河里淹死会水的 NGA ad libitum

ou

Une autre lecture de La restauration du ciel 结镜界


Michel Guibal



Retour
sommaireCh_Retour_Guibal00.html
TéléchargementCh_Retour_Guibal13_files/Guibal-Une%20autre%20lecture.pdf

Texte écrit en novembre 2003 et destiné à être publié dans L’indifférence à la psychanalyse. N’ayant pas trouvé place dans l’édition finale, il propose une autre lecture de Lu Xun que celle proposée par François Jullien.

Il est à rapprocher du texte d’Olivier Douville

        Lacan et le moment chinois de la psychanalyse - Qu’est-ce que c’est que cet « est-ouest » ?

texte amputé à la publication du livre L’indifférence à la psychanalyse et disponible sur ce site par ici.

Je ne peux que m’associer à l’hommage rendu à François Jullien par Alain Arrault. Il met au défi nos oreilles psychanalytiques : resteront-elles sourdes et indifférentes aux voix de la Chine ? Je tenterais par cette communication de relever ce défi en proposant une autre lecture de la « restauration du ciel » de Lu Xun que celle de F. Jullien.

Il semblerait donc qu’il y ait une indifférence à la psychanalyse. Indifférence supposée des chinois, de la tradition, des lettrés, des intellectuels ? Ou bien encore indifférence de la langue même en regard de son histoire et de sa structure ?

La question de l’indifférence à la psychanalyse se situe dans le droit-fil de J. Lacan lorsqu’il dit dans le séminaire la logique du fantasme : « l’inconscient c’est la politique », et qu’il conseille d’écrire un essai sur l’indifférence en matière de politique sur le modèle de « l’essai sur l’indifférence en matière de religion » de Lamennais, dont je ne manquerai pas de vous donner une courte citation. S’adressant au peuple juif il dit :

« Peuple autrefois le peuple de Dieu, devenu non pas le tributaire, le serviteur d’un autre peuple, mais l’esclave du genre humain, qui malgré son honneur pour toi, te méprise jusqu’à te laisser vivre ».

Je n’écrirais pas un essai sur l’indifférence en matière de psychanalyse car, stimulé, s’il en était besoin, par les sons inaudibles, je préfère me situer, non pas sur le plan de la théorie, mais aux niveaux des oreilles, c’est-à-dire de la pratique, ce qui se dit, en Chine, en baihua : 白话

Je ne suis pas pour autant indifférent à ce que m’apprend F. Jullien dans ce texte de 1979. La Chine est, en quelque sorte, pour moi un nouvel analysant. Je comprends donc que Lu Xun (auteur dont j’ignorais auparavant l’existence), après avoir lu une traduction douteuse d’un auteur japonais glosant sur S. Freud, récuse ce dernier. Que n’a-t-il, plutôt, dès les années vingt, été voir dans les textes allemands pour les traduire ? Il récuse, donc, un S. Freud que je récuserais moi-même. J’apprends ensuite que cet auteur, dans Contes anciens à notre manière, soustrait au mythe de Nüwa ce qui dans les versions éparses indique une possible relation incestueuse avec son frère Fuxi, créateur des trigrammes. La référence à S. Freud commence mal. J’apprends l’engagement politique de Lu Xun sur lequel je reviendrais. J’apprends cette posture très lacanienne de Lu Xun dans son passage de la posture du lettré à celle de l’intellectuel. Mais F. Jullien m’enseigne aussi F. Jullien, dont je poursuis la lecture des ouvrages qui suivront cette ouverture. Nous pourrions discuter ses thèses qui soutiennent l’indifférence à la psychanalyse, et la radicalité de ses démonstrations nous conduirait à penser qu’il y aurait, peut-être, in fine, accointance, connivence sinon complicité. Je ne peux oublier l’étonnement digne du philosophe, sinon du sinologue, avec lequel F. Jullien m’accueillit il y a quelque deux ans déjà. Je venais l’informer de l’existence de psychanalystes pratiquant la psychanalyse en Chine. Je m’autorise de cet accueil pour dire quelques mots de ma formation, d’où se légitimera ma lecture « psychanalytique » de la restauration du ciel : une autre lecture donc.


En évolution contraire (à celle d'art musical), l'écriture du langage, paralysée par l'inertie de la langue alphabétique, ne pu finalement s'imposer aux langues modernes qu'en étouffant en elles les échos de la vive voix.

Ce qui m’a formaté légitimera, donc, ma lecture « psychanalytique » du texte de Lu Xun. Médecin et psychiatre j’ai appris à “démasquer” la paranoïa• chez l’autre. Des souffrances indicibles me poussèrent sur le divan mythique et vers l’enseignement de J. Lacan (lecteur de S. Freud) : la paranoïa se fit affaire de connaissance.

La voix, ainsi expérimentée, fit émerger des déterminations « inconscientes » qui conditionnèrent ma pratique psychanalytique durant de longues années. Comme pour H. Ey et J. Lacan la question de l’hallucination auditive se trouve au centre de la pratique et de la théorie. La catégorie psychiatrique des psychoses hallucinatoires chroniques vint se fondre dans un ensemble plus large : « ceux qui entendent des voix que les autres n’entendent pas ». Partant de ce terrain de la cure, surgit une ouverture vers les oraculaires de la Torah et du Coran (parfois fous, parfois sages, parfois prophètes ou messies), sans oublier les psychanalystes eux-mêmes. La voix va ainsi se détacher de ses liaisons avec les significations pour flotter dans des lieux indéterminés (ni dedans, ni dehors).

De la théologie et la philosophie, se séparant, émerge le courant du Vocalisme (Porphyre fait, ici, référence), objet d’un refoulement qui n’a rien à envier à celui de la culture judéo-arabe, refoulement qui pourrait constituer l’illusion d’une Europe purement chrétienne, de filiation purement athénienne et indo-européenne. Mon détour (tardif) par la Chine, et par la langue chinoise, ne saurait faire l’économie d’un passage par le conflit Athènes-Jérusalem, et par la prise en compte de l’écriture Hébraïque.

Mon écart par la Chine appelle quelques précisions. J'allais pour la première fois en l'an 2000, à "la Chine", rendre visite, moi le barbare, aux magots. Autrement dit, j'allais inséminer mes collègues chinois pratiquant la psychanalyse à Chengdu. Très près du départ, ma fille cadette, Barbara, me signale un Courrier de L'UNESCO, décrivant le travail d'une NGO de Beijing qui prend en charge des enfants dits « autistes », ainsi que leurs parents. Ayant sur ce trajet programmé huit jours de loisir à Beijing, je me signalais par mail à Madame Tian Huiping, directrice de cette NGO. Je me présentais comme étant porteur d'un intérêt pour l'autisme en général, mais aussi porteur de notre traumatisme : les psychiatres nazifiés participèrent à l'extermination des enfants malades mentaux. Tian Huiping, adepte de la méthode ABA, mit immédiatement à l'épreuve cette nouvelle méthode dite « psychanalytique » me disant : « Pourquoi allez vous conceptualiser à l'Université de philosophie du Sichuan ? Ici, nous sommes dans la merde ». Après dix jours passés à « Xingxingyu » l'efficacité de « l'écoute psychanalytique des parents » m'a permis de renouveler cette année, pour la septième fois, l'expérience. J'ai reçu ainsi quelque 150 familles venant de toutes les régions de Chine. Le protocole a ceci de particulier que je ne parle ni ne comprend le chinois (bien que je l'apprenne), et que les traducteurs sont donc de rigueur (anglais, allemands, français). Pourtant, très rapidement, je fis savoir aux traducteurs de ne traduire qu’à ma demande. Ainsi, mon écoute et mes interventions ne se sont trouvées guidées que par le son des voix, la prosopopée, les expressions du visage, les émotions, ou bien parfois par ma compréhension de certains mots chinois. Donc paradoxalement, ma demande de traduction surgit quand je comprends. Enfin, par cette méthode, je n'ai aucun contrôle sur ce qui est communiqué.

Un jour, j'entends de façon répétitive le son « ngo ». Je demande alors ce qui est dit. La réponse fut déterminante : « ngo » en cantonnais, c'est « wo » en mandarin. Je travaille donc dans l'hallucination permanente. Cela a quelques conséquences sur mes fondements sinon sur l'inanalysé des fondements de la psychanalyse, comme en a témoigné ma récente improvisation sur ces bouleversements, au colloque des Cartels Constituants de l'analyse Freudienne à Tours, et qui devrait être publié au cours de l'année 2005. Il n'est pas inutile de préciser que ces détails justifient ma lecture de Lu Xun.

La question de l'autisme, entendue comme fondamentale pour la théorie et la pratique analytique, se résume en quelques mots, ceux de J. Lacan lui-même que je m'excuse de citer un peu longuement :

J. L. - Que vous souleviez la question qu'il y ait des êtres qui n'entendent rien est suggestif certes, mais difficile à imaginer. Vous me direz qu'il y a des gens qui peuvent peut-être n'entendre que le brouhaha, c'est-à-dire que ça jaspine tout autour.

- Je pensais aux autistes, par exemple. Ce serait un cas où le réceptacle n'est pas à sa place, et où l'entendre ne peut pas se faire.

J. L. - Comme le nom l'indique, les autistes s'entendent eux-mêmes. Ils entendent beaucoup de choses. Cela débouche même normalement sur l'hallucination, et l'hallucination a toujours un caractère plus ou moins vocal. Tous les autistes n'entendent pas des voix, mais ils articulent beaucoup de choses, et ce qu'ils articulent, il s'agit justement de voir d'où ils l'ont entendu. Vous voyez des autistes ?

- Oui.

J. L. - Alors, que vous en semble, des autistes à vous ?

- Que précisément ils n'arrivent pas à nous entendre, qu'ils restent coincés.

J. L. - Mais c'est tout à fait autre chose. Ils n'arrivent pas à entendre ce que vous avez à leur dire en tant que vous vous en occupez.

- Mais aussi que nous avons de la peine à les entendre. Leur langage est quelque chose de fermé.

J. L. - C'est bien justement ce qui fait que nous ne les entendons pas. C'est qu'ils ne vous entendent pas. Mais enfin il y a justement quelque chose à leur dire. Mais vous ne pouvez dire qu'ils ne parlent pas. Que vous ayez de la peine à entendre, à donner sa portée à ce qu'ils disent, n'empêche pas que ce sont des personnages plutôt verbeux.

L’acquisition du nom propre est sans doute dans l’histoire de l’individu une étape aussi importante que le stade du miroir. Cette acquisition échappe à la mémoire et à l’autobiographie, qui ne peut raconter que ces baptêmes seconds et inverses que sont pour un enfant les accusations qui le figent dans un rôle à travers un qualificatif : « voleur » pour Genet, « youpin » pour Albert Cohen.


Le détour par l’hébreu, antérieur au détour par le chinois, me conduit vers l’enseignement de J. Lacan qui nous précise la fonction psychanalytique. Cette fonction assure le passage des consonnes antiques à la modernité. C'est à exercer cette fonction, que les psychanalystes de la Mittel Europa, fuyant le nazisme, faillirent, élaborant aux Amériques l’ego-psychologie inféodée à l’american way of life. J. Lacan présente les consonnes antiques à travers celles de son propre nom patronymique : LCN en hébreu, dont il donne la traduction. Je cite de mémoire : « Et pourtant ». Dans mes recherches, j’ai cependant pu constater que toutes les traductions indiquent « c’est pourquoi ». Je parlais d’une posture de J. Lacan : elle serait galiléenne : il y a la tradition, et pourtant (e pur) j’énonce ce que j’énonce. Si l’on rétablit la traduction communément admise, on corrige : il y a la tradition, c’est pourquoi… Le style de Lu Xun est lié à cette problématique. Mais quelles sont ses consonnes archaïques ? C’est l’objet même de cette communication.


En cette seconde moitié du XIIe siècle, seule la langue vulgaire parlée est véritablement maternelle : écrite, elle dévie du côté du latin, du Père, des Pouvoirs, de l’Autre.

J’ai d’abord lu la traduction de La restauration du ciel de F. Jullien, puis celle de Li Tche-houa. Je comprenais aisément l’écriture latine, et le sens, guidé par mon désir de savoir, me submergeait. Rapidement cependant il m’est apparu que je ne pourrais apprécier les analyses de F. Jullien à leur juste valeur. En effet, il propose son analyse du style de Lu Xun, alors même que je ne sais pas lire cet auteur dans sa langue ! Je me procurais donc le texte chinois. Devant cette page graphique qui ne me donnait ni le sens ni le son, ma stupéfaction fut grande de voir émerger, de cet insondable océan, trois lettres latines dont j’entendais le son, puisque je n’en comprenais pas le sens : « NGA ». L’utilisation, par Lu Xun, des lettres latines au milieu de cette science graphique n’est pas mystérieuse : il s’agit de sa démarche consciente de militant politique. Dans sa rage, destructrice de l’ordre ancien, il va jusqu’à préconiser l’alphabétisation de la langue chinoise. Mais le mystère subsistait : pourquoi « NGA » ? Pourquoi ce choix ? Étrange ! D’autant plus que dans la dernière édition de ce texte, une note des éditeurs indique qu’il s’agit d’une onomatopée. Toutefois, les dictionnaires n’indiquent « NGA » ni comme une onomatopée chinoise, ni comme une interjection. Seul « ng » est donné comme interjection.

! 这个! 很对不起! 这个!我最近很忙,啊

Ng! Ça ! Désolé ! Ça ! Ces jours-ci je suis très occupé, a


Ainsi « NGA » résonne comme un son sans sinogramme, il y a un trou dans la graphie. Un cri du trou comme a pu le dire J. Lacan. Ceci n’est pas sans évoquer les nombreuses interrogations occidentales sur le style d’écriture ou de peinture qui peut faire entendre une voix. Ici « NGA », comme écriture latine, me fait entendre une voix, sinon un cri, mais une voix qui ne trouve pas sa graphie.

Vous n’avez vu aucune image… seulement une voix.

L’énigme demeure. Pourquoi Lu Xun a-t-il choisi dans son combat politique d’utiliser des lettres latines « nga » qui ne renvoie à aucune graphie chinoise ? « nga ». Pourquoi n’a-t-il pas retranscrit de façon systématique l’ensemble des idéogrammes du texte ? Il choisit de latiniser une lacune graphique plutôt que de latiniser la graphie chinoise, qui est l’objet même de son combat politique.

Il y a là une détermination dont je ne trouve, pour l’instant, que peu de traces permettant de penser qu’elle serait consciente. Une détermination proprement inconsciente ? Il se trouve que, par hasard, je lisais en même temps, et la thèse de F. Jullien et l’article : « Les langues sino-tibétaines » de l’Encyclopédia Universalis. Cet article, que signe M. Coyaud, se termine par une citation de Karlgren. Dans les tentatives de reconstituer la prononciation du chinois archaïque en s’appuyant sur les dialectes actuellement parlés, Karlgren indique que « wo » et « wu », deux manières de dire “je, moi, mon” en chinois archaïque, se prononcent (pour wo en tout cas) : [nga/ngo].


Cette lecture me fournit l’occasion de faire mon interprétation du « NGA » de Lu Xun :

Ces petits « est-ouest 东西 » commencèrent à crier : Je et/ou Moi.

NGA! 那些小东西可是叫起来了


La Chine, soucieuse de phonétiser la graphie chinoise, a développé de façon endogène une phonétique, comme en témoigne, entre autres, l’ouvrage de John T. S. Chen. Je ne reprendrais pas l’histoire des systèmes traditionnels cherchant à phonétiser la langue chinoise par l’utilisation de caractères chinois ou de signes autres que les lettres latines.

Cependant, il me semble important de faire référence à A. Arrault dans le sens où il prolonge les thèses de Karlgren auquel nous introduit M. Coyaud et : le rapport entre les sons [Nga] et les idéogrammes de “je” et/ou de “moi” en chinois archaïque. La question est extrêmement complexe pour un béotien et même pour cet auteur ainsi qu’il le souligne lui-même, dans le chapitre IV, un sous-chapitre, intitulé « phonologie et arithmologie » de son récent livre.

Je fis part à mes collègues chinois de Chengdu (Huo Datong et Yan Helai) de mes balbutiements. En retour je reçus le mail suivant :

Nous, avons trouvé un texte d’où sont, peut-être, issus les mots phonétiques inventés par Lu Xun. L'auteur 荣宝惘 Wang Rongbao, le titre 歌戈資模耀古嘉读黍考蕉力薯气; la date : avril 1923.

Le projet de cet article peut se traduire ainsi :

人生汜最郔之眳发楷音秞为峈阿陝(a)

世界賜各跪国弊字趼母譫多嗣以眕阿陝为峈建膘首忑

阿音秞为峈一珨切音秞之眳根跦本掛

此语逄言晟学悝之眳公鼠论蹦也珩


J’en donne, ici, la traduction d’un passage :

Essayons d’étudier la raison naturelle de la voix : les noms des oiseaux sont souvent des onomatopées, la voix émise par eux. Le corbeau chante comme [ya ya] 雅雅捇, on l'a donc appelé qui se prononce comme [ãã], ce caractère peut également s’écrire comme , et dont la prononciation et la signification sont identiques à celle de ce caractère-là.

Le caractère prend le son de (gua, nom générique des cucurbitacées). On dit dans « les poésies » que le Prince-millet se mit à pleurer en prononçant [kwa]. se prononce comme [kw] qui ressemble à la voix du pleur du bébé. On le retrouve chez les bébés des minorités des Ganyue, Yihe etc.

On s'appelle soi-même , se prononce comme nga, un son qui ressemble à la voix avec laquelle le petit enfant commence à parler. C`est pourquoi on appelle le petit garçon et la petite fille 吾子赽 (petit enfant), et aussi 童牙(“dent d’enfant” ; pinyin = tongya). La prononciation de et celle de sont semblables dans la langue archaïque chinoise.


Huo Datong et Yan Helai poursuivent ainsi :

La lecture de ce texte nous a donné l’impression que Lu Xun a écrit l’histoire de Nüwa après avoir lu l’article de Wang Rongbao. Mais le texte de Lu Xun a été publié le premier décembre 1922, tandis que l'article de Wang Rongbao, n’a été publié qu’en avril 1923. Une autre hypothèse serait que Lu Xun ait lu le manuscrit de Wang Rongbao avant ou pendant la composition de son texte. En effet Qiang Xuanbao, un grand linguiste, est à la fois un grand ami de Lu Xun et de Wang Rongbao, il a écrit une longue note à la fin de cet article de Wang Rongbao. Il est donc possible que Qiang, ou bien lui ait passé le manuscrit ou bien ait parlé du sujet de Wang à Lu Xun à moins, aussi, que ce dernier lui ait parlé de ce qu'il était en train d'écrire. Cela n’est que notre déduction, on n'en a pas trouvé la preuve directe. Nous pouvons formuler une autre hypothèse : Wang Rongbao aurait pu écrire son article après avoir lu le texte de Lu Xun ? Cette possibilité est presque impossible car nous pensons que Lu Xun n’était pas capable de dire que le caractère « wu » se prononçait [nga] dans la langue archaïque, même si on peut supposer qu’il connaissait les systèmes élaborés afin d’alphabétiser la langue chinoise.


Il ne serait, donc, pas impossible d’admettre que « NGA » écrive une onomatopée, n’ayant pas trouvé pas à s’inscrire par sinogramme, dans la mesure où elle n’existe pas en putonghua. Elle existe dans les langues sino-tibétaines, reviviscence dans la modernité de la prononciation du chinois archaïque. On ne voit pas pourquoi Lu Xun utiliserait la langue tibétaine dans son combat politique.

S’impose alors l’hypothèse d’un son ayant du sens dans un dialecte chinois. J’ai toujours dans mes oreilles le NGO de l’institution pour enfants dits « autistes ». Cette hypothèse s’inscrirait bien dans le combat de Lu Xun, militant pour alphabétiser la langue chinoise sur le modèle occidental.

Il s’agit donc d’un combat révolutionnaire qui consiste à faciliter l’apprentissage de la langue par le peuple et non de rester dans un système où l’écriture est une arme aux mains d’une classe sociale, celle des lettrés et dans un système, le néoconfucianisme mandchou, générateurs de déchirements individuels. La littérature demeure au second plan dans cette optique. Ceux que persécute le Guomingtang sont les communistes chinois marxistes d’où la proximité de Lu Xun avec les mouvements marxistes, communistes, soviétiques, chinois et maoïstes.

Les systèmes que les Chinois sont en train d’étudier oscillent entre les systèmes de phonétisation et d’alphabétisation. Pour ces derniers, les Chinois hésitent même entre l’alphabet cyrillique et l’alphabet latin.

Un des obstacles est la diversité des langues parlées en Chine : les dialectes. La graphie chinoise fait l’unité de l’Empire, dans la mesure où, par la même graphie, de multiples dialectes peuvent communiquer. L’adoption de l’alphabétisation reviendrait à mettre fin à cette unité. D’ailleurs, chaque dialecte a déjà commencé d’alphabétiser sa langue.

Lu Xun utilise bien les lettres latines, mais il reste encore à savoir quelle langue il alphabétise par là. Est-ce le putonghua ou un dialecte quelconque. Étant lui-même originaire de la province Zhejiang il n’est pas impossible qu’il puisse utiliser un des multiples dialectes de cette province, voir même de sa ville natale : Shaoxing. Mon professeur de chinois Wu Keke présent dans la salle lors de mon exposé a pu faire entendre comment on dit "je" dans le dialecte de Shaoxing. La même émotion m’avait saisi lorsque sur Web un dictionnaire de cantonnais « on line » permet d’entendre le son [NGO] que j’avais, bien avant, entendu dans mes hallucinations à Beijing.

En 1940, une conférence, à Yan-an, pose que l’écriture est une superstructure en rapport avec une classe sociale, donc pour permettre à la classe ouvrière d’accéder à l’écriture, il faut rendre son apprentissage plus facile. Le Latinxua-Sin-wenz, qui fut établi pour les ouvriers du nord de la Chine avec l’aide des linguistes soviétiques, est donc l’arme qui permettra de soustraire l’écriture à la classe des lettrés. Ce parti Lu Xun le choisit en 1922 (consciemment où inconsciemment) lorsqu’il inscrit « Nga » dans le conte de Nüwa. Les révolutionnaires chinois sont inféodés à L’Union Soviétique.

L’écriture est un outil de la culture ; elle a un aspect créatif et réel ; elle est liée à une classe (sociale) et est un facteur de la lutte des classes… Les écritures étrangères ont aussi évolué des idéogrammes à la phonétisation. L’écriture chinoise ne peut échapper à cette règle du développement de l’histoire. D’ailleurs la « nouvelle écriture » a déjà une racine dans l’histoire chinoise.


Le 11 juillet 1950 paraît dans Le quotidien du peuple un article de Staline traduit en chinois par Li Lisan 李立蕾三. Cet article provoqua de nombreuses discussions, et le 9 décembre de la même année, à l’Institut des recherches linguistiques de l’Académie des sciences chinoises, se tint une conférence pour discuter des positions de Staline.

En clair, Staline indique que la langue n'est pas une superstructure, quelle n'appartient pas à une certaine classe de la société. Elle est le fruit des efforts de toutes les successions de générations, et elle n'est pas au service d'une classe mais au service de toutes les classes. On ne peut donc espérer un changement rapide.

Staline met un frein à la latinisation de la langue, souhaitée par Lu Xun. Il conseille à la Chine de ne pas latiniser la langue chinoise car il faudrait latiniser les dialectes (langues inférieures) et cela menacerait l’unité de l’empire. Le Grand Timonier y fut sensible et dans la Nouvelle démocratie, il fait un compromis. Il indique qu’il faut, sous certaines conditions, réformer l’écriture. Il prône la simplification des caractères et souhaite que l’écriture chinoise suive la voie commune de la phonétisation de la langue. Cela aboutira en 1958 à l’adoption du pinyin comme méthode d’alphabétisation de la langue, tout en conservant les idéogrammes, alors simplifiés. C’est la position actuelle qui distingue la Chine continentale de Hongkong et de Taïwan. En Chine ces tensions linguistiques sont toujours actuelles.

Il n’est donc pas impossible de concevoir que, dans son texte, Lu Xun dise “je” ou “moi” en écriture alphabétisée, tel qu’on le dit dans son dialecte, sa langue maternelle. Mais le dit-il consciemment et/ou inconsciemment. J’utilise là une formule de Lu Xun lui-même, pour autant que je puisse me fier une traduction française de différents articles réunis dans Œuvres choisies Il y a de nombreuses occurrences, par exemple :

Aujourd’hui, les soi-disant écrivains révolutionnaires se proclament des militants ou se veulent transcendants. Transcender son époque revient en fait à une sorte de fuite. Et ce chemin-là, ils le prendront, consciemment ou non si tout en continuant à se prétendre révolutionnaire, il leur manque le courage de regarder la réalité en face.

Telle était mon attitude à Beijing, quand, à en croire Cheng Fangwu, j’étais un petit-bourgeois encore inconscient.

Tout ce qu’elle affirme [la théorie prolétarienne de la littérature] c’est que la littérature a un caractère de classe, et que, quoi que les écrivains vivant dans une société de classe se considèrent comme — libres — et au-dessus des classes, ils subissent inévitablement et inconsciemment le contrôle des idées de leur classe.

Mais à mon avis il a, consciemment ou non, déformé la vérité.

D’anciens écrivains et artistes peuvent s’être rendus compte, semi-consciemment ou subconsciemment, de leur propre décadence ; aussi, pour duper les autres autant qu’eux-mêmes, se sont-ils drapés dans de jolies phrases du genre — se tenir à l’écart —  ou — se laisser aller (en termes modernes décadence).



Je terminerais en soulevant la question de l’autobiographie qui conduit en Occident à envisager le rapport entre les « confessions », « l’autobiographie », « l’autoanalyse » (celle de S. Freud) et la psychanalyse. Ces figures sont largement développées en Occident. Qu’en est-il en Chine ? Lu Xun lui-même précise que ce qui va devenir La véritable histoire de Ah Q n’est pas une autobiographie : « Il est évident que je ne suis pas Ah Q ». S. Freud prendrait la liberté de dire : « donc il est Ah Q ». La traduction française par « autobiographie » des années d’enfance de Kouo Mo-jo ouvre la question de l’autobiographie même si elle n’est pas aussi formalisée en Chine que ce que P. Lejeune développe pour l’Occident. Je donne ici des extraits du texte de Kouo Mo-jo dans lequel l’auteur reprend le concept d’inconscient pour interpréter les hallucinations auditives de son père, sinon les siennes, mais aussi pour suggérer que Lu Xun n’est pas loin de l’autoanalyse.

Toujours dans la bruine, et sous la lumière vague de cette lune indistincte, mon père montait la côte de Sie-eul, quand il entendit soudain, très loin sur le banc de sable, un cri étrange qui, disait-il, était poussé par un fantôme.


Plus loin une hallucination auditive est mise en rapport avec un oubli dans les rites funéraires. Kouo Mo-jo conclut en indiquant :

Comment toutes ces choses pouvaient-elles réellement exister ? Et pourtant, tout cela, mon père l’avait entendu de ses propres oreilles, vu de ses yeux, et c’est même lui qui nous le racontait.


Puis il en donne une explication :

Sans doute, bien avant que survienne l’incident, avait-il enregistré mécaniquement la présence du cocher que l’on avait oublié de brûler, mais à cet instant-là, quelque autre occupation, l’avait-elle empêché de faire passer cette observation dans la sphère de sa conscience. Puis, plus tard, à la faveur du calme et du silence de la nuit, son subconscient aura projeté la chose sous forme de toute cette mise en scène.


L'utilisation de « concepts psychanalytiques » par Kouo Mo-jo, accompagne l'utilisation de ces mêmes concepts par Lu Xun. En voici un autre exemple :

À ce moment j’eus un comportement étrange. Ma mère disait qu’un Esprit avait dû me prendre sous sa protection, ne permettant pas que je meure. En fait ce qui se passa à cet instant de nouveau être un effet de mon subconscient, car alors que je n’étais manifestement plus en possession de mes esprits, je répétais obstinément : « Je veux prendre le remède de Tchao, je veux prendre le remède de Tchao ! »

 

L'utilisation, par Lu Xun et Kouo Mo-jo, du mot “inconscient” et de ses dérivés n'est pas la même. Alors que Lu Xun les utilise comme arme critique et politique contre ses adversaires, Kouo Mo-jo, n’étant apparemment pas concerné par ce sujet, les utilise après-coup comme une nécessité structurale, conférant une rationalité à ses souvenirs d'enfance. Je dois dire aussi que ces interprétations des hallucinations ne sont pas éloignées de celles qui me servent dans ma quotidienneté professionnelle.

Peuple autrefois le peuple de S. Freud et de J. Lacan, devenu non pas le tributaire, le serviteur d’un autre peuple, mais l’esclave du genre humain, qui malgré son honneur pour toi, te méprise jusqu’à te laisser vivre.


Avant de terminer j’aimerais raconter une anecdote. Me trouvant à Beijing recevant un vieux couple lettrés chinois me firent l’honneur lui le poète de déclamer un poème pendant que son épouse dans le même temps le calligraphiait. Je fus particulièrement remué par la ressemblance des mouvements de leurs corps, lui déclamant, elle écrivant. Je nommais alors la déclamation du poème une calligraphie vocale.

Au terme, donc, de ce parcours je demande l’indulgence des sinologues. Je suis dans la position de soutenir la fonction psychanalytique avec ce nouvel analysant Lu Xun, et c’est un cas difficile. Je lui suppose un « inconscient », une langue maternelle refoulée faisant retour, effrayant Nüwa elle-même, mais je m’égare, l’inconscient ne se sécrète pas comme la bile par le foie. Il faut un sujet qui sera représenté par un signifiant pour un autre signifiant. L’autobiographie, auto-psychanalyse masquée, est une demande d’analyse. Mon hypothèse : Lu Xun fait une demande d’analyse : « Qu’il y en ait au moins un qui sache m’entendre ! ». Le sujet de l’inconscient se situe entre les sons inaudibles et les oreilles indociles. Il n’y a pas plus d’inconscient de Lu Xun, qu’il n’y a d’inconscient français ou chinois. Le sujet ne se confond plus avec l’individu, il devient trans-individuel. Le sujet de l’inconscient est ainsi entre la France et la Chine. J. Lacan, dans les Écrits, signalait dans ses antécédences le Clavecin de Diderot de R. Crevel. Cet auteur indiquait, en 1932, que le danger qui guettait la psychanalyse se nommait patriotisme de l’inconscient. Le détour par les langues sémitiques retrouve ce qui fait retour chez S. Freud : le Yiddish. Le yiddish est le nom de l’écart de S. Freud à la langue allemande, car il ne s’écrit pas (en hébreu) comme il se parle (en allemand). Cet écart traverse toute l’histoire de la psychanalyse, de S. Freud à J. Lacan et au-delà, ouvrant un espace pour l’inconscient, dans le jeu avec les langues.

F. Jullien nous attire vers l’écart par la langue chinoise. On y trouve, là aussi, des consonnes antiques (celles de la langue maternelle de Lu Xun). Je donne les miennes GBL en hébreu dont une des traductions est « frontière ». Ainsi c’est par ce nom que je signerai mes remerciements à F. Jullien.

La saveur de l’eau lustrale est fade,

Le son de la musique suprême est inaudible.

Ces paroles, si vous n’y croyez pas, allez donc en demander l’enseignement à Fu Xi.


Dans une note en bas de page A. Arrault précise :

Ce qui serait vraisemblablement plus dans le goût de Wang Fuzhi. Le son ne peut pas par définition être inaudible : s’il est inaudible c’est parce que nos oreilles ne peuvent pas l’entendre. Je remercie François Jullien d’avoir eu l’obligeance de me signaler cette référence.


Je donne ici la page du texte de Lu Xun Contes anciens à notre manière dans lequel apparaît l'écriture latine. C’est devant ce texte chinois que j’ai pu lire la violence de la latinisation. Les voix entendues lors de mes entretiens avec les parents d’enfants “autistes” à Beijing, voix mêlées à celles des traducteurs, quatre langues dans la séance d’écoute “psychanalytique”, les regards et les émotions, les rires et les humours, les jeux d’écriture et la fonction des nominations articulée au désir. C’est devant ce texte que le “sujet de l’inconscient” m’est apparu comme trans-individuel, trans-nationaliste, transculturel. Il n’y a pas d’inconscient chinois, pas plus que d’inconscient français. Le sujet de l’inconscient est entre la Chine et la France. On pourrait dire alors qu’il y a des formes culturelles de résistances au sujet de l’inconscient.

Elle bâille, tournée vers le ciel : aussitôt, l’atmosphère perd sa couleur et se teinte en un mystérieux rose chair ; pour un temps, on ne distingue plus l’endroit où elle se trouve.

    - [première création]

Entre ciel et terre teintés de rose chair, elle se met en marche vers la mer. Toutes les courbes de son corps disparaissent et se fondent dans la mer éclatante teintée de rose, seule au milieu de son ventre se nuance une zone de pure blancheur. Les vagues étonnées s’élèvent et s’abaissent en rythme régulier et l’écume jaillit sur elle. Le reflet que produit sur l’eau la zone blanche de son corps bouge et ondule comme si son corps se dispersait en tous sens sans qu’elle s’en rende compte. Elle fléchit un genou machinalement, tend ses mains pour saisir une poignée de terre molle et la pétrit ; et voici qu’elle a, entre les mains, un petit être tout semblable à elle.

    - Ah ! Ah !

Bien sûr, elle croit que c’est là son œuvre ; et pourtant, elle se demande si ces êtres n’étaient pas originellement enfouis dans le limon comme le seraient des patates douces : elle ne peut retenir un vif mouvement d’étonnement.

Mais cet étonnement la remplit de joie ; aussi, avec un entrain et une allégresse encore jamais éprouvés, continue-t-elle son œuvre, à forte haleine et en y mêlant sa sueur.

    - Nga ! Nga ! Ces petits êtres se mettent à crier

    - Oh !

Elle prend peur en remarquant que, par ses pores, sur tout son corps, s’échappent et se dispersent elle ne sait quels êtres, tandis qu’une vapeur d’une blancheur de lait recouvre entièrement la terre ; elle reprend enfin ses esprits et les petits êtres retiennent leur langue

    - Akon ! Agon !

Des petits êtres lui adressent la parole.

    - Ah ! Trésors chéris !

Les regardant attentivement, elle tend ses doigts enduits de boue et tapote leur face grasse et blanche.

    - Uvu ! Ahaha !

Ils éclatent de rire. C’est la première fois qu’elle entend rire dans l’univers et c’est la première fois aussi qu’elle-même rit, à ne pouvoir fermer les lèvres.

Tout en les caressant, elle continue de créer ; ses créatures font d’abord cercle autour d’elle puis s’éloignent progressivement et parlent avec volubilité, tandis qu’elle-même les comprend de moins en moins : elle ne perçoit que des clameurs confuses qui emplissent ses oreilles jusqu’à l’étourdir.

Depuis un moment déjà, sa joie prolongée s’est muée en lassitude. Son souffle s’épuise ainsi que sa sueur ; la tête lui tourne, ses yeux s’obscurcissent, ses joues.