Retour sur une traduction

de Mencius par Lacan


Guy Flecher


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[1] J. Lacan (1971). D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006.



[2] Cette citation est une référence au commentaire de la fable de La Fontaine que fait de Laurent Cornaz dans son livre L'écriture ou le tragique de la transmission, L'Harmattan, 1994.









[3] Ibidem, p. 36. Cette phrase est en exergue du site lacanchine.com


[4] J. Lacan (1972). « Avis aux lecteurs japonais » (Foreword to the Japanese edition of Écrits), La lettre de l'École de la Cause Freudienne, 1981. In Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 498.

[5] J. Lacan (1953). « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966.

[6] L. Cornaz, « La morsure de l'amorscience », Colloque de l'École Lacanienne de Psychanalyse, 24-25 juin 2006.



















[7] À ce sujet voir A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Éditions du Seuil, 1997, p. 158-162.












[8] gǎn tōng, 感通 mot à mot “entre-affecter en procédant sans entrave”









[9] J. Lacan (1959-1960). L'éthique de la psychanalyse, Le Séminaire livre VII, Paris, Éd. du Seuil, 1986, p. 375.





[10] J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, p. 51-52.







[11] J. Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, p. 57.


[12] Mencius 4.B.26.


















[13] A. Cheng Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éditions du Seuil,1997, p.159.


[14] S. Couvreur, Les quatre livres de la sagesse chinoise, 1913.
























[15] Les propos de Lacan sont imprimés en couleur bordeaux.


















[16] J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10 février 1971.


[17] Il faut savoir qu'il peut aussi bien signifier, ainsi non associé à un déterminant : “sexe” que “tempérament”…









[18] J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10 février 1971.









[19] Rainier Lanselle, maître de conférences à l’Université de Paris 7-Denis Diderot, unité de formation et de recherche en langues et civilisations d’Asie orientale, définit ainsi ses domaines de recherche : littérature chinoise classique, roman et théâtre classiques, critique théâtrale et romanesque des Yuan aux Qing (XIIIe-XVIIIe s.), problématiques de la psychanalyse dans le cadre de sa diffusion en Chine, approche psychanalytiques (lacanienne) des discours attachés à ces traditions d’écriture. Éditeur du volume Spectacles curieux d’aujourd’hui et d’autrefois, paru dans La Pléiade. On trouvera plusieurs de ses articles sur ce site 




[20] P. Porret, La Chine de la psychanalyse, Éditions CampagnePremière, Paris, 2008, p. 191-193.

[21] Cf. la quatrième de couverture.


[22] R. Lanselle, « “Les mots de la psychanalyse” - Premières observations, Essaim, n° 13, Horizons asiatiques de la psychanalyse, Toulouse, Érès, 2004, p. 63-103.

[23] Sur ce site

















[24] Ibid. p. 191.




































































































[25] On retrouve dans ce caractère le sème sī 厶 , que Lacan reprendra dans la même séance du séminaire afin de rendre compte de l'articulation du langage et de l'écriture.

















[26] Traduit par : “au moyen de”, “par”, “avec”, “en”, “en guise de”, “à cause de”, “en raison de”, “selon”, “pour”, “en vue de”




[27] Cet élément du caractère représente la plante 木 avec l'épis à son sommet (selon Wieger).





[28] Mencius 7.A.25
孟子曰﹕"雞鳴而起,孳孳為善者,舜之徒也。雞鳴而起,孳孳為利者,之徒也。欲知舜而之分,無他,利與善之間也。"
« Qui se lève au chant du coq et s'active à faire le bien, est un disciple de Shun », dit Mencius. « Qui se lève au chant du coq pour s'affairer à la poursuite du profit, est un complice du brigand Zhi. Si vous voulez savoir quelle différence distingue Shun de Zhi, elle n'est rien d'autre que la marge qui sépare le gain 利 du bien 善. » (trad. André Levy)

[29] Mencius 1.A.1
[…]“王亦曰仁義而已矣,何必曰利?”
Ne suffirait-il à Votre Majesté de ne mentionner que l'humanité 仁 et la justice 義, pourquoi faut-il parler d'intérêt ? (trad. André Levy)


[30] J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 17/02/1971















[31] Texte inédit.































[32] Guodian chumu zhujian 郭店楚墓竹简 (Les lamelles de bambou dans les tombes de Chu découvertes à Guodian), Pékin, Wenwu chubanshe, 1998.













































[33] Aujourd’hui 智 a d’ailleurs plutôt le sens de “sagesse”





























[34] S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard Folio Essais, 1989, traduction Philippe Koeppel, p. 145-151 et p. 184.

Freud, Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient, Gallimard Folio Essais, 1988, p. 252-256.


[35] J.-M. Jadin et M. Ritter (sous la direction de), La jouissance au fil de l'enseignement de Lacan, érès, 2009.



[36] Ou pour reprendre un mot d'esprit de Marcel Ritter : le plus-de-jouir fait le li 利 de la castration.

























[37] Laurent Cornaz. L'écriture ou le tragique de la transmission, p. 49.Index_Auteurs3.htmlLexique.htmlshapeimage_2_link_0shapeimage_2_link_1
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Laurent Cornaz propose de revenir sur la lecture et la traduction que fait Lacan d'un passage de Mencius dans son séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant [1], désormais souvent dénommé par « Séminaire chinois ». Le retour que nous nous proposons de faire ensemble sur un texte qui nous déjà largement retenu, s'apparente à l'incitation que fait La Fontaine sous couvert de son laboureur, afin de voir si :
Un trésor est caché dedans […]
Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse. [2]

Mais avant d'aborder cette lecture, il me semble nécessaire de resituer le débat surtout pour ceux qui ne sont pas familiarisés avec les fréquentations chinoises de Lacan.

Il faut avoir à l'esprit que Lacan a appris le chinois en assistant au cours de Démieville et ce dès 1943. Il s'est toujours revendiqué de cette référence à la culture chinoise. Qui dit culture chinoise, dit d'abord écriture et Lacan écrivait le chinois. Il s'est d'ailleurs souvent référé aux questions qui avaient trait à cette écriture. Il a de même toujours affirmé qu'il avait « pratiqué » (ce sont ses mots) le zen qui est le nom japonais pour désigner le bouddhisme chinois, le chan.
L'intérêt qu'il porte à cette langue, il le rappelle au début du séminaire chinois en déclarant :
Je me suis aperçu d'une chose, c'est peut-être que je ne suis lacanien que parce que j'ai fait du chinois autrefois. [3]
Et dans la même période il écrit très précisément de quoi est fait son intérêt pour le chinois :
Tout le monde n’a pas le bonheur de parler chinois dans sa langue, pour qu’elle en soit un dialecte, ni surtout, – point plus fort –, d’en avoir pris une écriture à sa langue si étrangère que ça y rende tangible à chaque instant la distance de la pensée, soit de l’inconscient, à la parole. [4]
Pour illustrer son propos, il montre comment cette langue, de part ses nombreux homophones, joue de l'ambiguïté et rend compte de l'équivoque du langage, car comme il le dit dès 1953 « justement dans l'analyse, c'est l'équivoque qui domine » [5]. Ainsi nous propose-t-il de considérer ce qu'il en est du caractère qui s'écrit 为 [為] et se dit wéi ou  wèi. Et Lacan de s'ébahir sur le fait que le premier mode de prononciation signifie “agir”, le deuxième représentant la conjonction “comme”. Nous retrouverons ces considérations à propos de la traduction dont nous aurons à nous entretenir.
Il est à remarquer que cette façon d'ériger la pratique du chinois comme déterminant le fait d'être lacanien, donne toute son importance à ce moment de son enseignement. Il s'avère, après-coup, qu'il y a un Lacan d'avant la période chinoise et un Lacan d'après, le « dernier Lacan », celui des années soixante-dix. Car c'est après ces « chinoiseries » qu'il renonce à assimiler la psychanalyse à une science, qu'il énonce que les formules de la sexuation chez le parlêtre sont au nombre de quatre, et qu'il joue avec ses ronds de ficelles pour en faire des nœuds borroméens, et comme nous le dit Laurent Cornaz : « ouvrant la voie à une rationalité propre au transfert » [6].

Voilà, brièvement pour ce qu'il en est de ses rapports à la langue chinoise. Il y a aussi ses références aux auteurs chinois dits classiques. S'il cite souvent les auteurs dits taoïstes, Lacan cite deux fois Mencius, à deux moments importants de son enseignement : en 1960, lors du séminaire L'éthique de la Psychanalyse et en 1971, lors de ce fameux « séminaire chinois ».
Mencius est le nom latinisé donné par les jésuites à Mengzi. Il a vécu au iiie siècle av. J.-C., soit un siècle après Confucius. On dit parfois de lui qu'il serait le Saint Paul du confucianisme compte tenu de l'importance qu'on lui attribue dans la diffusion du confucianisme.
Mencius est connu pour sa position par rapport à ce qui est appelé « la nature de l'homme ». Selon lui, l'homme est naturellement bon… Et Lacan de nous mettre en garde par rapport à ces propos « que vous auriez tort de croire optimistes » quand il évoque Mencius en 1960, lors du séminaire L'éthique de la Psychanalyse.
En effet, pour Mencius, la morale ne se résume pas à une série de bonnes conduites et de règles ou de préséances dans les comportements. Elle est inhérente, comme le principe vital, à la nature de l’homme xìng 性, le caractère xìng 性 comprend l'élément du cœur 忄qui en chinois désigne ce qui a trait à ce que nous appellerions “esprit”, et l’élément shēng 生 qui signifie “vie”, “venir à la vie” ou “engendrer” (à noter que dans le mot “nature”, il y a le verbe latin nascor, “naître”). C'est donc l'innée, ce qui est imparti à la naissance [7].
Cette nature est présente en chacun à l’état d’une tendance. Elle se repère dans la réaction de chacun à la vue d’un enfant prêt à tomber dans un puits. Il ne s’agit pas d’une émotion liée à une identification à l’enfant ou à ses parents comme l’avance Jean-Jacques Rousseau. Mais elle traduit l’interdépendance étroite entre tous les existants. La conscience morale n’est au fond rien d’autre qu’une réaction de solidarité.
L’« humanité » n’est pas une qualité déposée en l’homme (par qui ? par quoi ?). Il s’agit d’une potentialité interactive particulière résumée sous le terme de conscience morale. Cette « humanité » se révèle à travers des actes et des comportements ; ceux-ci sont inhérents à sa « nature » et indépendants de sa conscience d'être.

« La » nature humaine (et non « les » natures humaines) se reconnaît donc dans la « solidarité » [8] mutuelle entre existants mais aussi, pour Mencius, dans son lien avec le Ciel régulateur de la réalité. Pour Mencius, c’est dans la spontanéité d’un comportement qu'on peut lire le procès du Ciel régulateur à l’œuvre. La nature humaine n'est qu’un aspect parmi d’autres de la voie des choses, du cours incessant de la réalité (dao 道).
La réflexion sur le couple Homme-Ciel, est une véritable constante de la pensée chinoise, posant la question de notre nature xìng 性, comme ce qui nous est imparti à la naissance par le Ciel, mìng 命. Alors quelle est la part qui revient au Ciel ? Quelle est la part qui revient à l'homme ? Mencius se situe à mi-chemin entre un Zhuangzi qui tire les choses du côté du Ciel et un Mozi qui les tire du côté de l'homme.
Sur ce point, Lacan conclut le séminaire L'éthique de la Psychanalyse [9] par
Mencius explique très bien, après avoir tenu ces propos que vous auriez tort de croire optimistes sur la bonté de l'homme, comment il se fait que ce sur quoi on est le plus ignorant, c'est sur les lois en tant qu'elles viennent du ciel, les mêmes lois qu'Antigone. Il en donne une démonstration absolument rigoureuse. Il est trop tard pour que je vous la dise ici. Les lois du ciel en question, ce sont bien les lois du désir.
Et Lacan reprend ces questions en 1971, et souligne comment la notion de nature en appelle à celle du Ciel, des lois du Ciel, du décret du Ciel.
[…] à côté de cette notion du xìng 性, de la nature, sort tout d'un coup celle du mìng 命, du décret du ciel. […] Fait très curieux, ce détour de jonglerie et d'échange entre le xìng 性 et le mìng 命. C'est évidemment beaucoup trop calé pour que je vous en parle aujourd'hui, mais je le mets à l'horizon, à la pointe pour vous dire que c'est là qu'il faudra en venir. [10]
Lors de ce séminaire, Lacan insiste sur cette question de la nature de l'homme, question qu'il enracine dans les propos de Mencius :
Le xìng 性, c'était justement un des éléments qui nous préoccuperont cette année pour autant que le terme qui en approche le plus, c'est celui de la nature. [11]

Voilà qui nous amène à notre relecture de la traduction que fait Lacan dans ce même séminaire chinois d'un passage du texte de Mencius [12]. Lacan écrit la citation au tableau le 17 février 1971, selon la disposition classique, et de haut en bas et de droite à gauche :

                 孟     故    則    天
                 子     者    故    下
                         以    而    之
                         利    已    言
                         為    矣    性
                         本           也

Pour donner la mesure de la traduction de Lacan, je vous propose d'abord la traduction “moderne” de ce passage par Anne Cheng :
Mencius dit : Partout sous le Ciel quand on parle de la nature,
il ne s’agit en fait que du donné originel.
Or, le donné originel prend racine dans le profitable. [13]
La traduction dont dispose Lacan est celle de Séraphin Couvreur (1835-1919) :
Partout sous le ciel, quand on parle de la nature, on veut parler des effets naturels.
Les effets naturels ont d’abord cela de particulier, qu’ils sont spontanés. [14]

Dès ces premières traductions, on constate la diversité des traductions possibles liée à l'extrême concision de ces textes anciens qui ne transcrivaient pas la langue orale et n'étaient pas destinés à être lu à haute voix. La concision est accentuée par le fait qu'un même caractère peut être aussi bien un verbe, qu'un nom, qu'un adjectif… Et ces caractères ne connaissent pas de flexion et ne disent donc pas un singulier ou un pluriel, un masculin ou un féminin, une conjugaison… Pour ajouter à l'équivoque, les textes classiques ne comprennent aucune ponctuation. Aussi la lecture et la traduction d'un texte implique de le resituer dans une époque et un contexte pour être véritablement interprété. Voilà tout l'enjeu, comme nous allons le voir, de la traduction par Lacan de cette citation de Mencius.
Lacan trouve aussi l'occasion, à la lecture de ces textes dits « classiques », textes de lettrés, d'aller à la rencontre d'écrits qui ne retranscrivent absolument pas la langue parlée. La disjonction entre l'écrit et la parole est affirmée dans cette écriture des caractères. Mais cette disjonction écrit-parole se retrouve aussi dans le fait d'une construction de phrase propre à la langue écrite, très à l'écart de la langue naturelle, aussi appelée langue graphique.


天下之言性也
Ça commence par tiānxià 天下 dont les dictionnaires donnent : “tout ce qui est sous le ciel”, “le monde”, mais le monde tel qu'il est investi et conçu par l'homme (pas le monde géographique). Lacan traduit, sans surprise, par :
c'est sous le ciel [15]

天下之言性也
Zhī 之 relie la première partie de la phrase à la suite.

天下之言性也
Suivent deux caractères juxtaposés yán xìng 言性, et la question est de savoir comment les lire, quel est la fonction de chacun des caractères dans ce binôme et comment les lire ?
言 yán montre une bouche 口 surmontée d'une flûte. Ce caractère peut être considéré aussi bien comme un verbe que comme un nom : “parler” ou “parole”. Or Lacan le seul, de tous les traducteurs publiés, jouant de l'équivoque de cette langue sans flexion, considère que dans ce cas ce caractère signifie un nom et pas un verbe, signifie “parole” et non “parler”. Il joue là de l'équivoque de cette langue qui n'a pas de flexion.
[yan] ne veut rien dire d'autre que « le langage ». Mais comme tous les termes énoncés dans la langue chinoise, c'est susceptible aussi d'être employé au sens d‘un verbe. Donc ça peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle. [16]
Notons que dans son propos, Lacan ne distingue pas « le langage » et « la parole ».
Quant à xìng 性, nous retrouvons notre « nature », la nature de l'homme si chère à Mencius et que souligne Lacan [17].

Pour ces deux caractères, Lacan propose, à l'encontre de toutes les traductions que j'ai pu trouver,
Yán 言 […] ça peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle, et qui parle quoi ?
Ce serait, dans ce cas, ce qui suit, à savoir xìng 性, « la nature », « ce qui parle de la nature sous le ciel », le langage, en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait xìng 性, « la nature »
[…] cette nature n'est pas, au moins dans Mengzi n'importe quelle nature. Il s'agit justement de la nature de l'être parlant, celle dont, dans un autre passage, il tient à préciser qu'il y a une différence, entre cette nature et la nature de l’animal, une différence, ajoute-t-il, pointe-t-il, en deux termes qui veulent bien dire ce qu'il veut dire, une différence infinie et qui peut-être est celle qui est définie là. [18]
Là où il est habituel de lire « on parle de la nature de l'homme », il lit « la parole est la nature de l'homme », ce que Mencius affirme sans ambiguïté en d'autres moments de son discours.
Par contre, Lacan affirme trouver ailleurs dans l'œuvre de Mencius que celui-ci dirait qu'entre la nature de l'homme et la nature de l'animal il y aurait une différence infinie ! Or, j'ai cherché en vain dans tout le texte de Mencius cette assertion. J'ai même plutôt trouvé son contraire, Mencius disant qu'entre ces deux natures il n'y avait qu'une différence infime et nous allons voir de quoi elle serait faite !

天下之言性也
Nous avons vu que ces textes classiques ne comportaient aucune ponctuation. C'est par des détours que cette langue graphique scande le discours. En voici un :
也 yě, « serait une ponctuation » précise Lacan. Il la considère là comme une ponctuation forte, comme un point qui vient marquer le ton affirmatif de cette phrase telle qu'il la lit.
Or, c'est ce “détail” que Rainier Lanselle [19], sinologue et traducteur de textes anciens qualifie d'« injustifié » dans ce cas. Il estime — en accord d'ailleurs avec toutes les traductions habituelles — qu'il ne s'agit là que de ce qu'on pourrait considérer comme une virgule. À partir de quoi, il considère que Lacan commet une « erreur gramaticale ». Selon lui, Lacan commettrait
erreur grammaticale du reste redoublée d'une erreur sémantique, yan comme substantif ne signifiant de toute façon pas « langage » (sens réservé à yu 语), mais « parole ».
De par son parti pris, Lacan, dans une lecture toute personnelle de l'ensemble de la phrase 天下之言性也 en fait donc clairement une proclamation :
Le langage en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel,
        voilà ce qui fait xìng, la nature
                […] la nature de l’être parlant […]
Point !
Je vous rappelle la version de Anne Cheng :
Partout sous le Ciel quand on parle de la nature, [virgule]


Je reviens sur la remarque de Rainier Lanselle telle qu'elle apparaît dans le livre de Philippe Porret, La Chine de la psychanalyse [20]. Et puisque Laurent Cornaz m'y invite, je m'attarderais donc sur ce livre sorti à l'automne 2008 et à l'élaboration duquel j'ai été convié par son auteur, le site Lacanchine ayant été une base de données précieuse.
Philippe Porret, l'auteur de ce livre au titre explicite, écrit en insistant sur sa double qualité de psychanalyste et d'écrivain [21]. Le ton du livre s'en ressent, oscillant entre les deux genres.
Quant à Rainier Lanselle, c'est un sinologue universitaire, spécialiste du roman chinois et pour le travail duquel j'ai un grand respect. Lors des premières visites de l'Association Psychanalyse en Chine à Pékin, il a souvent assuré l'interprétariat lors des colloques ou des présentations de malade. Il a écrit sur cette question de la traduction (dans le sens français-chinois) plusieurs articles dont un article de référence dans la revue Essaim [22]. En effet, au fil de ces rencontres et lectures, il a collecté les termes utilisés en chinois pour traduire les concepts de la psychanalyse. J'ai assuré sur le site lacanchine la publication du glossaire français-chinois ainsi constitué [23]. Il affirme n'avoir d'autre ambition que de recenser les termes en usage en chinois et se défend de proposer une traduction normativante de mots. Mais, par ce travail, son avis ne peut que faire référence dans le sujet qui nous concerne.
En tant que sinologue, comme tous ses collègues, il considère la traduction de Lacan « comme fallacieuse », certes. Mais en l'occurence, le ton docte mériterait plus de prudence au regard des découvertes récentes et comme nous le verrons par la suite.
Mais, sans doute est-ce en tant que psychanalyste, qu'il regrette que « le chinois serve parfois à Lacan de support imaginaire ». Ces remarques s'inscrivent dans le passage du livre où Philippe Porret évoque la collaboration que Lacan a poursuivie de 1969 à 1973, une fois par semaine, avec celui qui fut son professeur, François Cheng et de leur travail sur les classiques chinois, dont Mencius.
C'est cette collaboration et ses fruits que Philippe Porret met en question, jetant le doute sur le rapport de Lacan au monde chinois.
C'est d'abord sous le couvert d'une rumeur qu'il situe le débat :
À Chengdu, on me laissa entendre une nette désapprobation quant à la façon trop classique par laquelle Lacan parlait de la Chine. [24]

On aimerait bien savoir qui sont ces « on » afin d'échapper à l'idée qu'il s'agit de l'ensemble des psychanalystes de Chengdu. Regrette-t-on que Lacan n'ait pas parlé de la Chine de son époque, c'est-à-dire de la période maoïste ? Regrette-t-on qu'il n'ait pas participé à l'engouement de l'intelligentsia française pour cette révolution destructrice de cette culture classique ? Regrette-t-on qu'il n'ait pas partagé la fascination dont elle était l'objet pour un certain gendre et pour l'auteur lui-même ?
Philippe Porret, en s'appuyant sur l'autorité de l'universitaire qu'est Rainier Lanselle pour critiquer la traduction de Mencius par Lacan, poursuit son raisonnement. Notons, au passage, qu'il n'est proposé aucune alternative à la traduction dite « fallacieuse » de Lacan, car, comme nous allons le voir, le seul objectif est de dénoncer radicalement cette collaboration entre Lacan et François Cheng.
Au prétexte que Mencius qui a vécu trois siècles avant J.-C., a été largement mis en avant sous la dynastie des Song, une quinzaine de siècles après son existence, pour justifier d'une morale du pouvoir, on laisse entendre que Mencius serait un complice de cette idéologie. Par extension, ceux qui étudient et se réfèrent à ces textes, en l'occurrence François Cheng et son élève Lacan, se trouvent suspectés de complaisance à l'égard de ces idéologies d'ordre et de ce régime social et politique ! En particulier François Cheng acquiescerait à l'hostilité de ce régime à l'égard du bouddhisme. Et là, l'étonnement est grand en lisant ces insinuations quand on sait les témoignages de Lacan au sujet du taoïsme, du bouddhisme chinois, de la politique… Ayant questionné Rainier Lanselle à ce sujet afin qu'il me précise sa position, je n'ai pas toujours pas reçu de réponse à ce jour !

On peut donc voir comment l'auteur du livre dont les qualités de plume sont indéniables, comment il peut “disposer” assez cavalièrement des personnalités dont il parle ou qu'il fait parler. Ce qui apparaît pour Lacan ne se limite pas à cette seule personnalité puisque Michel Guibal a dénoncé publiquement les propos que lui prête Philippe Porret dans son livre. La Chine dans ce livre, apparaît comme un enjeu de pouvoir parmi les psychanalystes et dont on nous fait entendre quel en serait le super-viseur le plus averti…
Où nous mène une discussion sur une traduction ! Mais tels sont les enjeux d'une traduction !


Mais revenons plutôt à l'intérêt de Lacan pour ce monde chinois, à Mencius, en particulier, et à l'occasion que va lui donner ce texte vieux de vingt-trois siècles de dégager la notion de profit et de plus-de-jouir. À l'évidence, après avoir affirmé que « la parole est la nature de l'homme », il est pressé de l'articuler au caractère 利 lì, le profit, caractère qui se trouve en fin de citation, tout en dégageant l'idée de la cause.

La suite de la citation s'avère présenter un écueil car on bute d'abord sur deux termes, aux sens multiples et dont la traduction plonge depuis longtemps les lecteurs de Mencius, et nos sinologues savants dans un profond embarras.

則故而已矣
Le premier, zé 则 [則] a le sens habituel de “alors”, “par conséquent”.
Ce caractère et le suivant gu 故 sont l'objet d'une confusion dans l'édition établie par J.A. Miller du séminaire, le premier étant traduit par le nom du second, et inversement. Cette confusion ne manque pas de saveur comme nous allons le voir puisque gu 故, est traduit par Lacan par “cause” !

則故而已矣
Suit le caractère, gu 故, que l'on retrouve un peu plus loin. Le sens habituellement donné à ce caractère rend la lecture de cette phrase très délicate. On repère cette difficulté dans la multiplicité des traductions à partir du chinois, traductions qui restent obscures et sont souvent contradictoires. Le trouble est renforcé par sa répétition dans un sens à l'évidence différent !
Ce caractère gù 故 comporte en sa partie gauche l'ancienne graphie 古 qui sur les bronzes est le radical signifiant vieux, ancien. Le côté droit montre une main tenant un bâton 攵, symbolisant l'action. Au premier siècle de notre ère, le premier dictionnaire des caractères, le Shuowen Jizhi 说文, fixe le sens de gù 故. Selon ce dictionnaire, le caractère associant la notion d’autorité actuelle de pu 攴, un bras armé, avec la valeur d’ancienneté de gu 古 (impliquant un avant, un temps antérieur, plus ancien), évoque la notion générale de causalité d’un événement, de cause. D’où les sens possibles de ce caractère décrit dans les dictionnaires contemporains : soit celui du nom “cause”, “motif” (reason, cause) — soit de l’adverbe “exprès”, “intentionnellement”, “expressément” (on purpose, déliberately) — soit de la conjonction “c’est pourquoi”, “par conséquent” (therefore) : il y a un donné premier à partir duquel on affirme ce qui suit.
L'idée de cause est prise en compte par Anne Cheng comme par Jean-François Billeter quand ils proposent pour ce caractère le sens de « le donné initial », ou « ce qui était au départ », ou « le donné ».
C'est avec cette idée que Lacan lit ce passage, et se sent obligé d'affirmer de façon quelque peu péremptoire :
Ce 则 donc, c’est la conséquence ; ce gu 则故 c’est en conséquence de cause, car gu 故, ne veut pas dire autre chose que cause, quelle que soit l’ambiguïté du terme.
Lacan fait donc de ce terme le pivot de son raisonnement et en fait le lien de causalité entre le langage et ce qui suit, en l'occurrence la notion de profit. Il met là en exergue cette dimension de la cause dans l’ordre du plus-de-jouir, de la jouissance comme nous verrons en poursuivant la lecture.

則故而已矣
Suit 而已矣 qui comprend éryǐ 而已, “ne… que”, “seulement”, “simplement” et yǐ 矣 dont Lacan précise qu’il s’agit d’une particule qui marque le : « conclusif » [25].
L'ensemble 而已矣 pourrait être traduit par “un point c'est tout”, “point barre”

Ce passage 則故而已矣 est donc traduit ainsi par Lacan :
par conséquent – en conséquence de cause - c’est ça et ça suffit


On en arrive à la troisième partie 故者以利為本
故者以利為本
On retrouve gù 故 articulé cette fois à zhě 者. Ce zhě 者 est le suffixe de certains verbes, adjectifs verbaux ou noms pour désigner la personne qui accomplit une action ; il équivaut plus ou moins à « personne qui », « celui qui » et qui permettrait de lire :
ceux (者) qui relèvent ou ce qui relève de la cause (故)

故者以利為本 
Cette façon d'annoncer ce qui est une cause est prolongée par yǐ 以 qui est une préposition désignant ce qui suit comme étant un agent [26].

故者以利為本
Le terme suivant est donc clairement désigné comme étant la cause et l'agent : lì 利 qui est traduit dans les dictionnaires modernes par des termes évoquant l'idée de l“avantage”.
Ce caractère combine 禾 hé “céréale” [27] et刂/刀 dāo “couteau” et « représentant » le fait de couper des céréales et a deux versants sémantiques :
- soit à partir de l'outil bien aiguisé 刂/刀 : 
ce caractère évoque le tranchant (d’un couteau) ; si ça tranche, c’est que ça va tout seul et que c’est une situation favorable. Ceci implique les sens de “aigu”, “tranchant”, “facile”, “suivre le cours de…”, “ça roule comme sur des roulettes”. Dans le même ordre d'idée, il désigne aussi la “diarrhée” ainsi que “rapide”, “véloce”.
- soit à partir du grain ramassé禾 :
les sens sont donc : “gain”, “profit”…
Dans tous les sens, ce caractère évoque le fait de couper les céréales 禾 avec un couteau 刀 et symbolise de fait la moisson et ce qui est profitable. Ça donne du blé… quand il n'y a plus de blé, à la moisson !

Il est à noter qu'au fil de son enseignement, Mencius, à la suite de Confucius, dénonce le désir du gain, la visée du profit [28]. Mencius n'a de cesse de dénoncer la recherche de l'avantage pour soi-même qui caractériserait l'homme de peu. Son recueil s'ouvre d'ailleurs par la recommandation faite au Prince de toujours être dans le souci d'humanité rén 仁 et d'équité yì 义 [義] [29]. L'homme de bien lui reste dans le souci d'autrui.
Pourtant, dans le passage que nous considérons présentement, Mencius évoque une autre dimension de cette idée de profit, de profitable : un profit qui serait du côté du bien shàn 善, combinant les deux sens du caractère comme nous le verrons dans la suite de cet exposé.
Lacan, quant à lui, privilégie le deuxième versant sémantique de ce caractère lì 利 comme il le précise :
Comme lì 利: c'est ici le mot sur lequel je vous pointe ceci que lì 利, je répète, que ce lì 利 qui veut dire “bien, intérêt, profit” […] ce que nous appellerions la plus-value.
Il confond donc les sens de “bien, intérêt, profit” avec ce concept marxiste de plus-value…

故者以利為本
Considéré ainsi, lì 利 est désigné comme ce qui relève de la cause gù 故 et l'agent yǐ 以. Ces sens sont nettement affirmés par le caractère qui suit, wéi 为 [為]. Nous avons vu comment Lacan s'est extasié devant ce caractère qui pouvait à la fois désigner le verbe “agir” et la conjonction “comme” qui fait métaphore. Là, il nous propose en cet endroit de le lire :
« agir » ou voire même quelque chose qui est de l'ordre de « faire », encore que cela ne soit pas n'importe lequel
Il ne lui reste plus qu'à conclure :
S'il y a un sens comme ça qu'on peut donner rétroactivement à lì 利, c'est bien de cela qu'il s'agit. Or c'est bien là qu'il est remarquable de voir que ce que marque en l'occasion Mencius, c'est qu’à partir donc de cette parole qui est la nature, ou si vous voulez de la parole qui concerne la nature, ce dont il va s'agir, c'est d'arriver à la cause, en tant que la dite cause, c'est lì 利. [30]
Et il faut constater, au passage, comment Lacan nuance son propos :
c'est qu’à partir donc de cette parole qui est la nature, ou si vous voulez de la parole qui concerne la nature
En somme, que vous lisiez comme moi, « la nature de l'homme est la parole » ou que vous lisiez comme il est de coutume « quand on parle de la nature de l'homme », çà ne change rien à l'affaire : la cause c'est lì 利.

故者以利為本
Arrivés à la fin, on peut s'étonner avec Guy Sizaret, de la façon que Lacan a de “scotomiser” le dernier caractère, běn 本, celui qui est à la conclusion de la citation. Ce caractère évoque l'idée de “la racine”, de “ce qui est à la racine”, “le fondamental”, “le fondement”, “la source”, “l'origine”. Sizaret propose à ce sujet :
La langue moderne oppose 利 à 本 comme les intérêts au capital. Dans Mengzi 本 est la mise de fonds, 利 ce qu’elle rapporte. [31]

故者以利為本
En fait, ces quatre derniers caractères 以利為本 constituent une expression de type 以 A 為 B qui peut avoir le sens de « avec A pour B » ou encore de « prendre A pour B ». Ce qui nous donnerait donc : « avec le profit pour fondement » ou encore « prendre le profit pour faire fondement ».
Toute cette dernière partie est plus ou moins escamotée par Lacan. Mais l'ensemble de cette cellule ne fait que renforcer la dimension de cause, de ce qui fait fondement à ce que Lacan attribut au profit… au plus-de-jouir.

En conclusion, Lacan énonce :
C’est là que je me permets en somme de reconnaître que pour ce qui est des effets de discours, pour tout ce qui est dessous le ciel, ce qui en ressort n’est autre que la fonction de cause en tant qu’elle est le plus de jouir


Alors, concernant cette citation, les choses auraient pu en rester là si une découverte archéologique n’avait pas relancé l’intérêt pour ce texte de Mencius. En effet, en 1992, lors de fouilles archéologiques, on a découvert des rouleaux de tablettes de bambou légèrement antérieures à l’époque de Mencius. Dessus on peut lire un texte dans lequel il est question de xing 性, la nature de l’homme. Or, dans ce texte, xing 性 est articulé à gu 故 (comme dans la citation de Mencius justement) mais d’une façon détaillée qui va nous renseigner sur le sens donné à gu 故 à l’époque et dans le contexte de Mencius, un sens qui avait disparu et qui est différent de celui retenu depuis. Nous verrons que du coup, le texte de Mencius s’éclaire !
Le texte écrit sur ces tablettes de bambou (édité à Beijing en 1998 [32]) parle de la nature de l’homme xing 性 dont les anciens disent qu'elle est née avec l’homme. Chaque homme à sa naissance a une nature semblable. Mais ce qui fait la différence c’est ce que chacun a reçu par la suite et ce qui a été travaillé. Car cette nature a besoin d’être façonnée, cultivée ; elle est à parfaire… Elle doit être mobilisée, enseignée, nourrie, développée.
C’est même ce qui fait la différence entre l’homme et le bœuf, les animaux se contentant de suivre leur nature. Alors les hommes se distinguent en cela qu’ils ont appris xuéxí 学习 à être homme rén 人. Déjà, avant Mencius, on fait donc un lien étroit entre nature xìng 性 et apprentissage xí 习.
Or, ce que nous apprennent ces textes exhumés en 1992, c'est que ces actions sur la nature 性 sont opérées par un acte qui façonne, transforme, cultive… : gu 故. Gu 故 est un acte conscient yìshi意识[-識], délibéré et volontaire, un acte humain. Cet acte est provoqué par des causes et il a un but mùdì目的 : façonner la nature et la parfaire.
À l’éclairage de ce texte ancien, la première partie de la citation de Mencius faite par Lacan pourrait désormais se lire, dans l’esprit de l’époque de Mencius :
Dans le monde on ne parle que de la nature 性
Mais 则 ce n’est que 而已矣 façonnage, étude, apprentissage, formation gu 故.

La nature ce n’est que le façonnage par gu 故, par un “acte” 有为也.
Il s'avère qu'il s’agit là d’un énoncé commun du temps de Mencius et on pourrait marquer  là un point conclusif. On est en effet au plus près de l'enseignement confucéen qui va structurer le monde chinois et son attachement aux études. Voilà résolu l'embarras des lecteurs et des traducteurs ! Voilà aussi une donnée nouvelle qui est susceptible de modifier la lecture et qui infirmerait les positions de certains de nos sinologues savants et volontiers doctes !

Mais Mencius ne s'en tient pas là. Il poursuit et complète cette proposition par ce qui est à considérer comme étant sa position personnelle et originale. Il précise en effet que ce façonnage gu 故 doit être profitable li 利 et doit suivre le fondement de cette nature de l'homme, xing 性 ; il faut que cet acte s’inscrive dans le sens naturel et soit bénéfique pour la nature.
Or, qu’est ce qui est bénéfique à la nature ? Mencius le précise dans la suite de la citation telle que l'a commentée Lacan. Il nous rappelle qu'il suffit de faire comme le prince Yu qui sauve le pays des inondations en faisant s’écouler les eaux en respectant le sens naturel de la pente.
Surtout n'allez pas forcer la nature, nous dit Mencius, ne violez la nature, ne la perforez pas záo/zuò 凿 [鑿]. Ne faites pas comme ce paysan que raille Mencius, et qui tirait sur les épis, hé 禾 (celui-là même qu'on retrouve dans “profit” 利) pour les faire pousser plus vite. Il suffit d'en arroser les racines. La métaphore est limpide !
Cette nature a donc besoin d’être façonnée, et pour cela, la connaissance zhi 智 est nécessaire tient à préciser Mencius [33] qui s'insurge contre certains de ses contemporains (comme Zhuangzi et les taoïstes) qui pensaient que la connaissance zhi 智 n’est pas favorable, n’est pas bénéfique pour la nature 性. Mencius leur réplique et affirme que s’ils détestent e 恶 la connaissance zhi 智, c’est qu’ils ont fait une erreur d’interprétation. En effet, il ne s’agit pas de la connaissance en tant que telle, car tout dépend de l’usage qu’on fait de cette connaissance. Si les gens ont des vraies connaissances, ils en feront un bon usage. Ils feront comme le prince Yu a fait en dirigeant les eaux dans le sens de la pente : ils suivront le cours naturel.
Puisque Mencius considère que le xing 性 est un processus actif et en développement, et non pas une matière abstraite et statique, ér bù shì 而不是, alors le principe de « nature humaine » 人性 et le principe de travailler cette nature gu 故, forment une globalité vivante yǒujī 有机 (organique, qui fonctionne). Façonnage 故 et nature 性 sont les deux éléments d’un tout.
Ce qui amène une reformulation de totalité de la citation :
Dans le monde on ne parle que de la nature 性
Mais 则 ce n’est que 而已矣 façonnage故.
Les actes 故者 se doivent d’être profitables 利 en se basant sur ce qui est bénéfique 为本 (pour la nature, en son fondement).

L’apport essentiel de Mencius est d’introduire la notion de « profit » li 利, ce profit trouvant sa source dans le respect de la nature. Le profit, le profitable est à l'image du couteau qui tranche sans effort. Le profitable est dans ce qui coule et qui suit son cours naturel, sans contrariété, comme ça vient. Or, ne formule-t-on pas là une image de la libre association, du « bla-bla-bla » qui serait source de profit, de plus-de-jouir ?

Voilà qui nous ramène au rôle du plaisir du jeu verbal, en particulier dans le mot d'esprit, le Witz, à propos duquel Freud parle de Vorlust Prinzip, « principe de plaisir préliminaire », comme l'ont pointé Michel Constantopoulos et Philippe Koeppel dans leur lecture les Trois essais sur la théorie de la sexualité [34]. Plaisir donc du jeu verbal comme des processus primaires de l'inconscient, conduisant Freud à formuler la notion de « plus de plaisir » (Mehrlust).
Or ce « plus de plaisir » préfigure la notion de jouissance chez Lacan et le « plus-de-jouir ». Lacan aura le souci de démontrer que ce « plus-de-jouir » est produit par le discours, qu'il est effet de l'énonciation. C'est autour de ce « plus-de-jouir » que va se manifester l'objet a, objet cause du désir. Ainsi situé, ce « plus-de-jouir » est renonciation à la jouissance, faisant en sorte de l'objet a le représentant de la fonction de perte. Le plus-de-jouir s'avère être aussi un manque-à-jouir.
Au terme d'un vaste travail collectif sur La jouissance au fil de l'enseignement de Lacan [35], Marcel Ritter propose la formule du « carrousel des jouissances ». Il souligne qu'un carrousel tourne autour d'un pivot constitué. C'est en ce point qu'il situe l'objet a en tant qu'il est plus-de-jouir. Ainsi toute jouissance se branche sur ce pivot à l'image du vide du moyeu autour duquel et grâce auquel tourne la roue comme le rappelle Lacan en citant Laozi.
Lors de la séance du 9 février 1972, Lacan fera une dernière fois mention au chinois tout en présentant pour la première fois le nœud borroméen. Il pourra désormais placer cet objet a au cœur même du nœud borroméen (ce que ne permettait pas le tétraèdre), en tant justement comme plus-de-jouir, un objet a paradigme d'un plus-de-jouir, soit, en fait, d'un manque à jouir : pour avoir le gain li 利 il faut couper dāo刂 les blés hé 禾… [36]

Alors, est-ce que Lacan a détourné la pensée de Mencius, a-t-il trahi Mencius, ou a-t-il simplement « emprunté » des formulations pour formuler sa propre pensée ?
La lecture de Lacan, concernant le rapport de la nature de l’homme et du langage est fidèle à l'esprit de l'enseignement de Mencius. Celui-ci se démarque en effet de ses contemporains et de leur méfiance radicale à l'égard du discours. Lui-même se plaît à discourir et à discuter tout en dénonçant les discours insensés (3B9), calomnieux (4B16) ou verbeux et vides (7B37). Il estime que les paroles d'un homme trahissent son cœur (4A15) et ses sentiments.
Mais, pour lui, ce qui marque la « petite différence » entre l'homme et l'animal, est ce qu'il affirme dans la deuxième partie de la citation : le fait de cultiver, par des actes, l'humanité qui est en lui. Mencius fait de la notion de profit le critère pour apprécier la justesse des actions qui nourrissent la nature de l'homme.
Lacan fait du profit la cause du langage et donc de la nature de l'homme. L'articulant à la notion marxiste de plus-value, il la qualifiera de « plus-de-jouir ». La cause du discours sur la nature de l’homme est le plus-de-jouir qui en résulte. Le profit, le plus-de-jouir, est là à la fois cause et résultat !

Toutes ces métaphores agricoles nous ramènent à notre laboureur de la fable de La Fontaine et au commentaire qu'en a fait Laurent Cornaz (en 1994), où on peut constater que le li 利 n'est pas loin :
« Qu'est-ce qui est un trésor et qui à la fois est et n'est pas dans le champ ? » ainsi pourrait se formuler l'énigme que les fils, tel Œdipe ont à résoudre. Or on ne résout pas une énigme en désignant d'un doigt un objet. La solution d'une énigme n'existe jamais dans le monde de la perception ; elle est toujours d'ordre langagier. Car l'énigme est essentiellement un jeu de mot [37].

Ce texte a été prononcé le 29 mai 2009, lors d’une rencontre avec Laurent Cornaz, rencontre initiée par groupe Litter de l’ELP à Strasbourg.

La présentation de cette soirée par Georges-Henri Melenotte se trouve par ici.

L’échange est parti de la proposition suivante que m’a faite Laurent Cornaz :

Sur votre site « lacanchine », Guy Flecher, je lis votre commentaire, précis et documenté (« Lacan, le chinois, le profit »), de la traduction d’une phrase de Mengzi, proposée par Lacan le 17 février 1971 (D’un discours qui ne serait pas du semblant). Lacan trouve chez ce vieux sage chinois, disciple de Confucius, son « plus de jouir » !

Au sujet de cette traduction (que nous avions, avec Thierry Marchaisse, introduit dans un des « intermèdes » qui ponctuent L’indifférence à la psychanalyse, puf, 2004), j’avais écrit : « lecture irrespectueuse ». François Jullien, directeur de la collection, jugeant irrecevable la traduction de Lacan, refusa ma formule… Ce débat aujourd’hui n’est pas clos. Philippe Porret, s’autorisant d’un « entretien inédit » avec Rainier Lanselle, trouve « regrettable que le chinois serve parfois à Lacan de support imaginaire » (La Chine de la psychanalyse, CampagnePremière, 2008, p. 192).

« Support imaginaire » ? Je vous propose, Guy Flecher, de mettre cette formule à l’épreuve en reprenant, en public, la lecture que fait Lacan de l’aphorisme de Mengzi, désormais célèbre. Je soutiendrai que Lacan se livrait là à un exercice rigoureux : faire entendre dans l’écrit chinois l’intraduisible que lui-même ne faisait que mi-dire dans sa langue. Faire entendre l’intraduisible ? Pas sans convoquer cette « troisième personne » que repère Freud dans Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient.

Le texte de Laurent Cornaz prononcé à la suite du mien se trouve par ici.


G.F.