de cycles transformation, de croissance de création, Guy Flecher me répondit lors d’un échange « N'oublie pas : ça s'écrit avec le radical du cœur (en fait, tout ce qui a trait à la pensée, à la psyché, à l'âme…) et le sème de la vie qui naît sheng  dont les sens sont : engendrer ; donner naissance (le jour) à ; accoucher de ; pousser ; croître ; vivre ; exister ; vie ; allumer (un feu) ; naître ; se produire ; se former ; croître ; mettre au monde ; vivre ; durée de vie ; vivant ; les êtres vivants ». Ne faut-il donc pas entendre xing dans le sens du vivant ?

Lacan pense lui aussi certainement à la chair du corps et au mystère du vivant. « On ne sait pas ce que c’est qu’un corps vivant. C’est une affaire pour laquelle nous nous en remettons à Dieu » [33] pour ne citer qu’une de ses nombreuses citations concernant la vie qui parsèment son enseignement depuis les premiers Séminaires. Sa position est proche de celle de Heidegger :

De tout étant qui est, l’être vivant (das Lebenwesen) est probablement pour nous le plus difficile à penser, car s’il est d’une certaine manière, notre plus proche parent, il est en même temps séparé par un abîme de notre essence ek-sistante. En revanche, il pourrait sembler que l’essence du divin nous fût plus proche que cette réalité impénétrable des êtres vivants ; j’entends : plus proche selon une distance essentielle, qui est toutefois, en tant que distance plus familière à notre essence ek-sistante que la parenté corporelle avec l’animal, de nature insondable, à peine inimaginable. [34]


Infime ou infini

Ce qui nous renvoie à l’autre litige de traduction. Lacan lit dans Mencius infini là ou ce dernier aurait écrit infime. Mais l’infime, comme l’immense, ne se caractérise-t-il précisément pas par son indétermination ? Quelle différence entre la fourmi et l’entomologiste qui se penche sur la fourmilière pour déchiffrer son système de communication et la « perfection » de son organisation sociale ? La fourmi voit peut-être l’entomologiste mais ne le regarde pas. Si quelque chose incitait la fourmi à se pencher à son tour sur l’entomologiste il en serait peut-être fini de la transparence du système de communication et l’organisation de la fourmilière en serait perturbée. Avec ce « je-ne-sais-quoi » la fourmi serait, comme dit, Heidegger « cet étant pour qui il y va dans son être de son être ». Ce qui est le cas du Dasein, c’est-à-dire de l’humain voué au discours.

Le discours comme suppléance au « il n’y a pas de rapport social » comme la parole est une suppléance au « il n’a pas de rapport sexuel ». Lacan ramassera ce parallèle le 10 mai 1967 dans une formule d’une concision extrême mais magistrale « l’inconscient c’est la politique ». C’est là peut-être aussi une autre des raisons souterraines de la présence de Mencius auprès de Lacan, à côté de Freud et de Marx. D’autant que nous avons déjà vu que Mencius fut appelé la première fois par Lacan sur fond d’une réflexion éthique et à l’occasion du conflit entre Créon et Antigone qui était aussi un débat politique sur le bien de la Cité.


Infini ou infime ? L’infime de la différence, c’est ce presque rien de la limite invisible. C’est la différence même, la différence absolue du trait unaire comme l’essence du signifiant. L’infime/l’infini se situe quelque part, entre le -∞ et le +∞, dans l’intervalle du 0 et du 1, dans « l’inter » du signifiant. Une différence qui a la consistance et l’épaisseur du fil du ciseau, de

L’effet de cisaille que le langage apporte dans les fonctions de l’animal qui parle : par tout cet étagement de structure que j’ai décrite sous leur nom le plus commun, car elles s’appellent la demande et le désir, en tant qu’elles remanient radicalement le besoin. Ainsi proprement se conçoit la succession de ces phases diversement interférentes que Freud a isolées comme pulsions [] Freud montre que ces effets de cisaillement sont majeurs dans ce qu’on doit appeler la pratique sexuelle de l’être parlant.

Là aussi on pourrait s’exercer à faire jouer le lexique de Mencius pour nous donner une idée de la liberté d’usage qu’en fait Lacan et la variation des sens qu’il est susceptible de leur accorder : Ming pour la demande, xing pour le besoin et xin pour ce qui surgit de leur écart, le désir.



Les « petits cailloux » sur le chemin du Séminaire XVIII

Arrêtons-nous un moment. En effet il me semble nécessaire de repréciser, les étapes de l’introduction par Lacan des termes xing, ming, et xin. Il faudrait en reprendre le cheminement pas à pas, en essayant d’en suivre les méandres, les allers et retours, et revirements, les hésitations, les forçages. Lacan ici ne trouve plus comme il avait l’habitude de le dire en citant Picasso, il cherche, il tourne en rond comme il dira au détour d'une phrase. Je me contenterai ici d’en poser les jalons. Un petit guide de lecture en somme à mon usage et au vôtre si vous le voulez. Je soulignerai de gras les passages qui me paraissent les plus significatifs et ne relèverai que quelques traits parmi les plus saillants à mes yeux.


Première apparition du mot xing — page 51

Le xing

[…] C’est la nature. C’est cette nature dont vous avez pu voir que je suis loin de l'exclure dans l'affaire. Si vous n'êtes pas complètement sourdingues, vous avez quand même pu remarquer que la première chose qui valait la peine d'être retenue dans ce que je vous ai dit dans le premier entretien, c'est que le signifiant, il cavale partout dans la nature. Je vous ai parlé des étoiles, des constellations plus exactement, puisqu’il y a étoile et étoile. Pendant des siècles, quand même,  le ciel, c'est ça ⎯ c'est le premier trait, celui qui est au-dessus, là qui est important. C'est un plateau, un tableau noir. On me reproche de me servir du tableau noir. C'est tout ce qui nous reste comme ciel, mes bons amis, c'est pour ça que je m'en sers, pour mettre dessus ce qui doit être vos constellations.

Il faudrait évidemment lire ce passage au plus près, notamment la comparaison du ciel et du tableau noir qui recèle tout le changement de la conception du signe. Nous ne lisons plus dans les étoiles les signes de notre destin et somme voué à l’écriture. Certes tout peut être signe, la « pierre de rosette » trouvé dans le sable, comme les craquelures de la carapace des tortues, les dessins laissés par le vent sur le sable, les entailles sur le rocher, le tonnerre… Il faut souligner que Lacan glisse subrepticement du xing/signe au signifiant dont on sait qu’il le démarque nettement et sans ambiguïté du signe — Il faudrait du temps pour y revenir… Peut-être pendant la discussion ? — Il nous renvoie à la séance d’ouverture du Séminaire où il affirme (pages 16 et suivantes)  :

Car les signifiants, je vous le dis, sont répartis dans le monde, dans la nature, ils sont là à la pelle. Pour que naisse le langage — c'est déjà quelque chose d’en amorcer la question — il a fallu que quelque part s'établisse ce quelque chose que je vous ai déjà indiqué à propos du pari de Pascal, nous ne nous en souvenons pas. L'ennuyeux de supposer cela, c’est que cela suppose déjà le fonctionnement du langage, parce qu’il s’agit de l’inconscient. L’inconscient et son jeu, cela veut dire que, parmi les nombreux signifiants qui courent le monde, il va y avoir en plus le corps morcelé. [35]

La nature dont il est question c’est le monde ouvert dans lequel nous habitons tressé par le langage, ravinée par le signifiant, un monde caractérisé par une structure de renvoi, l’articulation en tant que telle, l’intervalle entre les éléments, « l’intersignifiance », la différence pure qui est au fondement de toutes les différences et qui fait trou dans la structure. Il le souligne avec force un an plus tôt à l’occasion de la formalisation des quatre discours :

Les discours dont il s’agit ne sont rien d’autre que l’articulation signifiante, l’appareil, dont la seule présence, le statut existant, domine et gouverne tout ce qui peut à l’occasion surgir de paroles. Ce sont des discours sans la parole, laquelle vient s’y loger par la suite. [36]

Pensait-il peut-être à Heidegger ? On peut le croire à entendre certains de ses propos qui résonnent fortement avec la distinction introduite par le philosophe entre die Rede (le discours) et die Sprache (la parole) dans Sein und Zeit, die Rede étant au fondement et la condition du langage articulée et de la parole. Dans ses Prolégomènes de 1925 il écrit :

Il y a le langage parce qu’il y a le discours.

Et dans le chapitre 34 de Sein und Zeit qui a pour titre « Dasein und Rede. Die Sprache » :

Le fondement ontologico-existential de la parole est le discours.

Le discours est selon lui l’articulation « signifiante » de la « compréhensivité » de l’être-au-monde. Il n’est rien d’autre que l’articulation préalable du système des rapports de signifiance qu’est le « monde ». Il co-constitue l’ouverture de l’être-au-monde parce qu’il est préformé en sa structure propre par cette constitution fondamentale du Dasein. Le discours est, en tant que véritable origine du langage, un pur système, une structure de renvoi (Verweisungzusammenhang) de quelque chose à quelque chose d’autre.

Et Lacan toujours dans L’envers de la psychanalyse :

[…] Du discours comme une structure nécessaire qui dépasse de beaucoup la parole, toujours plus ou moins occasionnel. Ce que je préfère… c’est un discours sans parole. [37]

Et sur le versant de la psychanalyse proprement dit, il pensait peut-être au discours du psychanalyste. Le psychanalyste y occupe la place silencieuse et vide de l’objet a, cause du désir et source de surgissement de la parole de l’analysant. Ou encore au désir de l’analyste définit dans les dernières lignes du Séminaire XI :

Le désir de l’analyste n’est pas un désir pur. C’est un désir d’obtenir la différence absolue, celle qui intervient quand, confronté au signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en position de s’y assujettir. [38]

Le signe n’est pas le signifiant. Le signifiant c’est le signe effacé. Il renvoie à un autre signifiant. Il suppose une structure et « structure veut dire langage » dit Lacan qui ajoute :

La structure, elle, n’est pas près de passer parce qu’elle s’inscrit dans le réel, ou plutôt qu’elle nous donne une chance de donner un sens à ce mot de réel, au-delà du réalisme qui, socialiste ou non, n’est toujours qu’un effet de discours.

La référence au « tonnerre » (p. 15) est à cet égard à méditer.

Il n'y a pas de Nom-du-Père tenable sans le tonnerre, dont tout le monde sait très bien que sait un signe, même si on ne sait pas le signe de quoi c’est. C’est la figure même du semblant.

Il ajoute aussitôt

Le signifiant est identique au semblant.

« Tout le monde sait », c’est-à-dire tout le monde partage ce savoir, cette croyance indéracinable au signe qui fait la fortune des religions. C’est la croyance et le doute de cette figure du théologien qu’est l’obsessionnel qui, dans son parcours métonymique de signifiant en signifiant est à la quête du signe de l’objet dont le signifiant est précisément l’effacement. Il cherche désespérément à faire de tout signifiant un signe de l’objet supposé perdu. Ce n’est pas par hasard que Freud ait fait le parallèle entre la névrose obsessionnelle et la religion. Lacan lui-même a reconnu la filiation de son Nom-du-Père avec la religion monothéiste et notamment chrétienne. La logique du signifiant vient battre en brèche ce fétichisme du signe et son équivalence au signifiant. Et la question du père surgit en psychanalyse précisément sur fond de la mort de Dieu qui caractérise la modernité occidentale [39]. Le Nom-du-Père n’est qu’un nom, un signifiant. « Dieu symptôme, dieu totem » [40] Lacan reviendra sur cette question à la fin du séminaire.


Introduction du ming — page 52

À côté du xing, de la nature, sort tout d’un coup celle du ming, du décret du ciel.

Ce n’est pas par hasard que surgit à ce propos la référence à la révolution du symptôme de Freud et… de Marx. Et qu’est évoqué « en passant » le plus-de-jouir à l’occasion de très curieux petits tours de jonglerie entre le xing et le ming. Il y revient page 75.

Cette balance se fait entre le xìng, cette nature telle qu'elle est, par l'effet du langage, inscrite dans cette disjonction de l'homme et de la femme, et d'autre part le c'est écrit, ce ming cet autre caractère dont je vous ai déjà une première fois montré ici, la forme qui est celui devant lequel la liberté recule.

Lacan reste ici muet devant le plus difficile, le fléau de la balance. À mon sens il le nomme en chinois.


Xin — page 36

Je donne un exemple dans Mencius, […] IL y a un type qui est son disciple et qui commence d'énoncer des choses comme ceci - Ce que vous ne trouvez pas du côté du yen (c'est le discours) — ne le cherchez pas du côté de votre esprit. Je vous traduis par esprit le caractère xīn , qui veut dire le cœur, mais ce qu'il désignait, c'était bel et bien l'esprit, le Geist de Hegel. Mais enfin cela demanderait un tout petit peu plus de développement.

En effet, mais Lacan ne fera pas. Je serai à mon tour très succinct. Le texte est pour moi d’une obscurité absolue. Je compte sur l’excellent travail de Yan Helai pour nous éclairer. De mon côté Je m’attarderai brièvement sur la référence à Hegel que Lacan connaissait. Peut-être directement, mais certainement grâce à l’étude de Kojève. Lacan citait souvent Hegel et dans ses premiers Séminaire en adoptait la méthode dialectique. Concernant l’Esprit, le Geist, j’irai à l’essentiel et je resterai donc plus que schématique. C’est peu dire, vu la complexité du concept et l’allusion très évasive qu’en fait ici Lacan. L’esprit, c’est le déploiement des figures historiques de la relation de l’en-soi et du pour-soi ; du sujet et de l’objet ; du Ding, la chose, et du Ich, le je ; du savoir et de la vérité. L‘Esprit c’est le développement de « l’identité de l’identité et de la non-identité », de l’auto-résorbtion de la différence, au cours du processus historique, dans la figure dominicale du savoir absolu.

Pour un hégélien la différence est certes division (entzweiung) qui fait le malheur de la conscience et la tragédie de l’histoire mais elle est pensée en terme de négativité négatrice positive et de contradiction surmontable. Lacan n’est en ce sens pas Hégélien. L’aliénation signifiante et la séparation sont deux versants indissociables et irréductibles et l’esprit le rapport incommensurable. La division est constitutive du sujet « C’est de sa partition que le sujet procède à sa parturition ». [41]



« La nature de l’être parlant »

La lecture de Lacan devrait nous inciter, en dehors de raisons didactiques, à abandonner cette formulation et la conception traditionnelle de l’universalité qu’elle implique. Tout le développement du séminaire XVIII est une remise en cause de l’usage aussi bien de être que de nature et d’essence. C’est particulièrement vrai dans les passages où il est question du rapport sexuel et surtout de La femme

Est-il besoin d'indiquer que le rapport de l'homme et de la femme, en tant qu'il est radicalement faussé de par la loi, la loi dite sexuelle, laisse quand même à désirer qu’à chacun il y ait sa chacune pour y répondre ? Si cela arrive, qu’est-ce qu’on dira ? Non pas certes que c'était là chose naturelle, puisqu'il n'y a pas à cet égard de nature, puisque la femme n'existe pas. (p. 74)

Il n'y a pas d'universel de la femme. (p. 69)

Pour dire le mot, la femme, en l'occasion comme ce texte est fait pour le démontrer, la femme, je veux dire l’en-soi de la femme, la femme comme si l'on pouvait dire toutes les femmes, La femme, j'insiste, qui n'existe pas, c'est justement la lettre -— la lettre en tant qu’elle est le signifiant qu'il n'y a pas d'Autre, S(A). (p. 108)

Il serait peut-être plus juste de parler de parlêtre, néologisme crée par Lacan un peu plus tard. Il n’y a d’être, de sens de l être, d’exigence de l’être [42] que pour un parlant. Lacan se réfère souvent à Heidegger qui lui-même s’appuie sur Guillaume de Humboldt

C’est bien la parole (Sprache) qui rend l’homme capable d’être le vivant qu’il est en tant qu’homme ? L’homme est homme en tant qu’il est celui qui parle [] C’est la parole (Sprache) qui fait l’homme, qui le rend homme. Dans une telle pensée l’homme serait un produit de la parole. [43]

Et Lacan dans ses Écrits :

L'homme parle donc, mais c'est parce que le symbole l'a fait homme. [44]

Lacan privilégiera le terme de parlêtre comme Heidegger celui de Dasein à ceux d’homme et d’être humain, précisément pour éviter de parler en terme de nature et d’essence. Donc, non pas nature, mais structure du parlêtre. Et là aussi il faut rester prudent, car Lacan n’entend pas ici structure au sens des structuralistes et des linguistes qu’il écharpe. La structure de Lacan est trouée. Il serait donc plus juste de dire a-structure. Le a est à entendre ici à la fois comme le a privatif et que le a de l’objet a. Le a privatif qui indique que la structure a un vice, une béance, un point de surgissement occultée par les structuralistes.

Ce point d’où surgit qu’il y a du signifiant est celui qui, en un sens, ne saurait être signifié. C’est ce que j’appelle le point manque-de-signifiant. [… ] C’est un manque auquel le symbole ne supplée pas. Ce n’est pas une absence à laquelle le symbole puisse parer. [45]

Ce point-manque désignera tout autant le hile, le point d’insertion ombilical de l’Autre dans le corporel. Lacan va le distinguer comme manque radical. Un manque radical qui est dit Lacan, le propre, de l’être au monde de l’homme. L’objet, qui vient se loger dans cette vacuole - os de la structure.

L'être est un effet du langage et la jouissance son produit, son reste. Parlêtre renvoie donc à l'impossible articulation du mot et de la chose du sens et du hors sens, du savoir et de la jouissance, du savoir et de la vérité, de l’homme et de la femme.

C’est dans « Lituraterre » que viendra à cette place la lettre comme l’écriture de l’intraçable littoral qui unit et sépare le savoir et la jouissance. L’épissure, le pli erratique du vivant et du parler. À l’être succède la lettre, dit Lacan.


Je vous propose quelques SCHÉMAS : qui pourront éventuellement être commentés et discutés ensemble :




20 mars 2010

Les termes chinois ont été précisés dans ce travail  avec l’aide de Guy Flecher

ferdinand.scherrer@wanadoo.fr

 

DU TRAIT UNAIRE À LA LETTRE

DE SHITAO À MENCIUS

OU

L’OS EXTIME DU LANGAGE [1]


Ferdinand Scherrer

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Ce texte était destiné à être présenté lors du colloque qui s’est déroulé à Chengdu (Chine), du 23 au 25 avril 2010, et dont le titre était : « De la nature de l’être parlant ».

Mais la « nature » d’un volcan islandais a rendu impossible à l’auteur de se rendre à Chengdu pour y prononcer son texte.

Ce texte diffusé au préalable, tant en français qu’en chinois, est le pré-texte à celui que devait prononcer l’auteur lors du colloque :

« Du signe, de la métaphore et du symptôme »

qui se trouve sur ce site par ici.

En chinois : 符号、隐喻和症状 :

qui se trouve sur ce site par ici.

La publication conjointe sur ce site des textes de Patrick Gauthier-Lafaye Ferdinand Scherrer et Guy Flecher est heureuse. Elle signe le souffle de travail qui a animé ce groupe au fil des mois, dans la perspective d’un voyage… qui n’a pu avoir lieu !

G.F.

[1] Ce qui va suivre sont les étapes d’une pérégrination de découvertes. Le texte garde la marque de mes balbutiements interrompus par l’urgence des échéances du colloque.


[2] in A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Éditions du Seuil, 1997, p. 33.



[3] Lacan J., Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 724.














































































[4] C’est moi qui ajoute ici.

[5] Lacan J. (1971). D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006,20 janvier 1971, p. 52.





[6] Lacan J., Intervention qui a eu lieu le 21 avril 1971 à Tokyo, dans les locaux de l’éditeur Kobundo, qui a publié la traduction japonaise des Écrits, et à l’occasion d’une rencontre organisée par le Pr. Takatsugu Sasaki, avec l’équipe de traducteurs qu’il avait réunis autour de lui pour les Écrits. La transcription de cette intervention du Dr Lacan a été établie, à partir d’un enregistrement aujourd’hui perdu, par M. Philippe Pons, correspondant à Tokyo du journal Le Monde. C’est grâce au Pr. Sasaki qui a conservé cette transcription que ce document nous est parvenu. Ce texte a été traduit en japonais par le Pr. Sasaki, qui l’a fait publier sous le titre de « Discours de Tokyo », conjointement avec la traduction de « Radiophonie » réalisée par M. Takuhiko Ichimura, dans un livre édité en 1985 par Kobundo, et intitulé « Discours de Jacques Lacan ». 

[7] Lacan J. (1975-1976). Le sinthome, Le Séminaire livre XXIII, Paris, Éd. du Seuil, 2005, p. 149.

















































[8] Lacan J. (1975-1976). Le sinthome, op. cit., p. 145.
J. Lacan aurait tout aussi bien pu ici évoquer la triade xing, ming, xin. Mais, depuis l’introduction du nœud borroméen il ne se réfère plus au chinois, ni à Mencius.
















[9] Ibid., p. 149.


























































[10] C’est moi qui souligne.




















[11] J. Lacan (1968-1969) D'un Autre à l'autre, Le Séminaire livre XVI, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 24.


































[12] Lacan J., Intervention du 21 avril 1971 à Tokyo citée supra.






















































[13] Lacan J., Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama (en italien), à Rome, le 21 novembre 1974. Cet entretien a vraisemblablement eu lieu en français, a été traduit en italien.












[14] Lacan J., Intervention du 21 avril 1971 à Tokyo citée supra.











[15] Freud S. (1900). L'interprétation des rêves, Paris, PUF, 2004, p. 578.


[16] Il vient dans la foulée du précédent, L’envers de la psychanalyse, où sont exposés les quatre discours. Le clin de l’œil de J.A. Miller est à cet égard significatif en mettant sur la page de couverture de ce dernier la photo de Daniel Cohn-Bendit face à un policier lors d’une manifestation de 1968 en France et sur le suivant, à une époque où ses fidèles partisans et certains de ses meilleurs élèves et de ses proches brandissaient le petit livre rouge de Mao, le portait de l’Empereur de Chine Kangxi comme l’incarnation de la figure du maître. On peut peut-être considérer, à titre d’hypothèse à vérifier, ces deux Séminaires comme une parenthèse et une transition entre d’un Autre à l’autre… et… ou pire où naît le nœud borroméen.

[17] Lacan J. (1966). « De nos antécédents », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 67-68 : « cette reprise par l'envers du projet freudien où nous avons caractérisé récemment le nôtre. »

[18] Lacan J. (1953-1954). Les écrits techniques de Freud, séance du 18 novembre 1953. Le Séminaire livre I, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 7.






[19] Lacan J. (1971). D'un discours qui ne serait pas du semblant, p. 36.




















[20] Ibid. p. 47. C’est moi qui souligne.



















[21] Lacan J. (1980), « Le Séminaire de Caracas », L'Âne, 1981.










[22] Lacan J. (1966-1967). La logique du fantasme, séminaire inédit.






[23] Lacan J. (1969-1970). L'envers de la psychanalyse, op. cit.






[24] Lacan J. (1971). D'un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 42.











[25] Ibid., p. 44.












[26] Lacan J. (1959-1960). L'éthique de la psychanalyse, Le Séminaire livre VII, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 375.












[27] Ibid., p. 325.








[28] Ibid., p. 328.
























[29] Ibid., p. 351.

















[30] François Cheng, in L'Âne, n° 25, février 1986. Consultable sur ce site













[31] J. Lacan (1959-1960), L'éthique de la psychanalyse, Le Séminaire, Livre VII, Le Seuil, 1986, p. 272. 
Et dans la séance du 17 décembre de R.S.I. il parle de la vie comme désignant le trou du Réel. Inédit.







[32] Op. cit., p. 58.














































































[33] J. Lacan (1976-1977), L'insu que sait de l’Une-bévue s’aile à mourre. Le Séminaire, Livre XXIV,. In L’Unebévue, n° 21, Paris 2003-2004, p. 106.







[34] Martin Heidegger, Wegmarken, Frankfut am Main, 1967,  p.157-58.








































































































[35] Lacan pense-t-il ici au corps pulsionnel sur fond de la théorie de la prématuration de Bolk ?








[36] Lacan J., L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 194. Souligné par moi.
























[37] Op. cit., p. 11.







[38] Lacan J., Les quatre concepts de la psychanalyse, livre XI, 1964, Seuil 1973.






[39]« Ce que Freud propose devant nous par son mythe, et son mythe n'est tout de même pas là, dans sa nouveauté, sans avoir été par quelque biais exigé. Par quoi il est exigé, ce n'est pas bien difficile de le voir.
Si le mythe de l'origine de la loi s'incarne dans le meurtre du père, c'est de là que sont sortis ces prototypes qui s'appellent successivement l'animal totem, puis tel Dieu, plus ou moins puissant, plus ou moins jaloux, en fin de compte le Dieu unique, et Dieu le Père ; le mythe du meurtre du père, c'est bien le mythe d'un temps pour qui Dieu est mort.
Mais si Dieu est mort pour nous, c'est qu'il l'est depuis toujours, et c'est bien là ce que nous dit Freud. Il n'a jamais été le père que dans la mythologie du fils, c'est-à-dire celle du commandement qui ordonne de l'aimer, lui le père, et dans le drame de la passion qui nous montre qu'il y a une résurrection au-delà de la mort, c'est-à-dire que l'homme qui a incarné la mort de Dieu est toujours là ». in L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p.  209.
[40] Id. p. 213.





























[41] Écrits, op. cit.,  p.  843.


















[42] Interview à la Radio Télévision Belge Lacan accorda à la suite de la publication des Écrits. Cette transcription fut pour la première fois publiée en 1982 dans Quarto n° 7, pages 7-11.

[43] Heidegger Martin, Acheminement vers la parole, Telgallimard, 1976, p. 13 et 16.
[44] Lacan J., Écrits, Seuil, 1966, p. 276.






[45] Lacan J. L’angoisse livre X, 1962-1963, Seuil 2004, séance du 30 janvier 1963 ; pp. 155-172.
























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