En exergue de cette intervention, deux citations. Dans la suite du commentaire de Guy Flecher, le rappel de ce qu’après un minutieux déchiffrement, Lacan « se permet de reconnaître » dans la phrase de Mengzi :
C’est là que je permets en somme de reconnaître que, pour ce qui est des effets du discours, pour ce qui est dessous le ciel, ce qui en ressort n’est autre que la fonction de la cause, en tant qu’elle est le plus-de-jouir.
Vous avez deux façons de vous référer à ce texte de Mengzi […]
J. Lacan, 17 février 1971
Et un aperçu des coulisses (mais il n’y a pas d’autre scène que ces coulisses) de son enseignement : la fabrique d’un mathème :
Je crois quand même qu’il y a un point – et c’est là ce que personne n’a dit – où moi aussi, j’ai fait de vrais mathèmes. Seulement comme personne ne l’a dit, je ferai ça à la prochaine occasion puisque je reprends, hélas, mon séminaire […] cette année, je suis vraiment poussé (c’est moi qui me pousse, bien sûr) dans le coin, je veux dire que ce que j’essaie, c’est tout de même de me rendre compte
si l’inconscient, c’est bien ce qu’a dit Freud.
Il est certain que… je vais commencer : l’Unbewusst qu’il appelle ça ! Il a ramassé ça dans le cours d’un nommé Hartmann qui ne savait absolument pas ce qu’il disait, et ça l’a mordu, l’Unbewusst.
Et alors comment est-ce que je traduis ça ? Je traduis ça comme ça par une sorte d’homophonie. C’est très bizarre que je me le permette ; c’est une méthode de traduire, après tout, comme une autre !
Supposez que quelqu’un entende le mot Unbewusst répété 66 fois et qu’il ait ce qu’on appelle une oreille française. Si ça lui est seriné bien sûr, pas avant, il traduira ça par une bévue. D’où mon titre, où je me sers du « du » partitif, et je dis qu’il y a « de l’une bévue » là-dedans.
J. Lacan, Clôture des Journées du mathème, 2 novembre 1976
Comment l’esprit vient-il au mot ?
Dans ma proposition à Guy Flecher, j’ai indiqué dans quel esprit j’entendais reprendre, avec lui, cette fameuse « traduction » faite par Lacan d’une phrase de Mengzi : comme un mot d’esprit, justement, sans plus – mais sans moins non plus !
Comment l’esprit vient-il au mot ? Si la pointe d’un mot, c’est le sens qui, allusivement, s’y fait entendre, c’est bien la matière des mots – la motérialité – qui donne à cette pointe la saveur de son mordant. C’est le signifiant qui fait le mot. Comme un lapsus, comme un rêve, un mot, dans la langue française, ça se fait. Qu’on en rie, qu’on en pleure, est une autre histoire : à côté de combien de nos rêves, pourtant faits, sommes-nous passés… ? Il arrivait à Lacan de faire un mot ; dans le fil de son enseignement, il conféra à quelques-uns (« les non-dupes errent », « l’insu que sait de l’une bévue », etc…), la valeur de « vrai mathème ». Mais – Freud le souligne dans son étude sur le Witz – pour qu’un mot produise son effet (effet de mathème, à l’occasion), il y faut une certaine connivence [Übereinstimmung] chez ceux à qui il est adressé. On ne rit pas seul d’un mot.
Il faut impérativement [pour que le mot d’esprit provoque le rire] qu’elle [Freud pose ici une « troisième personne » qui n’est pas celle que vise le mot d’esprit, mais celle à qui le mot est adressé, soit : le public] soit d’accord sur le plan psychique avec la première personne [celle qui fait le mot] au point de disposer des mêmes inhibitions d’ordre intérieur que celles qui, chez la première personne, ont été surmontées par le travail du mot d’esprit [Witzarbeit]. […] Ainsi, chaque [type de] mot d’esprit exige son public propre, et le fait de rire des mêmes mots d’esprit est la preuve d’un accord profond sur le plan psychique. [1]
On ne rit que si, venant au-devant de votre inhibition, un « mot », sans que vous n’y soyez pour rien, l’aura surmontée. Gracieusement. C’est donc dans cet esprit que refaisons, ce soir, cette « traduction », espérant la lueur d’un éclair là où, le plus souvent, se peint une moue sceptique ! Encore faudrait-il, pour que quelque chose comme un éclair ait quelque chance de se produire, que le « travail du mot d’esprit » libère en vous les mêmes « inhibitions d’ordre intérieur », pour reprendre les termes de Freud, que celles qui ont été, chez Lacan, surmontées. Si vous n’y mettez pas du vôtre, autrement dit, l’esprit risque bien de laisser ce mot dans l’état de momie où l’a embaumé la piété lacanienne. Exercice donc à trois : Lacan, Mengzi, et nous.
« Stupéfaction et illumination », c’est à cela, écrit Freud [2], que se repère la venue de l’esprit. Stupéfait, Freud, un jour, s’est reconnu en Œdipe : l’illumination qu’il en reçut soutiendra, le reste de sa vie, l’invention d’une pratique inédite. C’est elle que Lacan ne cessa d’interroger, soutenant, lui, que la structure de ces désirs censurés qui, d’Œdipe en Freud, vous agissent à votre insu, étaient la griffe même de lalangue greffée au corps des humains. Disant cela (disant que les désirs inconscients n’émanaient pas de profondeurs génétiques et muettes, mais du fait qu’un humain ne vit que d’être parlé), il disait faire retour, en le démythologisant, au vif de l’esprit qui avait stupéfait et illuminé Freud. Il soutenait davantage encore : ce que Freud avait dit découvrir – en se faisant l’adresse de ce que disaient, à leur insu, les rêves de ceux à qui il avait affaire, lui-même aussi bien –, Lacan soutenait que d’autres, bien avant lui, en savaient quelque chose. Pour Socrate, il en fit longuement la démonstration ; il la fit d’un mot pour Mengzi.
Un Witz raté
Qu’implique donc, si l’on suit Lacan, que le sage chinois – à qui la méthode scientifique, analytique et « neutre », à laquelle Freud s’efforçait de se tenir était encore plus étrangère qu’au philosophe grec – qu’implique donc que Lacan soutienne que ce sage n’ignorait pas que l’esprit (celui qu’il souhaitait voir venir au prince) soit affaire de langage ? C’est, à mon sens, la question que pose l’exercice auquel, à ce moment de son enseignement, il s’est livré devant son public, et que nous reprenons ce soir [3]. J’ai souhaité cette reprise parce que, voilà près de cinq ans maintenant, ce mot de Jacques Lacan fit tourner court le « chantier » que nous avions ouvert avec François Jullien – « nous » : le petit groupe de celles et ceux qui s’entendaient à « soutenir » l’expérience de Huo Datong à Chengdu.
Un sinologue aussi soucieux de la « pensée chinoise », de son impossible traduction dans la langue de Descartes, pouvait-il accepter de collaborer avec quelqu’un qui prenait fait et cause pour une traduction qu’il qualifiait lui-même d’« irrespectueuse » ? Car c’est bien ainsi qu’à ce moment-là, je « défendais » cette « traduction ». Face à la ferme opposition de F. Jullien, la lecture « irrespectueuse » que j’attribuais à Lacan devint… « faussement respectueuse » [4].
La publication de cette formule équivoque témoigne de mon embarras d’alors. F. Jullien n’avait accepté d’ouvrir avec nous ce « chantier » que sur un thème qui lui tenait à cœur : l’indifférence de la pensée chinoise à la psychanalyse – indifférence dont il trouvait un précédant dans la fin de non-recevoir que la Chine opposa au christianisme que lui prêchaient, dès la fin du XVIe siècle et avec toute la souplesse dont ils étaient capables, les jésuites. Cette proposition de travail nous prenait à revers : la demande adressée à Michel Guibal par Huo Datong était-elle une marque d’indifférence à la psychanalyse ? De malentendu peut-être – sûrement même –, mais d’indifférence... ? Se pouvait-il que cette demande n’en soit pas une ? Là, un certain rapport à Lacan était en jeu. En qualifiant d’« irrespectueuse » cette « traduction » de Lacan, je signifiais qu’avec Lacan – mon Lacan –, j’entendais bien bousculer cette indifférence, la contrecarrer. À F. Jullien, je répondais en quelque sorte : « oui, cette traduction déroge à l’exigence universitaire ; mais elle n’y déroge que parce qu’elle est porteuse d’une autre vérité que vous n’entendez pas, mais que nos amis Chinois, eux, quoi que vous disiez, sont en passe de comprendre ». Il n’y avait, c’est le moins qu’on puisse dire, pas de connivence entre nous. Le Witz était raté…
Une indifférence respectueuse de la lettre
Une soirée fut organisée lors de la sortie de L’indifférence à la psychanalyse, l’ouvrage collectif qui rendait compte d’un premier « tour de piste » de notre groupe avec F. Jullien. On y débattit, à nouveau, des « Propositions » qu’il nous avait faites – de nos réactions, recueillies dans le livre, face à la radicale « hétérotopie » de la pensée chinoise. On y débattit, à nouveau, de l’indifférence que pouvait masquer une demande apparente. Jean Allouch, invité à ce débat, reprit ce mot d’indifférence à son compte : « Mon indifférence à la psychanalyse, déclara-t-il, est-ce sans quoi je ne pourrais ne serait-ce que commencer d’entreprendre une psychanalyse en tant que psychanalyste [5] ». Il retournait la question. Et fit valoir que son indifférence de psychanalyste à la psychanalyse différait – d’une irréductible différence – de celle que F. Jullien attribuait au lettré chinois. Sans désavouer le sinologue, il dit l’irréductible différence de son indifférence à lui, psychanalyste, avec celle du lettré chinois :
L’univers du lettré chinois, fait d’indissociables rapports, ne saurait donner lieu au non-rapport (lequel, comme Guy Le Gaufey l’a récemment montré, repose sur une faille dans le discours logicien, exige donc que se soit constituée la logique). Pas de non-rapport et, donc, pas davantage d’acte. Il y a là, entre psychanalyse et sagesse chinoise, non pas une antinomie mais, plus radicalement encore (car « anti » dit un rapport et nomos ferait référence commune), une incompatibilité. [6]
Du lieu de son indifférence, J. Allouch situait cette autre indifférence dont parlait F. Jullien : dans la pensée. L’indifférence du lettré chinois repose sur l’idée que rien n’est sans rapport, qu’il n’y a pas de yin sans yang. La sienne – qu’il qualifiait de « post-analytique » – était l’effet de la rencontre d’un impossible : s’étant intéressé (au sens fort que Freud donne à ce terme [7]) à la psychanalyse comme à un « lieu possible pour y mettre à l’épreuve [s]es propres intérêts, pour y réduire ce qu’ils fabriquaient de symptômes », il avait vu, à l’expérience, son intérêt « dégonflé » [8].
Se débrouillait ainsi, pour moi, ce que ma hâte n’avait pas su débrouiller : l’indifférence dont parlait F. Jullien était celle d’une « pensée » ; mais il y en avait une autre. Le « dégonflement » produit par l’expérience analytique n’a rien d’une sagesse qui s’accommode du monde. D’où la question, jusqu’alors informulée et qui ne s’adressait plus à F. Jullien : à quel réel renvoyait la « pensée chinoise » ? De même que la pensée du rêve se révèle être un Wunsch, un désir que le rêve réalise, les mille tours qui font les défilés de la pensée chinoise ne sont-ils pas mille et une façons – qui ne sont pas les nôtres, en Occident – de s’accommoder du non-rapport qu’approche la psychanalyse ? Mais comment débusquer, dans cette harmonie de rêve, le jouir qui la cause ? Comme le fit Freud avec les rêves, Champollion avec les hiéroglyphes : dans le respect de la lettre qui le dit. De la pensée, d’un rêve ou d’un texte chinois, a-t-on jamais un autre accès que celui de la lettre ?
Dès lors, m’apparut que l’enjeu de la « traduction » de Lacan, loin d’être une manifestation d’irrespect, était celui d’un lire respectueux, non du sens (supposé), mais de la lettre. Un lire qui, dans l’intraduction des langues – c’est un de ses néologismes : « […] l’écrit comme pas à lire, c’est Joyce qui l’introduit, je ferais mieux de dire : l’intraduit […] » [9] – se fait nécessairement « à la lettre ». Court-circuiter « li » par « plus-de jouir » crée, par-delà l’indifférence des pensées, des langues, une métaphore. Opération faisable que si l’on respecte la lettre de cette indifférence, l’intraduction. Métaphore virtuelle sans la connivence d’un public au fait de ces indifférences. Que ce court-circuit, Lacan l’ai fait « à la lettre », la lecture qu’en a fait à l’instant Guy Flecher nous l’a précisément montré : aucune difficulté n’a été éludée, et toutes ont été explicitées de telle façon qu’on ne peut douter du sérieux qu’il aura mis à lire cette phrase du Mengzi (dire « de Mengzi » isolerait l’auteur, or Mengzi est aussi bien le nom du texte lui-même),
Voilà pour l’enjeu de l’exercice que nous vous proposons ce soir. Il me faut maintenant donner son relief à ce mot d’exercice.
Un exercice spirituel
Le respect que porte Lacan au Mengzi, c’est de le supposer savoir. Cela implique-t-il que Lacan soutenait qu’un sujet qui ne serait pas « sujet de la science », mais « de la religion », « de la sagesse », voire « de la magie », qu’un tel sujet puisse avoir accès au savoir du rêve, au réel du symptôme ? C’est, au fond, la question que, très tôt, posa Jung et que bien des Chinois nous posent. Freud se rempardat (comme disait Lacan) de la science qui seule, à ses yeux, pouvait prétendre atteindre à ce réel. En se référant au Mengzi (comme il l’avait fait avec le texte de Platon et comme il le fera encore avec celui de Dante), Lacan fait sauter le verrou freudien du scientisme (de l’attente que la science valide l’efficace de l’exercice psychanalytique). Il ne s’en tient pas au montage freudien, au « mythe scientifique » du Père de la horde primitive que Freud dut affirmer pour étayer sa découverte. Il ne s’y tient pas parce qu’un tel montage postule possible cela précisément que l’expérience analytique rencontre comme impossible. Impossible que s’accordent, harmonieusement, symbolique et imaginaire, que le mythe fasse science. Cet impossible, qu’il est de l’idéal de la science de ne pas prendre en compte, n’est-ce pas ce qui, du réel du symptôme, ne s’atteint qu’à l’expérience du transfert ? Lacan ramène la psychanalyse au vif de son efficace, au réel que son exercice met en jeu, à l’amour de transfert. « Pratique de bavardage », ainsi le mi-dit-il le 15 novembre 1977, juste après avoir dûment averti son public que « ce n’est pas parce que la psychanalyse n’est pas une science qu’elle n’est pas à prendre au sérieux ». Pratique de la parole, mais pratique réglée, c’est-à-dire exercice.
Quand Jean Allouch dans sa réponse à Michel Foucault [10], inscrit la psychanalyse comme une suite, au temps de la science, des exercices spirituels pratiqués par la philosophie antique (et que le christianisme transformera), n’est-ce pas une manière de prendre la psychanalyse – l’amour de transfert – au sérieux ? Mais si la psychanalyse ne se réfère ni à une sagesse, ni à une religion, alors se pose la question de savoir pourquoi il importe que l’exercice qu’elle propose soit qualifié de spirituel. En quoi l’exercice analytique est-il spirituel ? Eh bien, je situe là l’enjeu de la lecture que nous faisons ce soir ; il n’est pas seulement d’exactitude, de fidélité ; il est proprement spirituel en cela qu’il vise l’événement d’un éclair qui ne va pas sans jouissance : que s’entende, dans les mots du Mengzi, la pointe d’une bévue !
Pour rendre la chose audible, je vais tenter maintenant de situer son enjeu – de réveiller donc les inhibitions –, en pistant, au fil de ses apparitions dans les séminaires, le nom de Mengzi, que j’associerai, au passage, à celui de Socrate. Pourquoi Lacan fait-il appel, à certains moments de son enseignement, à ces antiques figures ? Je m’arrêterai à ce point d’orgue, concernant Mengzi, qu’est la quatrième séance du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant où Lacan y déploie, lettre à lettre, sa lecture d’une phrase choisie, qu’a excellemment commentée Guy Flecher. Vous amener au bord de son énonciation suffira-t-il à convoquer l’esprit du mot fait alors par Lacan ?
Ce que Mengzi savait
C’est en 1960, lorsqu’il tentait de formuler L’éthique de la psychanalyse que Lacan se réfère, pour la première fois, à Mengzi. Il le fait lors de la dernière séance, le 6 juillet, celle où il articule la proposition si souvent répétée depuis : « La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir ». Et c’est alors que vient, en conclusion du séminaire, la question d’une « science du désir ». En guise de réponse, Lacan retourne la question :
Je crois que ce qui occupe actuellement la place qui est celle que je vous désigne comme celle du désir, en fait de science, c’est tout simplement ce que l’on appelle couramment la science, celle que vous voyez, pour l’instant, cavaler si allègrement dans le champ de toutes sortes de conquêtes dites physiques. Je crois qu’au long de cette période historique, le désir de l’homme, longuement tâté, anesthésié, endormi par les moralistes, domestiqué par les éducateurs, trahi par les académies, s’est tout simplement réfugié, et refoulé, dans la passion la plus subtile, et la plus aveugle aussi, comme nous le montre l’histoire d’Œdipe, celle du savoir. [11]
Se demandant comment « les pouvoirs […] ont pu se laisser faire », devant l’insistance des savants et alchimistes à obtenir les crédits qui satisfassent leurs ambitions, il avance : « La réponse à ce problème est à chercher du côté d’un certain effondrement de la sagesse ». Quel effondrement ? C’est là que Mengzi est convoqué : « […] il explique très bien comment il se fait que ce sur quoi on est le plus ignorant, c’est sur les lois en tant qu’elles viennent du Ciel – les mêmes lois qu’Antigone. Sa démonstration est absolument rigoureuse […] ». Ces lois qui, dans la pensée chinoise, viennent du Ciel, il est une passion qui les ignore : celle des « savants et alchimistes » qui suivant aveuglément – cédant sur… ? – leur désir, ne rencontrent personne pour les arrêter dans l’élan où ils nous entraînent. Au temps où le dire des sages était entendu, une telle fuite en avant aurait été refrénée, combattue. On craignait les lois du Ciel.
Cette première entrée en matière du Mengzi situe très précisément l’usage qu’en fait Lacan. Mengzi était un sage qui savait, quoi ? Que personne ne connaît le décret du Ciel (le ming qui, bien plus tard, conférera légitimité à l’empereur, l’érigeant en place d’aumoinzun). Mais pour oser soutenir cela (Lacan parle de « démonstration rigoureuse »), il ne doute pas, à l’instar d’Antigone, que les lois du Ciel existent bel et bien. Et que, nolens, volens, les hommes y sont soumis. Son savoir soutient sa pratique, c’est là sa parenté avec Socrate. C’est cette capacité de dire une vérité que personne n’a intérêt à savoir – ce courage, dirait Foucault – qui fait dresser l’oreille de Lacan. Mengzi, se sachant l’objet d’arrêts célestes qu’il ignore, fait partie de ces hommes qu’il appelle des « saints » (et qui ne sont pas ceux que l’Église catholique reconnaît pour tels). Comme Antigone, comme Œdipe, qui finira par le découvrir. Un tel savoir n’est pas sans conséquences sur les amours humaines. Socrate, par Platon interposé, en témoigne.
Ce que Socrate savait
L’année suivante, c’est avec Socrate que Lacan aborde la question du transfert. Sa lecture du Banquet de Platon aboutit à cette indication : ce que devrait savoir un analyste, Socrate le savait. C’est une lecture qui met hors jeu le travail philosophique, la croyance au progrès de la pensée. Lacan attend des analystes qu’au moins ils entrevoient que Socrate savait :
Mais il est quelque chose d’autre que je ne peux, arrivant ici au terme de mon discours, qu’indiquer et qui concerne la fonction du petit a : ce que Socrate sait – et c’est ce que l’analyste doit au moins entrevoir – c’est qu’avec le petit a, la question est tout autre, dans son fond, que celle de l’accès à aucun idéal. Ce qui est en jeu ici, ce qui se passe en cette île, ce champ de l’être que l’amour ne peut que cerner, c’est là quelque chose dont l’analyste ne peut que penser que n’importe quel objet peut le remplir ; que nous sommes amenés à vaciller sur les limites où se pose cette question : « Qu’es-tu ? » avec n’importe quel objet qui est entré une fois dans le champ du désir ; qu’il n’y a pas d’objet qui ait plus ou moins de prix qu’un autre. Et c’est ici le deuil autour de quoi est centré le désir de l’analyste. [12]
Ce que ce personnage des dialogues platoniciens disait savoir – tout en proclamant bien haut ignorer ce que savent les savants –, c’est la vérité quant à l’amour. Cette vérité socratique, Lacan ne va pas la chercher dans le platonisme ; mais dans la lettre du texte qu’il lit à partir de sa pratique d’analyste. En elle-même, elle est banale : Eros est aveugle. Ce qui l’est moins, c’est que le héros platonicien y règle sa vie. Lacan attend de l’analyste qu’il y règle sa pratique ; qu’il « entrevoie » donc que l’énamouré ignore qui est celui qu’il n’aime que pour ce qu’il le suppose être.
[Je remarque, à propos de la phrase que je viens de prononcer, que la langue française, n’ayant pas de neutre, oblige à préciser le genre du nom (ici un pronom : « celui » suivi d’une relative) du complément d’objet du verbe aimer. Locuteur français, soit j’accepte la convention selon laquelle le masculin (« celui que j’aime ») englobe le féminin, soit je la récuse et je me trouve alors contraint de déterminer le sexe, masculin (celui) ou féminin (celle), de cet objet. Cette remarque, banale elle aussi, illustre la mise hors jeu de l’histoire faite pas Lacan. Ce n’est pas parce que le chinois classique, procédant par monosyllabes invariables, ne distingue pas le masculin du féminin qu’il est « moins développé » que le français. Ce jugement autocentré ne démontre que l’idiotie chauvine de qui le soutiendrait. Chaque langue dit le monde qu’elle crée, exhaustivement. Qu’un vivant parle et il sera supposé être ce que n’importe quel signifiant de lalangue se trouvera représenter pour un autre signifiant. Être à l’écoute du sujet, c’est se mettre au présent du signifiant.]
Ce deuil autour de quoi est centré le désir de l’analyste – comment, sans cela, soutiendrait-il le transfert ? –, Lacan en repère la trace dans le personnage de Socrate. Il le déchiffre dans sa façon de répondre aux avances d’Alcibiade. Quel savoir, en effet, l’autorise à dire son fait à son ancien disciple, comme nous le rapporte la fin du dialogue ? À lui dire que, se déclarant amoureux de lui, il cherche à le leurrer comme il se leurre lui-même ? Et à lui désigner Agathon, la star du jour, comme l’objet de sa convoitise du moment ?
Un enseignement non-universitaire
Ce que Socrate disait savoir – et que Lacan lui suppose –, est-ce de le supposer aussi à Mengzi que, dans un contexte fort différent, il va, à nouveau, faire appel à lui ? Rappelons ce contexte.
Lacan ne s’adresse plus seulement, comme il le faisait à Sainte-Anne, à un groupe de personnes en formation d’analyste. Lové désormais dans un « repli de l’alma mater », comme il le dit, il a devant lui un public hétéroclite et, pour l’instant, fort nombreux. Lors de la première séance du séminaire L’envers de la psychanalyse, le 20 novembre 1969, revenant sur ce troisième changement de lieu, il remarque qu’il lui aura fallu passer par l’École Normale Supérieure – E.N.S, « c’est les trois premières lettres du mot enseigner » – pour que l’on s’aperçoive « que c’que je disais était un enseignement » :
Avant, ça n’en était pas un, de toute évidence ; c’était même pas admis, les professeurs, et spécialement les médecins, étaient fort inquiets. Le fait que ce ne fût pas du tout médical laissait de forts doutes sur le fait que ce fût un enseignement. Le jour où on a vu des p’tits gars – vous savez, là, ceux des Cahiers pour l’analyse – où on a vu des p’tits gars formés dans un coin (comme j’avais dit depuis bien longtemps avant, justement au temps des gags [Lacan évoque ainsi le temps de Sainte-Anne]), un coin où, par effet de formation, on ne sait rien, mais on l’enseigne admirablement. Qu’ils [ces normaliens] aient interprété ce que je disais, comme ça [comme un enseignement], eh bien, ça a un sens ; c’est une autre interprétation [que l’interprétation analytique]. [13]
C’est cet enseignement donné à l’E.N.S. qui aura été contesté (jusqu’à obtenir son départ) : Lacan ferait, de la linguistique, « un usage métaphorique ». Cette irrecevabilité, récurrente, de son enseignement – après les médecins, les universitaires –, le mathème des quatre discours va la théoriser. C’est à un changement de discours, à un « quart de tour », qu’oblige l’enseignement de Lacan : à rester hors du discours dans lequel il s’énonce, on passe à côté. Le séminaire sur lequel nous nous arrêtons, celui que Guy Flecher a appelé tout à l’heure « le séminaire chinois », vient juste après l’élaboration, l’écriture, des quatre discours.
La « vraie valeur » du discours
D’un discours qui ne serait pas du semblant, « ce n’est pas du mien qu’il s’agit », profère, d’emblée, Lacan. Et il va passer les deux premières séances à énoncer ce qu’il en est du langage – du semblant de tout discours. Ces deux séances de janvier 1971 sont non seulement irrésumables, mais incompréhensibles, universitairement parlant, en cela que la parole de Lacan y dit… ce que parler veut dire. C’est de lalangue (comme on dit « de sa fenêtre ») qu’enseigne Lacan ; il ne parle pas de la langue qui fait l’objet de la linguistique, il parle de l’impossible que met en acte le fait de parler, et qui est jouissance. Ce dont il parle, c’est ce qu’il dit !
D’un discours – je m’arrête – ce n’est pas le mien. C’est cet énoncé du discours comme ne pouvant être discours d’aucun particulier, mais se fondant d’une structure, et de l’accent que lui donne la répartition, le glissement de certains de ses termes, c’est de là que je pars cette année pour ce qui s’intitule D’un discours qui ne serait pas du semblant. [14]
Lacan n’a pas encore soudé son lalangue en un seul mot (il le fera le 4 novembre de cette même année 1971, à Sainte-Anne – Le savoir du psychanalyste), ni forgé sa linguisterie, qui lui viendra deux ans plus tard, le 19 décembre 1972 exactement, en s’adressant à Jackobson lors de la deuxième séance de Encore. [Une remarque encore à propos de lalangue et qui a son importance : Lacan préserve toujours l’équivoque orale entre la langue et lalangue (il faut l’écrit pour les distinguer) et, pour cela, évite d’introduire lalangue par un article ou un déterminatif. S’il lui arrive de dire lalanglaise ou, exceptionnellement, comme le 23 juin 1973, de renvoyer à son néologisme en disant : « cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot », jamais il ne dit : « la lalangue » ; il dit : lalangue [15].]
Les signifiants majeurs de son discours – objet a, plus-de-jouir, phallus, semblant, jouissance sexuelle, métaphore, métonymie, signifiant, symptôme, fantasme – défilent et s’articulent sans jamais renvoyer à une référence qui ne serait pas du semblant :
Qui ne sait qu’à dire je ne mens pas, on n’est absolument pas à l’abri de dire quelque chose de faux ? Qu’est-ce à dire ? La vérité dont il s’agit, celle dont j’ai dit qu’elle parle Je, celle qui s’énonce comme oracle, quand elle parle, qui parle ? Ce semblant, c’est le signifiant en lui-même. [16]
Et c’est ainsi qu’il rapporte son propre discours – et celui de Freud qu’il emporte dans son bagage – à l’impossible du mythe, soit à la jouissance qui fait « la vraie valeur » du discours :
Le mythe d’Œdipe, qui ne voit qu’il est nécessaire à désigner le réel ? Car c’est bien ce qu’il a la prétention de faire ou, plus exactement, ce à quoi le théoricien est réduit quand il formule cet hypermythe. C’est que le réel, à proprement parler, s’incarne de quoi ? De la jouissance sexuelle. Comme quoi ? Comme impossible, puisque ce que l’Œdipe désigne, c’est l’être mythique dont la jouissance, dont la jouissance serait celle de quoi ? De toutes les femmes. Qu’un appareil semblable soit ici, en quelque sorte, imposé par le discours même, est-ce que ce n’est pas là le recoupement le plus sûr de ce que j’énonce de théorie concernant la vraie valeur du discours, concernant la prévalence du discours, concernant tout ce qu’il en est précisément de la jouissance ? [17]
Le savoir du saint
Nous sommes toujours dans ces deux premières séances du séminaire où se ré-énonce, se condense et s’actualise tout le cheminement antérieur. À la fin de la deuxième séance, le 20 janvier 1971, Lacan s’arrête et ponctue : « Ce sont là des vérités qui étaient déjà parfaitement repérées depuis longtemps au cours des siècles, mais qui ne sont jamais dites que de bouche à bouche, si je puis dire ». Nouvelle façon de dire, l’air de rien, l’os de son enseignement : les vérités autour de quoi tourne la pratique de l’analyste sont 1) « repérées depuis longtemps » et 2) « jamais dites que de bouche à bouche ».
« Certes, poursuit Lacan, toute une littérature est faite à ce propos ». Et il mentionne alors Baltasar Gracián, « qui était un jésuite éminent, et qui a écrit de ces choses parmi les plus intelligentes qu’on puisse écrire. […] Son livre, L’homme de cour, se résume en un mot – deux points : être un saint. C’est le seul point de la civilisation occidentale où le mot saint ait le même sens qu’en chinois : shèng rén. » [Shèng rén l’homme de bien, le saint, plus probablement, comme le remarque Guy Sizaret [18], que shén shèng, adjectif signifiant saint, sacré]. Si Lacan lit Mengzi, c’est parce que, au IIIe siècle avant Jésus-Christ, ce sage chinois se demandait, lui aussi, ce que c’est qu’être un shèng rén, un saint ; se demandait, autrement dit, quel savoir était celui du saint – la question que Lacan ne cesse d’adresser à Freud.
La pratique analytique généralise la fonction du signifiant
C’est alors qu’arrive la phrase mise en exergue par le site Lacanchine : « Je me suis aperçu d’une chose, c’est que, peut-être, je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois ». Phrase que Lacan commente aussitôt : « […] à relire [avec François Cheng] des trucs que j’avais parcourus [ce sont, entre autres, les écrits de Mengzi], ânonnés comme un nigaud, avec des oreilles d’âne [c’était l’enseignement de Paul Demieville suivi pendant la guerre et juste après], je me suis maintenant aperçu que c’est de plain-pied avec ce que je raconte ».
Un mot à propos de ce « je ne suis lacanien que parce que… ». Une autre phrase de Lacan – « c’est à vous d’être lacaniens, si vous voulez, moi, je suis freudien » [19] – nous évite l’erreur de donner à ce « je […] suis lacanien… » une portée qu’il n’a pas. Le « lacanien » ne vient dire ici qu’une seule chose : que son discours n’est pas celui des linguistes. On en aura la confirmation la séance suivante où Lacan s’en prend à la théorie dite « des deux articulations » que l’on doit à l’un de ceux qu’insupportait son enseignement à l’E.N.S. Selon cette théorie, toute langue serait faite d’une première articulation, les phonèmes constituant cette langue et qui seraient hors sens, et d’une seconde, les mots composés de plusieurs phonèmes et qui, eux, portent le sens. En chinois, objecte Lacan, « même au niveau du phonème, ça veut dire quelque chose ». « Être lacanien » vient dire ici, précisément, ne pas rester prisonnier de la définition linguistique du signifiant mais, comme il l’illustre dans cette critique, en généraliser la fonction.
« Généraliser la fonction du signifiant », c’est s’en tenir au semblant, c’est-à-dire, on vient de l’entendre, au « signifiant en lui-même ». Le chinois, confie Lacan à ce moment-là, l’aura beaucoup aidé à opérer cette généralisation. On s’est appuyé sur cette confidence pour avancer l’idée qu’une langue, le chinois, avait pu (du fait de son exotisme ?) être le facteur déterminant d’une avancée théorique chez Lacan [20]. Le chinois, il est vrai, offre le cas d’une langue où, comme le souligne Lacan, il peut arriver qu’un phonème signifie ; et ce seul exemple fait exploser l’alphabêtise sur laquelle repose la généralisation hâtive de la théorie des deux articulations. Il est, en effet, un tenace « préjugé alphabétique » qui imagine que toute langue est formée d’unités sonores qui « ne veulent rien dire ; et que, sur la batterie de ces unités asémantiques (les phonèmes propres à une langue), se formaient des unités sémantiques, les mots faits de syllabes. Pour Lacan, le chinois est un contre-exemple à la « théorie des deux articulations » fondée sur ce préjugé. Mais, qu’un phonème puisse « dire quelque chose » n’est pas propre au chinois ! Ce n’est pas le chinois qui aura aiguisé l’oreille de Lacan au moindre phonème, au moindre signifiant émis par ses analysants, c’est sa pratique d’analyste. L’écoute analytique généralise la fonction du signifiant. En séance – c’est-à-dire au risque du transfert – un lapsus à peine audible, un soupir, un silence même signifient. Ce que Lacan trouve dans le chinois c’est une écriture qui néglige le phonème, qui ne découpe pas le flux du signifiant comme le fait notre système alphabétique. Et, dans la mauvaise querelle que lui cherchent certains universitaires, et tous ceux qui ramènent le langage à un usage utilitaire, la prise en compte de la diversité des langues – avec le chinois, mais aussi le japonais, mais encore… avec Joyce ! – va l’amener à marquer de plus en plus nettement l’irréductibilité de l’écart entre sa pratique et l’approche scientifique, linguistique, du langage. C’est dans ce mouvement que lui revient en mémoire son « vieux petit acquis chinois », et qu’il se remet à l’étude de cette langue, et de ses productions littéraires. Pas pour parfaire une « théorie du signifiant » ; pour vérifier, dans l’infinie variété du dire, partout à l’œuvre, toujours à l’œuvre, la fonction du signifiant – la jouissance du parlêtre. Dans lalangue, tout, c’est-à-dire n’importe quoi, signifie. Quelle que soit, pour un linguiste, cette langue. C’est ce qui règle l’exercice analytique.
C’est dans ce contexte de mise en accusation, de récusation du caractère scientifique – en fait : universitaire – de son approche du langage, par des linguistes en particulier, que Lacan intitule son séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant ; et qu’il se place, à la fin des deux premières séances dont je viens de parler, sous le patronage de Mengzi.
Une distinction essentielle
Il donne alors, en conclusion de cette deuxième séance, un exemple de ce qu’il appelle (comme le fait F. Jullien) « la pensée chinoise ». En fait, on va le voir, l’exemple qu’il donne est sa façon de lire, dans le texte de Mengzi, quelque chose qui se trouve être « de plain-pied avec ce qu’[il] raconte ». Il s’agit d’un passage du livre II du Mengzi, chap. 1,2. (les classiques chinois sont, comme nos livres saints, découpés en chapitres et en versets), où sont rapportés les propos d’un personnage nommé Gaozi, dont Mengzi cherche à se distinguer :
Gaozi yue : « Bu de yu yan, wu qiu yu xin. Bu de yu xin, wu qiu yu qi. »
Gaozi dit : « Pas obtenir dans yan (parole), en vain chercher dans xin (cœur-esprit)
Pas obtenir dans xin (cœur-esprit), en vain chercher dans qi (souffle-énergie). »
S’il est d’accord avec la seconde phrase, Mengzi, nous disent les sinologues, n’est pas d’accord avec la première : il ne serait pas vain, pour lui, de chercher dans le xin (le cœur-esprit) ce que l’on ne sait pas dire. Il en ferait même une question de yi, de justice, d’équité (mais aussi de justesse, comme le précise Guy Sizaret) : Mengzi veut supposer que son élève a dans le cœur-esprit, ce qu’il ne sait mettre en mot. Mais, pas plus qu’il ne s’intéresse à la pensée de Platon, Lacan ne s’arrête à celle de Mengzi. Ce qui retient son attention, c’est l’opération proprement analytique qui distingue langage (yan), esprit (xin) et ce qu’il traduit par sensibilité (qi) :
Je ne vous indique cet étagement que pour vous dire la distinction qu’il y a entre ce qui s’articule - ce qui est du discours - et ce qui est de l’esprit, qui me paraît essentielle. Si vous n’avez pas déjà trouvé au niveau de la parole, c’est désespéré, n’essayez pas d’aller chercher ailleurs le niveau de l’esprit. Mengzi, ou Mencius, se contredit, c’est un fait ; mais il s’agit de savoir par quelle voie, et pourquoi. Ceci pour vous dire qu’une certaine façon, de mettre au premier plan ce qui s’appelle discours n’est pas du tout quelque chose qui nous fasse remonter à des archaïsmes. Parce que le discours à cette époque, à l’époque de Mencius, était déjà parfaitement articulé et constitué. Ce n’est pas au moyen de références à une pensée primitive qu’on peut le comprendre. À la vérité, je ne sais pas ce que c’est qu’une pensée primitive. [21]
Lacan ne retient, du texte du Mengzi, que l’articulation de yan : ce qui s’articule dans la parole, le langage, xin : ce qui vient à l’esprit, le spirituel, le sens et qi : ce qui vous affecte, les sentiments. Si Mengzi s’en était tenu à « l’essentielle distinction » (entre ce qui s’articule et ce qui est de l’esprit), sans chercher à réfuter Gaozi, se serait-il « contredit » ? De même Freud, quand il s’en tient à l’essentiel – la distinction entre le rêve comme image et le rêve comme écriture – ne se contredit pas. Il ne rentre dans les contradictions que lorsqu’il cherche à rendre compatible l’esprit de sa découverte avec sa volonté de faire science. Il tombe alors dans le travers que Platon, en Occident, initie : compter sur l’écrit pour mettre dans l’esprit – semer dans l’âme [22] – ce qu’on n’a pas sur les lèvres. Il y a, en effet, une essentielle contradiction entre l’articulation signifiante du discours – un lettre à lettre qui se fait « de bouche à bouche » – et l’articulation, logique ou processive, de la pensée qu’on expose par écrit et qu’on médite en silence. De l’inconscient freudien, Lacan ne retient que de l’une bévue, c’est-à-dire de la « pensée » qui se fait selon l’articulation signifiante, et non selon une logique maîtrisable par la pensée. Ce n’est donc pas sa connaissance de la « pensée de Mengzi » qui fait dire à Lacan qu’il se contredit, c’est sa pratique analytique. L’exercice analytique, en effet, est pratique de cette articulation d’une bévue, recouverte, dans notre société façonnée par le discours scientifique, par l’omniprésence de l’écrit, alphabétique et mathématique. Recouverte aussi bien, dans les sociétés de sagesse ou de religion.
Savoir à quoi s’en tenir
Venons-en à la troisième séance, celle où Lacan fait ouvertement état de la raison de son éviction de l’E.N.S. Il commence par dire que la durée même de son séminaire, suivi depuis tant d’années par tant de gens, prouve qu’il sait à quoi s’en tenir :
Reste que si – que Mencius me protège – Je sais à quoi m’en tenir, il me faut dire en même temps que je ne sais pas ce que je dis. Autrement dit : Je sais ce que je dis, c’est ce que je ne peux pas dire. […] Je dis, même si je ne sais pas ce que je dis – seulement, je le sais que je ne le sais pas, et je ne suis pas le premier à dire quelque chose dans ces conditions, cela s’est déjà entendu –, je dis que la cause de ceci n’est à chercher que dans le langage lui-même. C’est ce que j’ajoute de nouveau, ce que j’ajoute à Freud, même si dans Freud, c’est déjà là, patent, parce que quoi que ce soit qu’il démontre de l’inconscient n’est jamais que matière de langage. Lequel ? Et bien justement, cherchez-le ! C’est du français, du chinois que je vous causerai. Du moins, je le voudrais. Il n’est que trop clair qu’à un certain niveau, ce que je cause c’est de l’aigreur, très spécialement du côté des linguistes. [23]
Ne pas pouvoir dire n’implique pas qu’on ne sache pas à quoi s’en tenir. Cela implique, au contraire, que l’on sache l’impossible que met en jeu toute parole ; et qu’on s’en tienne à ce savoir. Ce que Lacan ne peut pas dire, dire en clair comme l’exige l’université, c’est l’usage même qu’il fait du langage. Il ne peut pas le dire parce que c’est impossible : l’usage qu’il fait du langage s’efforce de rejoindre l’usage qu’elle fait de lui. Et cette vérité ne se trouve que dans ce qu’il énonce : si on ne la trouve pas dans son dire lui-même, ce n’est ni dans l’esprit, ni dans l’affect qu’on la trouvera. L’enseignement de Lacan, qui est mise en jeu du langage, mise en jeu d’articulations signifiantes, implique qu’il s’en tienne à ça : à la jouissance qu’il y a à dire, autre que celle qu’il y a à savoir ce qu’on dit. Cette jouissance qu’il y a dans l’articulation du dire, la distinction yan/xin/qi opérée par Mengzi lui laisse à penser qu’il ne l’ignorait pas.
Ce savoir à même la langue, à quoi il s’en tient, s’il est métaphore, n’est pas cette « métaphore qui se fabrique exprès pour ne pas marcher » : la linguistique. Métaphore pour métaphore, la sienne pourrait bien avoir un effet de réel que n’aura jamais l’approche universitaire. Car il s’agirait, dans cette pratique de la jouissance du dire qu’est l’exercice analytique, de « suspendre l’action de la métaphore ». Qu’est-ce que suspendre l’action d’une métaphore, sinon faire émerger le signifiant sur l’absence duquel elle a fleuri ? Ce à quoi il s’en tient, avec Mengzi, dit-il. Mengzi qui – nous sommes tout près du mot qu’il réserve pour la séance suivant – en donne une idée, une idée de « ce qui pourrait bien, [à] nous, être notre but » :
D’où nous, nous tenons, avec Mengzi – et quelques autres. À son époque, ils savaient ce qu’ils disaient. Parce qu’il ne faudrait pas confondre, quand même, le sous-développement avec le retour à un état archaïque. Ce n’est pas parce que Mengzi vivait au IIIe siècle avant J.-C. que je vous le présente comme une mentalité primitive. Je vous le présente comme quelqu’un qui, dans ce qu’il disait, savait probablement une part des choses que nous ne savons pas quand nous disons la même chose. Et alors, c’est ça qui peut nous servir : apprendre avec lui à soutenir une métaphore, non pas fabriquée [comme l’est la linguistique] pour ne pas marcher, mais dont nous suspendions l’action. C’est là peut-être – nous essayerons de le montrer – la voie nécessaire – j’en reste là pour aujourd’hui – pour un discours qui ne serait pas du semblant. [24]
Envoi
Pourquoi donc Lacan, en 1971, se met-il à déchiffrer un écrit chinois vieux de vingt-trois siècles ? En lisant « plus de jouir » au lieu du « li » de Mengzi, Lacan veut faire entendre quelque chose de la pratique analytique ; faire entendre que l’analyste n’a qu’une chose à faire : s’en tenir au fait qu’il n’y a de symptôme que d’un jouir pris dans le signifiant. Que donc, la méthode scientifique, à laquelle Freud s’est tenu, n’aura été que le moyen, la rampe de lancement, qui l’aura confronté au transfert – et cela n’a pas été simple, comme il nous en a fait confidence. Freud vivait l’irruption du transfert comme quelque chose qui venait contrecarrer l’attitude scientifique qui seule, à ses yeux, garantissait la valeur de sa recherche. Il constate, navré, quand il cherche à transmettre son expérience par écrit, que sa plume glisse au roman ou au mythe. Reprenant l’expérience freudienne, Lacan tente de faire entendre à son public que son Unbewusste, s’il fut pour Freud ce drame familial qu’on a voulu universel, est en fait le drame même du vivant pris dans la spirale d’une jouissance où l’entraîne, sans même qu’il le sache, le fait qu’il soit parlé. C’est parce que le mot qu’il fit en lisant une phrase du Mengzi, on s’emploie à le noyer d’arguties linguistiques, qu’avec Guy Flecher, nous avons tenté ce soir de vous en faire sentir l’enjeu. Qu’il en va, comme toujours avec Lacan, de la pratique de l’analyse.