Ici résonne à vide le nom du pavillon

35 ans de chinois

Guy Flecher


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[1] Congrès de Prangins, 7-8 octobre 1933, « Le problème des hallucinations », Compte-rendu du Congrès par J. Lacan.








[2] Demiéville P., « Le miroir spirituel », Sinologica, I, 2, Basel, 1947, p. 112-137 — Choix d'études bouddhiques, p. 131-156 — in Choix d'études bouddhiques 1929-1970, 1973, p. 131-137.

Je dois à Michel Guibal d'avoir découvert ce texte.


[3] Demiéville P., « Les versions chinoises du Milindapanha », BEFEO, XXIV, Hanoï, 1924, p. 1-258.

Je dois à Michel Guibal d'avoir découvert ce texte.



[4] « Imaginer », car cette hypothèse est très contestable…










[5] Curriculum publié dans le bulletin de L’Association Freudienne, n° 40, p. 5-8.






[6] http://www.lacanchine.com/Ch_Retour_Guibal14.html




























[7] Le problème de la psychogenèse des névroses et des psychoses / IIIe Colloque de Bonneval ; sous la direction de Henry Ey, 1946.










[8] Cheng Anne (1989), « “Un Yin, un Yang, telle est la Voie” : les origines cosmologiques du parallélisme dans la pensée chinoise », in Extrême-Orient - Extrême Occident, n°11.



[9] La formule conclusive de Lacan s’analyse ainsi : plaire/admirer — réunir/rencontre — des esprits/chacun — former par l’amour/cohérence — l’homme/soi-même.













[10] Viltard Mayette (1982), « Bien écrire », Communication faite lors du colloque « Instance de la lettre » à Paris, 19-20 juin 1982, paru dans la revue Littoral n° 7/8, février 1983.


[11] http://www.lacanchine.com/ChCl_Rouam1.html ; http://www.lacanchine.com/ChCl_Rouam2.html


[12] http://www.lacanchine.com/Ch_Retour_Guibal00.html









[13] Lacan J. 1 971. D’un discours qui ne serait pas du semblant. Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2007, leçon du 17 février 1971, page 58.






[14] On trouve ainsi : tchen-tchen — tchi — szu — Tchou — Tsin qui ne correpondent à aucune des translittérations conventionnelles.


[15] Lacan J. (1971-1972) …Ou pire, Le Séminaire livre XIX, Paris, Éd. du Seuil, 2011, p. 109 et 254.


[16] Ibid, p. 174 : J.-A. Miller trancrit le caractère par tseu alors que dans le séminaire XVIII il le transcrit ce même caractère par tzu (Meng-tzu), Alors qu'en pinyin on écrit zi !

À cette occasion il faut noter que l'image donnée du caractère qui dit femme, , est totalement aberrante et n'est certainement pas ce que Lacan a écrit au tableau 女.


[17] Ibid, leçon du 9 février 1972.

Je remercie Guy Sizaret pour sa large contribution au travail de décryptage que j'ai pu faire à partir des différentes versions antérieures à l'édition du Seuil.





























[18] Lacan J. (1953-1954). Les écrits techniques de Freud, séance du 18 novembre 1953. Le Séminaire livre I, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p. 7.



[19] Mannoni O., Un commencement qui n'en finit pas, Éd. Seuil, 1980.














[20] Lin-Tsi. Entretiens de Lin-Tsi, Traduits du chinois et commenté par Paul Demiéville, Paris, Fayard, 1972, p. 26.



[21] Ibid. p. 71.







[22] Pinget M., « Stèle pour Jacques Lacan », in L'infini n° 88, 2004, p. 115-125.





[23] Lacan J. (1968), « En guise de conclusion » Discours de clôture au Congrès de Strasbourg, le 13 octobre 1968, publié dans Lettres de L’école Freudienne, 1970, n° 7, p. 157-166.


[24] Lacan J. (1972-1973). Encore, séance du 8 mai 1973. Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975.



[25] http://www.lacanchine.com/FG18.html





[26] Je dois cette observation à Ferdinand Scherrer.








[27] Lacan J. (1970-1971). D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le séminaire Livre XVIII, Paris, Seuil, 2006, séance du 10.02.1971.




[28] Cheng F, « Lacan et la pensée chinoise », in Lacan, l'écrit, l'image, Flammarion, 2000, p. 145.













[29] Roudinesco E., « Quand Lacan défendait la révolution freudienne contre les idoles de l'insurrection », Le Monde du 23 février 2006. L'article dans son entier est visible sur le net : http://psychanalyse.blogspot.fr/2006/03/quand-lacan-dfendait-la-rvolution.html.











[30] Roudinesco E., Jacques Lacan, esquisse d'une vie, histoire d'un système de pensée, Fayard, 1993, p. 458.







[31] Lacan J. (1974-1975). R.S.I., Le Séminaire livre XXII, séminaire inédit : séances du 19 novembre 1974, du 18 mars 1975 et du 8 avril 1975.


[32] Scherrer F., « De la calligraphie chinoise à l’écriture du nœud borroméen », in ESSAIM, n° 31, 2013/2, p. 153-174.




[33] Cheng F., Le livre du vide-médian, Éd. Albin Michel, 2004.






[34] Cheng F., L'Écriture poétique chinoise, Éd. Seuil, 1977 et Éd. Seuil, coll. Points, 1996.







[35] Cheng F, « Lacan et la pensée chinoise », in Lacan, l'écrit, l'image, Flammarion, 2000, p. 131-153.


[36] Cheng F, « Le Docteur Lacan au quotidien », in L'Âne, n° 48, oct.-déc. 1991.

















[37] Cheng F., L'Écriture poétique chinoise, Éd. Seuil, coll. Points, 1996, p. 196.


[38] Kōng , est réservé au contexte bouddhiste et son sens s’étend des formes de négations usuelles, ne… pas, non, sans au Vide et au néant en passant par l’air et le zéro. Ainsi, les trous dans les pierres dressés dans les jardins de lettrés confucianistes, jardin d'inspiration taoïste, les trous de ces pierres sont appelés en chinois kōng 空.






33 Je remercie Jérôme Pauchard qui m'a proposé la traduction de ces deux premiers vers et qui a souligné la riche ambiguïté de la traduction de François Cheng.







[39] Cheng F., entretien avec Judith Miller, in L'Âne, n° 25, février 1986.

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Je me propose de faire un survol du parcours chinois de Lacan, en situant ses débuts, en évoquant ses moments ultimes et en montrant son intimité avec le monde chinois. Ce travail doit beaucoup à Michel Guibal, inlassable défricheur, qui nous a quittés ce printemps 2017. Il fut aussi un ami.


Pour considérer le parcours de Lacan avec et dans le monde chinois il nous faut remonter dans son histoire et à la période de la guerre et de l'occupation. Il est clair que Lacan à cette période est essentiellement préoccupé par sa situation familiale et sa relation aux femmes. En 1941, sa nouvelle compagne, Sylvia, est réfugiée en zone libre, sur la Côte d’Azur, où elle accouche de Judith. Par l'entremise de Georges Bataille, au début de cette même année 1941, Lacan acquiert l'appartement du 5 de la rue de Lille qu’il ne le quittera plus jusqu'à sa mort.

Durant cette période de l'occupation, Lacan ne publie aucun texte mais il a beaucoup de consultations dans son cabinet et il rejoint Sylvia un week-end sur deux à Cagnes. On sait aussi qu'il prenait plaisir à visiter les antiquaires et à acheter des tableaux de ses amis Picasso, Balthus et Masson. Il fréquentera, par l'intermédiaire de Bataille toujours, Leiris, Sartre, Simone de Beauvoir, Camus… Lacan partagera donc son temps entre ces occupations, son cabinet, ses consultations à Sainte-Anne et ses voyages pour rejoindre Sylvia et leur fille Judith.

Or, quasiment en face de son appartement, il y a la porte de l'École Nationale des Langues Orientales. Il lui suffit de traverser l'étroite rue de Lille pour franchir cette porte. Et c'est là qu'il va s'inscrire en 1942 au cours de chinois. Une quarantaine d'étudiants participent à ce cours qui est organisé en deux demi-journées par semaine, dont la première partie se déroule avec un répétiteur chinois et la deuxième partie avec le professeur Paul Demieville.

On peut se demander ce qui a conduit Lacan, à 40 ans, à se mêler ainsi à de jeunes étudiants, et plus particulièrement à étudier du chinois. Serait-ce à la suite de sa rencontre avec Carl Gustav Jung en 1933 au Congrès de Prangins (Suisse) [1] ? Ou est-ce lié à sa relation avec Georges Bataille qui a largement évoqué le bouddhisme chinois dans ses écrits de cette période ? Ou est-ce encore le prestige de celui qui assure alors cet enseignement : Paul Demiéville, ce Suisse qui après un long séjour en Extrême-Orient est depuis 1931 le professeur de chinois à l'École des Langues Orientales. Nous savons combien Lacan a régulièrement témoigné de son attachement à cet homme qu'il désignait par le terme de « mon bon maître ». Il est en tous les cas certain que Lacan a été un fidèle lecteur des nombreux textes sur le bouddhisme chan que va publier P. Demiéville, dont un en particulier intitulé « Le miroir spirituel » [2].

La notoriété de P. Demiéville était grande. En 1929 lui avait été confiée la direction d'une œuvre monumentale, un dictionnaire encyclopédique du bouddhisme, auquel il consacrera toute sa vie [3]. Or il est troublant de découvrir dans la première entrée de cette encyclopédie qui est consacrée à la lettre « a » :

De manière générale, il symbolise toutes les négations qui limitent le fini par rapport à l'absolu. [Ses sens sont] Existence, Vide, Sans-Production […] C'est le Sans-Production de toutes les Essences.

Il est certain que Lacan, à un moment ou un autre, a lu cet article et donc cette définition de “a”… Libre à chacun d'imaginer qu'il y a là, en germe, la notion de son objet “a”, si importante pour son enseignement [4].


Lacan fréquentera donc régulièrement l'École des Langues Orientales et ces cours, deux fois par semaine, pour étudier ainsi la langue écrite, les textes anciens et modernes… Après trois ans, en juin 1945, ils sont douze élèves à se présenter au diplôme et huit, dont Lacan, le réussissent. Il reçoit une note moyenne de 14 et une mention bien.

En 1957, Lacan, dans un curriculum, mentionne cet apprentissage et parlant de lui précise : « complétant aux Langues Orientales (M. le Professeur Demiéville) une information linguistique dont on verra qu’elle est pour lui l’exigence. » [5]


Dès 1946, Lacan, ne manquera pas de faire entendre que le chinois fait partie de sa culture. C’est à Michel Guibal que l’on doit d’avoir le premier retrouvé ce moment et d’en avoir donné un premier commentaire [6].

Nous sommes donc le mercredi 16 octobre 1946, jour où se terminent les Rencontres de Bonneval organisées par l'ami de Lacan, Henry Ey, et consacrées au « Problème de la psychogénèse des névroses et des psychoses ». C'est Lacan qui est chargé de faire le discours de clôture. Il recourt alors de façon inattendue à la langue chinoise dont il dit :

[…] la langue chinoise qui mieux qu'une autre sait allier la fermeté à la ferveur

pour introduire le mot chinois dǒngde 懂得. Il s'agit là d'un mot en deux caractères qu'on traduit habituellement par “comprendre”. Mais Lacan précise qu’il allie la fermeté à la ferveur. Le mot est composé d’un verbe, dǒng, et complété par un complément de résultat, de. Ce verbe dǒng , en soi dit déjà “comprendre”, mais aussi “savoir” et “saisir”, le “prendre-avec”. Il implique une ferveur (avec sa clé du cœur), celle que pointe Lacan pour souligner l’atmosphère qui a régné durant ces trois journées de travail : celle d’une ferveur partagée. Le complément de résultat vient confirmer avec fermeté « la communion qui s’est manifestée entre nous », comme le souligne Lacan.

Reprenons donc ce passage du discours de Lacan :

[…] j'ai l'honneur de clore ce beau débat, [et cette authenticité] m'inspire de recourir à la langue chinoise qui mieux qu'une autre sait allier la fermeté à la ferveur, et, par les deux caractères dǒngde 懂得, d'une de ces formules parallèles qui sont la plus familière figure de sa stylistique, d'exprimer, rigoureusement, la sorte de communion qui s'est manifestée entre nous et que notre langue ne peut traduire qu'en la forçant un peu dans le sens formel.

Celui qui se plaît à réunir des esprits formés par l’amour de l’homme

Admirera aussi que chacun y rencontre sa cohérence avec soi-même. [7]


M. Guibal, dans les derniers instants de sa vie, a souligné l’étonnante mention que fait Lacan de cette figure stylistique des énoncés parallèles. Il s’agit d’une formule linguistique très usitée dans la poésie chinoise, en particulier celle de Du Fu. Mais c’est aussi une pratique rédactionnelle très habituelle dans les textes classiques chinois. Cette logique d’appariement rédactionnelle montre la façon dont opère la pensée en Chine et comment se structure la compréhension. Anne Cheng souligne que « l’homme chinois, vit et pense dans le parallélisme » [8], c’est-à-dire dans un monde où, dès l’origine, tout va par paire. Cette référence de Lacan signe donc la connaissance qu’il avait en 1946 du monde chinois.

En ce moment solennel, Lacan s'autorise donc à ce qu’on peut considérer comme une coquetterie qui, il faut bien le dire, n'ajoute pas grand-chose à son propos pour des oreilles non initiées à la subtilité de la langue chinoise ! Non seulement il formule un mot en chinois, mais sa formule conclusive, grâce à un énoncé parallèle [9], lui permet de montrer que la contradiction n'est pas qu’opposition et que les participants se sont compris dans leur profond désaccord. Peut-être que, quelques années plus tard, a-t-il espéré aussi, lors de ses dissensions avec l'IPA, que pareille situation serait tenable et possible ?

C’est en tout cas avec les mêmes ferveur et fermeté qu’il a continué d’entretenir le débat avec H. Ey ! Vingt ans plus tard, il n’hésitait pas à téléphoner tard le soir à son ami pour lui demander son avis sur la clinique des hallucinations ! Et nous savons aussi tous combien il n'aura de cesse par la suite de nous mettre en garde par rapport au « comprendre » qui relève de l’imaginaire, en nous recommandant plutôt de nous fier au signifiant.


Par la suite, il aura coutume de multiplier ce genre de clins d'œil en citant des mots chinois au fil de son séminaire. Il déconcertera d'autant plus son public qu'il semble qu'aucun de ses auditeurs ne connaît la langue chinoise ! On aura alors coutume de considérer ces références exotiques comme autant de coquetteries de Lacan. Il n’y a qu’à considérer le fait, que hormis un article de Mayette Viltard [10], deux articles de l'acupuncteur Francis Rouam [11] et bien sûr tout le travail de M. Guibal [12], je n'ai trouvé aucune référence sérieuse concernant Lacan et le monde chinois publiée avant 2000. Je vous renvoie à mon site, lacanchine.com, pour vérifier !


Ce sentiment d'étrangeté et d'incongruité à propos des références au chinois apparaît dans les multiples versions écrites des séminaires qui sont parsemées d'expressions étranges ou de dessins qu'il faut décrypter pour les reconnaître pour ce qu'ils sont, c’est-à-dire des caractères chinois.

Même l'édition, dite officielle, des séminaires est marquée par un profond embarras avec ces chinoiseries. Certes les caractères sont reproduits correctement, dans leur version traditionnelle. On peut pourtant, parfois, repérer quelques erreurs. Ainsi, dans l'édition du séminaire XVIII, une inversion dans la représentation de deux caractères dont Lacan nous dit que l'un, , signifie « conséquence » et l'autre, , « ne veut pas dire autre chose que cause » [13]. Dans l'édition établie par Jacques-Alain Miller, « conséquence » est confondu avec « cause » et réciproquement !

Cet embarras de J.-A. Miller se manifeste aussi quand il utilise divers modes de translittération du chinois en langue romane. Ainsi, rien que dans le séminaire XVIII, il utilise habituellement la transcription anglo-saxonne WADE mais jamais l'ancienne transcription de l'école française qui a le mérite d'être conforme à la phonétique française. Parfois, il utilise même une transcription toute personnelle… [14] Or, la convention internationale est, depuis 1979, d'utiliser en toutes circonstances le pinyin.

Toutefois, en 2011, dans l'édition de …ou pire il s'est fait aider par une Chinoise et par conséquent il respecte la convention et écrit toute une phrase en pinyin [15]. Malheureusement, quelques pages plus loin, il improvise à nouveau en écrivant un caractère selon l'école française d'Extrême-Orient alors qu'il avait coutume de l'écrire en version anglo-saxonne [16] ! Voilà donc qui ne simplifie pas l'approche, permettant de comprendre des chinoiseries de Lacan !

À différentes reprises, Lacan écrit en chinois au tableau et les auditeurs peinent à recopier. Ainsi le 9 février 1972, en introduction à sa leçon, il écrit un pastiche de son cru d'une sentence classique qu'il traduit par : « je te demande de me refuser ce que je t'offre […] parce que ça n'est pas ça » [17]. Mais, de cet écrit au tableau, il n'en fera pas cas dans la suite de son propos du jour, empressé qu'il est d'évoquer sa découverte de la veille : les nœuds borroméen. Du coup cet écrit, ce pastiche, est tellement incongru que J.-A. Miller ne le transcrit même pas dans sa version publiée en 2011.


Il est sûr qu’on est en droit de se demander pourquoi Lacan utilise le chinois et la connaissance qu'il a de la culture chinoise traditionnelle pour “embrouiller” son auditoire et à quel point il y arrive ! Il y arrive d’autant mieux qu'il sait que la quasi-totalité de ses auditeurs n'y entend goutte. Serait-ce pour lui une façon de rappeler que l'approche de la psychanalyse n'est pas plus évidente que l'approche du chinois ?


Mais, cependant, il fait souvent des références explicites à cette culture et ces références sont des piliers dans ses avancées. Dans ces moments, il est très clair et même insistant car pour lui son expérience du monde chinois a à voir avec la pratique de la psychanalyse elle-même.

Ainsi de ce moment essentiel de son enseignement, le 18 novembre 1953. C’est la date de la première séance du premier séminaire transcrit de Lacan. Les premiers mots de cette absolue première séance sont pour décrire l'enseignement d'un maître du bouddhisme chinois, du chan. Et le mieux est de vous recopier ces premiers mots qui inaugurent 25 années de séminaire :

Le maître interrompt le silence par n'importe quoi, un sarcasme, un coup de pied.

C'est ainsi que procède dans la recherche du sens un maître bouddhiste, selon la technique zen. Il appartient aux élèves eux-mêmes de chercher la réponse à leurs propres questions. Le maître n'enseigne pas ex cathedra une science toute faite, il apporte la réponse quand les élèves sont sur le point de la trouver.

Cet enseignement est un refus de tout système. Il découvre une pensée en mouvement — prête néanmoins au système, car elle présente nécessairement une face dogmatique. La pensée de Freud est la plus perpétuellement ouverte à la révision. C'est une erreur de la réduire à des mots usés. Chaque notion y possède sa vie propre. C'est ce qu'on appelle précisément la dialectique. [18]


Comment ne pas entendre ce moment comme l'annonce de la suite, tel l'ouverture d'un opéra classique ou la première séance d’un futur analysant telle que nous l’a décrite Octave Mannoni [19] !

On y reconnaît le souci de Lacan de faire de son enseignement un champ de questions et non de réponses. Voilà aussi qui laisse entendre sa conception de la pratique en un moment, ne l'oublions pas, où cette pratique le met en bute avec l'institution psychanalytique.

Cette ouverture se réfère directement à ce qu'on retrouve tout au long des entretiens de Lin Ji, le fondateur au Japon de l'école zen la plus importante. La traduction de ces entretiens et leur commentaire sont l'œuvre de P. Demiéville. En particulier on trouve, dans cette brève séquence (koan), une réplique de « l'homme vrai », c'est-à-dire libre et délivré de son moi, délivré des images auxquelles il s'est identifié :

Un moine demanda quelle était la grande idée du bouddhisme. Le maître fit khât [fit une éructation] ; Le moine s’inclina. Le maître dit : « En voilà un qui se montre capable de soutenir la discussion ». [20]

Le maître aurait aussi bien pu bastonner ou gifler le disciple. Car que signifie ce maître à ses disciples si ce n'est « Soyez votre propre maître où que vous soyez, et sur-le-champ vous serez vrais » [21] ?

Alors, comment ne pas penser à la pratique de Lacan ponctuée d'interruptions déconcertantes et d'interprétations énigmatiques. À l’évidence, le souci de Lacan n'est pas que l'analyse soit une procédure d'aveu où le sujet est appelé à dire ce qu'il sait, mais c’est plutôt de l'amener à dire ce qu'il ne sait pas qu'il sait. Et l’interprétation ne peut être opérante que si d'abord elle nous déconcerte. [22]

Cette référence au zen, il manquera jamais de la rappeler comme en 1968 à Strasbourg :

[…] à Sainte-Anne, où j’ai fait grand état du zen, naturellement qui est-ce qui s’en souvient qu’est-ce que ça peut foutre à quiconque que je me sois référé au zen pour exprimer quelque chose de ce qui se passe dans la psychanalyse. [23]


Ou quand en 1973 il réaffirme :

« ce qu’il y a de mieux dans le bouddhisme, c’est le zen et le zen ça consiste à ça, à te répondre par un aboiement, mon petit ami ». [24]


Pour les multiples références de Lacan au bouddhisme chinois et aux travaux de P. Demiéville, je vous renvoie à l'inventaire que j'ai dressé dans un article publié sur mon site. [25]

Mais revenons aux circonstances de ce projet annoncé lors de cette ouverture du séminaire. Lacan est à ce moment-là dans une situation institutionnelle extrêmement difficile. Et on peut noter que cette façon de se référer au monde chinois se retrouvera au cours d'autres moments difficiles de son enseignement. [26]


Ainsi, dans les années soixante, il est en grande discussion, et souvent de façon douloureuse, avec les linguistes. C'est alors, par une entourloupe et en référence au chinois, à sa connaissance du chinois, qu'il leur règle leur compte :

Ça m’a beaucoup aidé quand même à généraliser la fonction du signifiant, même si ça fait mal aux entournures à quelques linguistes qui ne savent pas le chinois. [27]

On a donc bien compris combien sa référence au bouddhisme chinois, le chan, est essentielle dans la pensée de Lacan et lui-même insiste sur le fait qu'il a pratiqué les textes du taoïsme en particulier.

Mais il y a aussi une autre pratique dont il fait état, c'est celle de la langue chinoise et surtout son écriture. François Cheng nous a montré un exemplaire de texte écrit par Lacan en chinois [28]. C'est Lacan lui-même qui écrit les sentences, qu'elles soient de Mencius ou de lui, au tableau. Il regrette à ce propos d'avoir à écrire à la craie sur un tableau et non avec un pinceau comme ces calligraphies qu'il a écrites de sa main et qu'il fait circuler lors de son séminaire. Cette pratique de l'écriture chinoise, écriture qui a généré l'art de la calligraphie, est évidemment une expérience qui sous-tend l'interrogation de Lacan à propos de l'écriture. Tous ceux qui ont partagé cette pratique de l'écriture chinoise et de la calligraphie, savent combien le corps y est engagé.

De même, en pleine tourmente des années post-soixante-huitard, il en appelle à un néoconfucéen, Mencius, dont il fait un ami venu de loin… C'est en se référant à lui qu'il répond à son entourage qui dérive dans un maoïsme destructeur de la tradition confucéenne. Et comme l'écrit Élisabeth Roudinesco : « Aussi décide-t-il de leur montrer que la révolution freudienne, celle que l’on opère sur soi et dans un défi solitaire à Dieu, est préférable aux croisades insurrectionnelles qui ne font, à ses yeux, que reconstruire des idoles. » [29]


À ce propos, on peut évoquer le profond malentendu de quelques-uns de ses proches quant à l'intérêt qu'il porte au monde chinois. Son monde chinois est celui qu'il a découvert avec P. Demieville et qu'il a choisi d'approfondir avec F. Cheng dont le confucianisme ne fait aucun doute.

Ainsi, en 1974, en pleine révolution culturelle, ses admirateurs de la revue Tel Quel se démènent pour lui permettre d'aller en Chine avec eux. Le groupe est mené par Philippe Sollers et comprend alors Julia Kristeva, Marcellin Pleynet, Roland Barthes et François Wahl. P. Sollers se démène même pour faire en sorte qu'une voiture officielle de l'Ambassade de Chine se déplace au 5 rue de Lille pour lui présenter les documents à remplir [30]. Mais, en persistant à exiger de pouvoir se faire accompagner par l’une de ses « élèves », Lacan fait capoter les choses et dénonce le puritanisme du régime chinois.

Tout ceci montre que Lacan était plongé dans une autre Chine. Celle dont il débat largement avec F. Cheng, celle de la poésie, du taoïsme et de Mencius.


Puis, dans son séminaire, Lacan a arrêté de se référer à la Chine et il est passé des caractères chinois à des nœuds qui lui « sont venus comme bague au doigt », comme il le répète lui-même lors du séminaire RSI [31]. À ce sujet, on se reportera à l’article de Ferdinand Scherrer : « De la calligraphie chinoise à l’écriture du nœud borroméen » [32].

On sait, aussi, essentiellement par le témoignage de F. Cheng, que Lacan a continué par la suite de s'intéresser au monde chinois et en particulier à la poésie. F. Cheng lui-même, à travers son propre travail et son livre sur la poésie chinoise, a montré dans ses interviews combien la question du vide était au centre de leurs échanges. Cela semble l’avoir conduit à ce qu'il a nommé « vide-médian ». Ce terme qui se trouve dans le titre de l'ouvrage de F. Cheng, Le livre du Vide-Médian [33], est traduit en chinois par chōngxū 冲虚 qui est une expression qui lui est propre puisqu’elle ne se retrouve pas dans les textes classiques chinois.


La dernière rencontre entre Lacan et F. Cheng eut lieu à Guitrancourt à la suite de la lecture par Lacan du livre de F. Cheng, L'écriture poétique chinoise [34] qui est publiée en 1977.

Tôt matin, ce dimanche de juin, à une question de F. Cheng concernant la métaphore et la métonymie, Lacan choisit dans le recueil de F. Cheng, un poème de Wang Wei, « Le lac Yi ». F. Cheng est ébloui par la pertinence du choix de Lacan. De leur échange F. Cheng retire un enseignement qu'il prendra soin, 20 ans plus tard, d'insérer dans l'édition de son ouvrage en livre de poche. Mais la lecture et le commentaire de ce poème ne furent que ce que F. Cheng appela un « hors-d'œuvre » [35]. En effet, Lacan avait choisi de consacrer la journée entière à l'étude d'un poème choisi par lui et proposé à F. Cheng. Il s'agit d'un poème d'un célèbre poète Tang du VIIIe siècle, Cui Hao 崔颢, « Le pavillon de la grue jaune ». [36]

Ce poème évoque une vieille légende. Il est dit que du haut d'un pavillon situé à Wu-han et qui domine le majestueux fleuve Yangzi, des immortels se sont envolés. Ils se sont envolés emportés sur le dos d'un oiseau fabuleux, la Grue-Jaune, vers le Lieu originel. Les Anciens et la Grue-Jaune étant partis, il ne reste plus que ce que décrit ce poème : un paysage vide où résonnent le nom du pavillon et les perroquets qui répètent les paroles apprises.

Je vous propose la traduction faite par F. Cheng et qui fut celle prise en compte ce jour-là :

Les Anciens sont partis chevauchant la Grue-Jaune ;

Ici résonne à vide le nom du pavillon.

La Grue-jaune disparue jamais ne reviendra ;

Mille ans les nuages blancs errent au cœur du Vide.

Le clair fleuve entouré des arbres de Han-yang ;

L'herbe drue parsemant l'île des Perroquets.

Face au couchant où donc retrouver le sol natal ?

Les flots mués en brume avivent la Nostalgie. [37]


Et F. Cheng ajoute : « Au fond de soi, on sait qu'on vit dans un monde séparé et que la vie s'écoule peut-être, comme l'eau du fleuve, en pure perte. Désir de joindre l'Origine, de retourner le cours, de retrouver tout. D'où l'irrépressible nostalgie. »

Constatons qu'à deux reprises il est mentionné le vide, kōng [38], dans ce poème. Deux fois un même caractère dans une poésie chinoise si soucieuse d'économie de moyen, c'est dire l'insistance. J'ai retenu la première mention et le deuxième vers comme titre du présent travail : « Ici résonne à vide le nom du pavillon ». C'est en cherchant à traduire ce vers en italien que s'est révélée toute l'ambiguïté de la traduction de F. Cheng : le nom résonne dans le vide ou/et en vain.


À la lecture de ce poème Lacan à l'occasion d'interroger, à nouveau, le fonctionnement du vide-médian par rapport à l'ordre temporel et comment sur le plan imaginaire les Chinois conçoivent le temps. À nouveau, inlassablement, il revient sur cette question du vide dans la pensée chinoise. Ce vide que préserve le maître chan dans son éructation en réponse à son disciple. Car le Vide est Souffle et le Souffle est Métamorphose, comme il le dit à F. Cheng :

Voyez-vous, notre métier est de démontrer l'impossibilité de vivre, afin de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l'extrême béance, pourquoi ne pas l'élargir encore au point de vous identifier à elle ? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le Vide est Souffle et que le Souffle est Métamorphose, vous n'aurez de cesse que vous n'ayez donné libre cours au souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas, crevée ! [39]


Et si Lacan ne faisait que de s'adresser à lui-même en lui disant cela ?

Voilà qui m'amène à vous rapporter ce qu'un ami qui s'est recueilli sur la tombe de Lacan à Guitrancourt m'a raconté comme histoire. Il la tient du voisin de la maison de Lacan qu'il a rencontré par hasard et qui la tenait lui-même du jardinier de Lacan. Ce jardinier lui a raconté comment il voyait Lacan assis au bord de sa piscine, les pieds dans l'eau, perdu dans ses pensées et tellement immobile que ledit jardinier n'osait l'approcher craignant qu'il ne soit mort. Pour nous aussi, « Ici résonne à vide le nom du pavillon ».




ANNEXE


Le texte original :


  催顥 Cui Hao

黃鶴樓

昔  人  已  乘  黃  鶴  去

此  地  空  余  黃  鶴  樓

黃  鶴  一  去  不  復  返

白  雲  千  載  空  悠  悠

晴  川  歷  歷  漢  陽  樹

芳  草  萋  萋  鸚  鵡  洲

日  暮  曏  并  何  處  是

煙  波  江  上  使  人  愁



(Les lecteurs du chinois y reconnaitront la figure stylistique évoquée plus haut : le parallélisme)




Et la traduction de Paul Demiéville :


Sur une grue jaune, jadis, un homme s’en alla pour toujours ;

Il ne resta ici que le Pavillon de la Grue Jaune

La grue jaune, une fois partie, n’est jamais revenue ;

Depuis mille ans les nuages blancs flottent au ciel, à perte de vue


Par temps clair, sur le Fleuve, on distingue les arbres de Han Yang ;

Sur l’Île des Perroquets, les herbes parfumées forment d’épais massifs.

Voici le soir qui tombe. Où donc est mon pays natal ?

Que la brume et les vagues sont tristes sur le Fleuve !


(Anthologie de la poésie chinoise classique, Gallimard, Paris, 1962)

Ce texte a été présenté lors du colloque organisé à Milan, « Lacan e la Cina », les 17-18 octobre 2013 et dont vous trouverez la présentation par ici.

Il a été depuis réécrit et complété en vue d’une publication.