La revue Essaim n° 13 publie un long article du sinologue Rainier Lanselle, professeur d’université à Paris VII, sur « Les mots chinois de la psychanalyse ». Ce spécialiste propose le caractère « ta » pour traduire le concept psychanalytique de « çà ». A-t-il raison ?

Habituellement ta, en chinois a le sens de “autre”. Or l’autre c’est ce qui n’est pas moi et ce qui n’est pas moi n’est pas pour autant le ça, qui, en psychanalyse, n’est ni l’autre ni moi.

Pour distinguer ta en tant que “ça” de ta en tant que “autre”, cet expert nous propose de l’écrire entre guillemets. Ce serait, soutient-il, la traduction

[…] la plus élégante et la plus fidèle. Elle consiste [explique-t-il] à reprendre le caractère ta , mais en le présentant systématiquement de cette façon : 「它」, c’est-à-dire encadré par un genre de guillemets propre à l’écriture chinoise […] Par ce petit artifice d’écriture, conclut-il, le terme se signale dans sa spécificité, il n’est pas confondable avec le ta ayant le sens de « autre », il colle au plus près au neutre de la troisième personne qu’est le es allemand […] [1]

Certes le « es » allemand est bien un pronom à la troisième personne du singulier neutre. Jusqu’ici il n’y a pas d’erreur. Pourtant cette traduction de ça par « ta » est une trahison manifeste de la théorie de l’inconscient. En effet, en psychanalyse le « ça » n’a pas la fonction de pronom qu’il a en grammaire. Par ailleurs, si c’était le cas, on ne voit pas ce que Freud aurait inventé d’original. Les grammaires existent depuis l’antiquité. N’est-il pas urgent de rappeler que le ça de la psychanalyse n’est pas un pronom ? Ni pronom démonstratif comme par exemple dans la phrase « si tu fais ça, tu le regretteras », ni un pronom neutre comme “il” ou “le”. Par exemple dans la phrase « Êtes-vous proche de lui ? Je le suis », le est ici un neutre qui représente toute la phrase, mais ce n’est pas pour autant le « ça » de la psychanalyse. Le ça freudien et lacanien ne réduira pas non plus à un pronom indéfini tel que « aucun, certain, plusieurs, quiconque, etc. » puisqu’ici la fonction du pronom est encore de désigner, même si c’est d'une manière imprécise et indéterminée, des personnes ou des choses de la réalité. Si le ça était un pronom, fut-il neutre, il ne pourrait être « l’inconscient systématique » comme l’appelle Freud. Il y a en psychanalyse un détournement des mots et des sens ordinaires dont on doit tenir compte sous peine de contresens et de galvaudage des concepts. Ainsi en est-il, comme on le sait, des mathématiques, de la topologie des nœuds, des logiques et autres notions spécifiques dans l’enseignement de Lacan comme dans celui de Freud.

Le ta que propose Lanselle équivalant à un pronom chinois utilisé notamment pour les animaux, les objets inanimés, et les notions, ne saurait correspondre au « ça » de la psychanalyse. Homophoniquement ce « ta » chinois rappellera à certains le « ta » de la grammaire grecque. Le ta grec est un article qui se suffit à lui-même. Mais on ne le traduit jamais tel quel. Exemple « ta en ouranoï », (mot à mot « ce qui est dans le ciel ») est transcrit traditionnellement en français par « les choses du ciel ». Dans Parménide nous trouvons « ta eirèmena », que l’on traduit classiquement par « les choses dites » alors que le mot à mot serait « ça qui est dit ». Tandis qu’en grec l’article « ta » au neutre pluriel suffisait, les autres langues se sentent obligées de préciser en ajoutant le mot « chose » ou un équivalent en place de « ta ». Certes, on peut toujours mettre un mot à la place de « ça » mais alors il ne désigne plus le « ça » de la psychanalyse, il est devenu quelque chose de nommable. Le ça est pareil à l’ensemble vide qu’aucun ensemble ne peut encadrer. En conséquence ni le ta chinois ni le ta grec ne correspondent au ça de la psychanalyse.

Et cependant Lanselle nous soutient qu’il s’agit de « la plus élégante et la plus fidèle » des traductions. Y en a-t-il d’autres ? Il y en a d’autres. Quelles sont-elles ? L’auteur, dans son « glossaire des termes français chinois de psychanalyse, psychologie psychiatrie » [2] nous en présente une dizaine mais qui cependant se réduisent toutes à des contresens révocables, en tout cas pour la psychanalyse, qui ne relève avec son inconscient, ni de la psychologie ni de la psychiatrie. Exemple :


Ça, traduit par yī dǐ 伊底. « Di » signifie “fond”. Yi est une forme de pronom neutre. Or ce qui caractérise le ça c’est d’être sans fond comme l’infini pourrait-on dire. Si on lui donne une limite, un fond, s’il est un pronom, il n’est plus in-conscient, « inconscient systématique » comme dit Freud.

Ça, traduit par shòu wǒ 兽我 [獸-]. Wo signifie “moi” et shou signifie “bête”. Avec « shou wo » nous sommes chez les Égyptiens ou chez les esprits animaux de Descartes, mais nous ne sommes plus chez Freud : nous avons quitté la psychanalyse. Cette expression est donc inadéquate. Si le ça n’est pas une bête il s’oppose pourtant au moi et au surmoi qui sont de beaucoup plus bêtes que lui.

Ça, traduit par yuánshǐ běnnéng 原始本能. Yuanshi signifie primitif et benneng signifie instinct. Freud distingue justement dans sa théorie l’instinct de la pulsion. Le terme « primitif » signifie « qui naît le premier » Or le ça est de l’ordre du non-né, comme dit Lacan, et si de plus en psychanalyse Freud l’en distingue de l’instinct, l’expression doit soigneusement être écartée.

Ça, traduit par yuán wǒ 原我. Wo signifie “moi” et yuan “originel”. Comment le ça pourrait-il être « le moi originel » ? Toute la psychanalyse repose sur le fait que le ça n’est pas le moi. À moins de soutenir le célèbre contresens de Marie Bonaparte « le moi doit déloger le ça », cette expression est une erreur.

Ça, traduit par tā wǒ 它我. Ta est un pronom neutre et wo signifie “moi”. Ce qui caractérise le « ça » en psychanalyse c’est de se distinguer de tout nom, de tout pronom, de toute chose et de toute identité. Il ne peut donc y avoir de moi objectif ni même privé dans le ça. Cette expression est une impasse.

Ça, traduit par běnwǒ 本我. Ben signifie “racine”. Benwo serait le « moi racine ». Le moi est une différenciation du ça mais on ne peut soutenir que le ça est la racine du moi sans faire du ça quelque chose d’aussi physique qu’un arbre. L’expression est donc à rejeter. (« L’éveil n’est pas un arbre » comme disait Houei neng)

Ça, traduit par qián wǒ 潜我 [潛-]. Qian signifie “caché sous l’eau” et wo signifie “moi”. L’eau peut être une métaphore de la jouissance, mais elle ne saurait cacher cette fiction qu’est le moi. Cette expression est donc, elle aussi, à rejeter.

Ça, traduit par sī wǒ 私我. Si signifie “privé” et wo “moi”. Or le ça en psychanalyse n’est pas une identité privée, un moi privé. Il est ce qui diffère de tout moi et de tout surmoi fussent-ils fantasmatiques, fictionnels ou privés. Sī wǒ ne désigne donc pas en chinois le ça psychanalytique.

Ça, traduit par ,il/elle” (objets dépourvus d’âme). Ta désigne littéralement un pronom neutre se rapportant aux choses et aux animaux. Comme il n’y a ni chose ni animaux dans le ça, cette expression se rejette elle-même.


Le « ça » en psychanalyse, depuis Nietzsche, Groddeck et Freud, se distingue de toute forme de pronom grammatical ou d’article déterminant. Dans La question de l’analyse profane [3] Freud nous figure le ça inconscient, impersonnel, par l’usage qu’en fait fréquemment l’homme ordinaire en parlant « lorsqu’il dit [en français dans le texte] : “j’avais ça en moi”, “c’était plus fort que moi”… L’importance de ce genre d’expressions est que nous pouvons clairement y distinguer le ça pronom du ça inconscient, même si le névrosé s’entête à les amalgamer. « J’avais ça en moi », quoi ça ? Cette maladie ? Si c’est une maladie, ou quelle qu’autre chose de définissable, il s’agit simplement du pronom. Si c’est ineffable, innommable, indéfinissable si on le désigne comme « force inconnue » qui ne se réduit à rien, nous sommes en présence du « ça ». Dans Le moi et le ça (1923). Freud se référant à Groddeck nous dit justement que : « nous sommes “vécus” par des forces inconnues et impossibles à maîtriser. Nous avons tous éprouvé de telles impressions » [4]. Distinguer le ça pronom du ça inconscient c’est distinguer l’inconscient du conscient. Le ça est cette dimension de nous-mêmes qui est sans nom, sans dieu ni maître, sans opinion, inopinée. Certes le conscient et l’inconscient, pour reprendre un exemple formel, sont noués ensemble à la manière des cercles d’Euler (XVIIIe siècle). Le champ d’intersection de ces cercles y est, en quelque sorte, exclu de leur différence. Le champ d’intersection forme une zone dans laquelle le conscient et l’inconscient se confondent : c’est la névrose. Toutefois ces cercles sont suffisamment distincts et manœuvrables topologiquement pour qu’on ne les confonde pas. Lacan nous fait remarquer qu’ici « la conjonction disjonctive soutient l’alternative ». L’inconscient n’est pas le conscient sauf dans cette zone d’intersection pathologique où l’on ne saurait dire si cette aire appartient à l’inconscient ou au conscient.


inconscient                                 conscient


Cercles d’Euler


Dans le ça, nous dit Freud dans le même article : « Il n’y a rien qu’on pourrait assimiler à la négation » [5]. Le ça montre donc cette vérité paradoxale : c’est l’identité qui est négative et non pas la non-identité. L’identité est nécessairement négative puisqu’elle rejette pour être elle-même tout ce qui n’est pas elle. Nous sommes dans ce que Kant appelle « l’objet vide sans concept » « le nihil negativum » le rien de négatif [6]. La psychanalyse n’est pas une doctrine centrée sur le moi mais bien au contraire sur le ça.

Dans « La décomposition de la personnalité psychique » Freud résume encore sa découverte de l’inconscient par la formule « Wo Es war, soll Ich werden », « là où c’était, je dois advenir ». Certes « je » est un pronom personnel sans distinction de genre. Mais de quel sujet s’agit-il ? On ne s’y trompera pas. Il s’agit du sujet de l’inconscient, il s’agit du ça en tant que sujet anonyme. Ainsi, dans le schéma L, « schéma du mur du langage », Lacan identifie, phonétiquement, c’est-à-dire scandaleusement, le Es allemand à la lettre S, acronyme de sujet, pour désigner le sujet de l’inconscient. Le terme « sujet » est pris ici en tant qu’acteur, en tant qu’agent, mais en tant qu’acteur ou agent nettement décollé, séparé coupé du sujet philosophique identifiable, du sujet réfléchi, conscient de lui-même ou du moi représentatif. Ici le sujet de l’énonciation (l’agent, l’acte de production) sera séparé, sera distingué du sujet de l’énoncé (son résultat). Cette différence entre l’énonciation et l’énoncé était connue des Grecs qui distinguaient poièsis et poièma. Poièsis désigne l’activité poétique, l’acte de création et poièma, mot neutre, définit le poème en tant que résultat objectif. C’est ainsi que « le ça parle ». Ici que veut dire parler ? Parler a pour étymologie « bal » qui veut dire “jeter”. Donc le ça jette, le ça jaillit, et ce jaillissement est transformatif. Le ça parle parce que justement on peut différencier le sujet non réfléchi de l'énonciation d’avec le sujet réfléchi de l’énoncé, autrement dit, l’inconscient se distingue du conscient. Cette fonction jaillissante de la parole implique le grand A, le grand Autre c’est-à-dire le vide sans représentation mais avec potentiellement toutes les représentations. Selon le bouddhisme Mahayana, « le discours sur le vide » (fondement du Chan) est condensé dans la lettre A. Le grand A c’est le langage en mouvement. Le reste n’est que du fantasme, moments d’arrêt sur fantasme. Le ça, le sujet de l’inconscient « ex-siste ». Il se situe « hors » de tout énoncé, donc par-delà le moi, le surmoi et leurs discours. Le ça, Es, S, est donc la puissance du sujet dans son ineffable étonnement, sans nom, ni propre ni commun, sans identité, sans être, sans qualité, sans mesure, sans avoir, sans affaire, sans dieu ni maître, sans opinion « sans dépendance à l’égard des mots et des lettres ». Si on en fait quelque pronom, il devient S barré, le sujet barré par son fantasme : $. Ce qui veut dire par voie de conséquence que c’est d’abord dans le langage que se distinguent fantasmatiquement les sexes, les générations, la mère, le père, et « les dix mille êtres ». Le sujet de l’inconscient ne peut donc être que « trans-individuel, trans-nationaliste, trans-culturel » [7].

Ce sont les nationalismes identitaires qui figurent, chacun à sa manière propre, les résistances au ça, à « l’inconscient systématique ». Chaque nation de par sa propre langue et sa propre culture présentera des formes de résistances caractéristiques à l’inconscient. Nous ne sommes séparés et liés aux autres que par le mur du langage.


Le ça n’est donc ni une chose, ni un pronom ni aucun nom ni comique ni tragique. Il n’est ni une métonymie (changement de sens) ni une métaphore (changement de mot). Il n’est ni A ni non-A, c’est-à-dire aucune lettre. Le ça est ce qui ne se prend lui-même ni pour objet ni pour sujet au sens identitaire et réfléchi. Le ça n’est jamais identique à lui-même. Pulsion irréversible et insaisissable il est par-delà le mur du langage. Le ça ne montre que la présence de la différence en tant que telle et rien d’autre. Il est le trait de la différence absolue, trait qui n’est jamais identique à lui-même. Analyse, en grec analusis, est l’action de distinguer en les séparant les composant d’un ensemble. Il suffit de pousser, en toute rigueur, hyperboliquement l’analyse jusqu’au bout d’elle-même pour trouver « le ça innommable » : personne ne sait ce qu’il y a, ni qui il est, ni où il est, ni quand il est. Ainsi pouvons-nous penser curieusement qu’à notre propre vie nous aurons été en quelque sorte totalement étranger. Le ça est cette différence non stop qui précède toute ressemblance.

On pourrait évoquer la fonction du ça par la racine carrée de moins un, qui n’existe pas : √-1, puisqu’il tout nombre négatif élevé au carré devient positif. Ce nombre sans réalité que les mathématiques désignent par i (comme le i de « Yijing ») dégage pourtant, du point de vue opératoire, une puissance stupéfiante. « Ce n’est qu’un algorithme, dit Lacan, mais il sert ».

Le ça, sans nom, sans identité, sans signifiant ni signifié, est l’acte transformatif des phénomènes, des êtres et des choses. Il relève de la pulsion et non du signe. Il est le toujours présent-insaisissable. Dès qu’on le nomme c’est du passé ou du futur. Semblable à la flèche arrêtée, qui n’est jamais ce qu’elle était lorsqu’elle volait, il est inconnaissable.

Les linguistes ont remarqué que les civilisations qui ne connaissent pas l’écriture alphabétique n’ont jamais développé d’hypothèse atomiste. C’est que la structure profonde d’une langue dépend du désir de ses formations inconscientes. Les Chinois privilégient le vide et non la substance, le non-être plutôt que l’être, le mouvement plutôt que le statique. Ces choix et ce désir s’incarnent dans la structure de leur langue. Ainsi la composition de tout caractère chinois est-elle construite par des phonèmes dont la valeur est si variable, si indécise et incertaine que nul ne peut dire immédiatement comment il se prononce. Tel ou tel élément suggérerait qu’il se prononce de telle ou telle façon avec tel ou tel sens, sans qu’on en puisse avoir la certitude absolue, à moins évidemment de se référer à l’usage traditionnel de quelque doxa. De quel genre de doxa ? D’une doxa qui ressemble terriblement à celle que définit Bourdieu, c’est-à-dire une opinion qui n’est que le point de vue des dominants imposé comme point de vue universel :

La doxa est un point de vue particulier, explique Bourdieu, le point de vue des dominants, qui se présente et s'impose comme point de vue universel ; le point de vue de ceux qui dominent en dominant l'État et qui ont constitué leur point de vue en point de vue universel en faisant l'État. [8]

Reste que la langue chinoise ressemble comme une goutte d’eau pure au langage phonétique de l’inconscient quand il joue sur les sons et les phonèmes tel le fameux « langage des oiseaux ». La langue chinoise est structurellement une sorte de « lalangue » pour reprendre le néologisme de Lacan désignant « un savoir qui se sait à l’insu de lui-même » et qui « échappe à toute mathématisation » comme la poésie.

La désubstantialisation, la dématérialisation, la désatomisation, la désontologie, la désétralisation (formé sur le désêtre de Lacan), la parlêtralisation (sur le parlêtre, autre désignation du ça pour Lacan) sont pour nous des nouveaux concepts alors qu’ils sont de très antiques et habituelles notions pour les Chinois.

Lorsque j’ai rencontré à Chengdu le célèbre premier psychanalyste chinois, le Pr Huo Datong [9], je lui ai dit que Laozi, Zhuangzi, Li Zhi, les patriarches du Chan, le Yijing, sont, en droit et en fait, les maîtres fondateurs de la psychanalyse universelle.


Huo Datong approuva si naturellement que j’avais l’impression désagréable de défoncer une porte ouverte. Mais alors, pourquoi ne le dit-il pas ? Conformisme universitaire ? Conservatisme politique ? Imitation du discours occidental ?

La psychanalyse est une pensée en mouvement, un refus de tout système, perpétuellement ouvert à la révision, affirme Lacan lequel ne manque jamais de s’inspirer librement de la pensée chinoise. Quand Charcot disait à Freud que la cause de tout était sexuelle, à l’étonnement de Freud, Charcot ne le disait pas en public. Avec Huo Datong nous partageons donc d’une certaine manière le même genre d’étonnement que Freud avec les propos de Charcot.


Quoi qu’il en soit, comment pouvons-nous traduire le « ça » psychanalytique en chinois ?

Inutile d’apprendre nos grammaires aux Chinois, ce serait une perte de temps et le plus sûr moyen de les induire en erreur. À strictement parler il n’y a pas de grammaire en chinois, en revanche, il existe dans la culture chinoise des termes classiques qui correspondent aux concepts de la psychanalyse sans qu’on ait besoin d’en forcer le sens. Ce sont des termes et des expressions d’une littérature millénaire qui, d’une part, donnent aux psychanalystes occidentaux un nouvel éclairage sur des concepts qui nécessitent un approfondissement toujours renouvelé, et, d’autre part, permettent aux chinois de pouvoir utiliser plus sûrement, sans se déraciner culturellement, la méthode psychanalytique.


Dès le premier poème du Daodejing (IVe s. av. JC) nous trouvons le terme le plus adéquat qui soit au « ça » de la psychanalyse : wu ming, 无名, deuxième vers du premier poème.

« Tao » est généralement traduit par « voie » mais il peut être traduit comme l’avait, en son temps, deviné Lacan par « voix ». De fait dans la pratique Tao pour le commun des Chinois c’est « le dire » De sorte que le premier vers exprime une notion fondamentale en psychanalyse le non-dit ou dire inconscient :

Tao ko tao fei chang tao

traduction : « le dire véritablement dire est le non-dit »

Ming ko ming fei chang ming

traduction : « le nom véritablement nom est le sans nom »

Cette expression courante pour les chinois, « Wù ming » sans nom, est ce qui correspond en toute rigueur au « ça » de Freud, de Groddeck et de Nietzsche. Bien sûr on peut retrouver du « sans nom » dans le Bouddhisme, la poésie, ainsi que dans maintes doctrines primitives. Mais le génie de Freud a été de placer dans sa deuxième topique le ça face au moi et au surmoi. « À l’origine tout était ça », nous explique-t-il, « le moi s’est développé à partir du ça… comme le surmoi ». Que dit Laozi ? Exactement la même chose :

Wù ming tian di zi shï

traduction : « le sans-nom produit le ciel et la terre »

Le premier couple, la terre et le ciel, se sont détachés du sans-nom comme le moi et le surmoi se sont détachés du ça dans la théorie de Freud.

Yoù ming wà wu zi mu

Traduction : « avec un nom il est la mère des dix mille êtres »

Le ça, le sujet de l’inconscient, S, avec un nom devient S barré, $ barré par son fantasme. Le nom est mère de toutes choses.


Dans le populaire Tarot de Marseille le seul arcane anonyme est la Mort : le sans nom. Phonétiquement le son français « ça » résonne comme le phonème [sa], « sha » : , chinois qui signifie “tuer”. C’est que le ça s’écrit avec des lettres et que « (la lettre tue, nous dit Lacan mais nous l’apprenons de la lettre elle-même) C’est ce par quoi toute pulsion est virtuellement une pulsion de mort » [10]. L’idéogramme n’est pas une lettre.

Lacan, se référant au chinois nous explique ce qu’est la mort dans le système inconscient :

L'instinct de mort, dit-il, n'est pas un rongeur, un parasite, une blessure, même pas un principe de contrariété, mais quelque chose comme une sorte de yin opposé à yang, d'élément d’alternance. C'est pour Freud, soutient-il, nettement articulé : un principe qui enveloppe tout le détour de la vie, laquelle vie, lequel détour, ne trouvent leur sens qu'à la rejoindre. [11]

Dans l’emblème du Tai ki, la nuit, le noir, englobe toujours la lumière, et la lumière (le blanc) refoule la nuit. Ne pourrait-on pas en déduire la plupart des concepts fondamentaux de la psychanalyse ?


En conclusion pour mieux comprendre le ça en tant que wù ming, en tant que sans nom, sans identité, sans être, sans dieu ni maître, sans opinion, sans croyance, sans mesure, sans qualité, nous pouvons nous référer aux écrits du Maître taoïste chinois Tchoug tseu (IVe s. av. JC). Tout spécialement dans la traduction et les commentaires du Pr Romain Graziani : « Fictions philosophiques du Tchouang tseu » (éd. Gallimard). « Par son apologie raisonnée du difforme et de l’informe, explique Romain Graziani, par la recherche proprement philosophique d’un état d’indistinction et d’inconnaissance, par sa description enchanteresse du bonheur qu’est oublier autrui, par son injonction agressive à délaisser le souci de faire le bien ou de servir le monde, le Tchouagn tseu invite bien plutôt à toutes les transgressions possibles, mondaines, cognitives ou morales »… « La variété constante dans l’expression est pour Tchouang tseu la seule façon de donner corps à une critique en règle du langage, de ses catégories, de ses failles, de ses effets de distorsion »


Le ça freudien est le Réel lacanien « impossible à connaître », « différent de la réalité » et le Réel lacanien est le « sans nom », le wu ming taoiste : 无名.

                                                                   

 

Comment traduire « ça » en chinois ?


Guy Massat & Xiao Xiaoxi


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[1] Lanselle R., « Les mots chinois de la psychanalyse », Essaim n° 13, ERES, p. 88-92.































[2]  à voir sur ce site







































[3] Freud S., La question de l’analyse profane, Gallimard (Folio-Poche), p. 46.







[4] Freud S.(1923), Le moi et le ça, Petite bibliothèque Payot, p. 235.



















[5] Ibid



[6] Kant E., Critique de la raison pure, PUF (Quadrige Grands textes), 2007, p. 249


























[7] Michel Guibal, « Une autre lecture de “La restauration du ciel” », sur ce site




































[8] Bourdieu P., Raisons pratiques. Sur la théorie de l'action, Paris, Le Seuil, 1994, p. 129.









[9] Malovic D., La Chine sur le divan, Plon, 2008.




















































[10] Lacan J. (1960). « Position de l’inconscient », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966., p. 848



[11] Lacan J. (1961-1962) L'identification, séminaire inédit.

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