En 1971, Jacques Lacan se demande s'il n'est devenu lacanien que parce qu'il a fait du chinois. À ce moment, il baigne largement dans la culture et la langue chinoises en travaillant avec François Cheng (voir sur ce site)


Si tout au fil de son enseignement les références au monde chinois sont nombreuses (près d'une centaine peuvent être recensées), elles sont particulièrement présentes au fil de ce séminaire de 1971, Un discours qui ne serait pas du semblant. Ainsi, la question de l'écriture est abordée par le biais de l'écriture chinoise et se conclut par cette proposition :

L'écriture n'est jamais, depuis ses origines jusqu'à ses derniers protéismes techniques, que quelque chose qui s’articule comme os dont le langage serait la chair. 2


La phrase de J. Lacan se calque sur la formulation des calligraphes pour lesquels le trait de pinceau comprend l’os – qui donne vie ou mort – et la chair – lorsque les pleins et les déliés expriment la réalité des choses 3. Dans la calligraphie, en particulier cursive, « le singulier de la main écrase l'universel » et la dimension du signifiant 4. Elle apparaît comme pure jouissance de la lettre. Il s'agit pour le calligraphe, de tracer le trait unique d'un seul coup, sans rature, dans un geste qui peut être qualifié autant de dessin que d'écriture. Cet art corporel s'avère être le vecteur du dit et du non-dit.

Il s'avère, qu'à plusieurs reprises. J. Lacan tracera des caractères chinois au tableau, lors de ses séminaires. Il lui arrivera même d'amener des calligraphies dessinées/écrites de sa main (lors de la séance du 6 juin 1961 de L'identification). Ces « traces » ont été retranscrites, le plus souvent très maladroitement par des auditeurs ignares de la chose chinoise… Il faut donc, le plus souvent les reconstituer à l'aide du discours déployé par J. Lacan.


Le 9 février 1972, J. Lacan a tracé au tableau, avant de débuter son séminaire, une série de caractères chinois. Cette fois, plus que de coutume, et nous verrons pourquoi, il a fallu faire un travail de décryptage des notes diverses que l'on peut trouver 5.

À son habitude, J. Lacan écrit ce qui semble être une sentence, de la façon classique, de droite à gauche et de haut en bas.

                        蓋         請

                        非         拒

                        也         收

                                 我

                                 贈

Soit en traduction phonétique pinyin : qǐng jù shōu wǒ zèng, gài fēi yě.


Il rapporte ceci à :

« je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça »


Il faut d’abord considérer la partie initiale de la phrase, celle située à droite de la calligraphie :

請拒收我贈

La traduction littérale donne :

            = prier de (faire qc.), demander à qn de faire qc

                = veuillez, je vous prie de, s’il vous plaît

            = refuser (un objet ou une offre), rejeter

            = attraper, saisir, mettre la main sur ; recueillir ; s’emparer de ; recevoir

            = je, moi

            = offrir (en présent), faire cadeau de, gratifier de

La formule chinoise reproduit le style de l’écriture ancienne mais semble être de Lacan lui-même. Ainsi dans les textes classiques on ne rencontre jamais (mais plutôt nà). Elle procéderait de « l’amusement sérieux ».

De même l’emploi de « je, moi » est exceptionnel dans les textes classiques. Ceci, Lacan le savait parfaitement.

Les termes indiquant la deuxième personne (à qui je s’adresse) manquent « te » (on attendrait , ou ).

Manque aussi celui indiquant l’objet de la demande : « ce que, ce dont, ce par quoi, ce pour quoi ; ceci » () ou encore « ce, ceci, cette, ces » ().


La mise en exergue la deuxième partie de la phrase, cette disposition graphique dont joue Lacan, est essentielle :

蓋非也

La traduction littérale est :

        (Partic. initiale) Peut-être ; probablement ; En effet, car ; Eh bien !

        非也 = ce n’est pas ça ; ce n’est pas ainsi

Lacan reprend là une cellule très habituelle et fréquente dans les textes classiques (une recherche dans Google en donne d'ailleurs une multitude d'occurrences). En cela aussi, cette partie contraste avec ce qui la précède.


En lisant la suite de cette séance du séminaire on retrouve donc bien là les trois termes :

        D    prier de (faire qc.), demander à qn de faire qc

                je te demande


        R     refuser (un objet ou une offre), rejeter

                attraper, saisir, mettre la main sur ; recueillir ; s’emparer de ; recevoir

                de me refuser


        O    je, moi

               offrir (en présent), faire cadeau de, gratifier de

                ce que je t’offre


Et « la perte », — c’est cédille comme ça — :

        Ç    (Partic. initiale) Peut-être ; probablement ; En effet, car ; Eh bien !

               非也 = ce n’est pas ça ; ce n’est pas ainsi

                parce que c’est pas ça


Voilà pourquoi je pense important de considérer la mise en exergue de ce Ç. Cette disposition qui est celle que trace Lacan à ce moment correspond bien à son développement ultérieur :

C’est bien pourquoi la question qui se pose pour nous n’est pas de savoir ce qu’il en est du c’est pas ça qui serait en jeu à chacun de ces niveaux verbaux, mais de nous apercevoir que c’est à dénouer chacun de ces verbes [D — R — O] de son nœud avec les deux autres que nous pouvons trouver ce qu’il en est de cet effet de sens en tant que je l’appelle l’objet a. 6


Mais pourquoi donc a-t-il éprouvé le besoin de passer par cette formulation chinoise de son cru ? Et pourquoi, l'avoir écrite de sa main sur le tableau ? Et surtout, pourquoi ne fait-il jamais référence directe à cet écrit au fil de ce séminaire ? Il semble ignorer ce texte qui est dans son dos et sous le regard continu de l'auditoire qui, pourtant, sous-tend son développement. C’est finalement en recourant pour la première fois au nœud borroméen, aux bouts de ficelle, que Lacan trouve une graphie qui lui permet de poursuivre son investigation.


À compter de ce jour, jamais plus il n'écrira du chinois en public. Ses références au mode chinois se réduiront notablement et concerneront le taoïsme et une invitation à lire le livre de François Cheng consacré à la poésie chinoise.

Sinon, à deux occasions, il fera une remarque à propos de l'écriture chinoise. Le 4 octobre 1975, lors de la conférence à Genève. 7


Mme Y. – La différence entre le mot écrit et le mot parlé ? Vous avez l’air de penser quelque chose à ce sujet.


Dr J. L. – Il est certain qu’il y a là, en effet, une béance tout à fait frappante. Comment est-ce qu’il y a une orthographe ? C’est la chose la plus stupéfiante du monde, et qu’en plus ce soit manifestement par l’écrit que la parole fasse sa trouée, par l’écrit et uniquement par l’écrit, l’écrit de ce qu’on appelle les chiffres, parce qu’on ne veut pas parler des nombres. Il y a là quelque chose qui est de l’ordre de ce que l’on posait tout à l’heure comme question – de l’ordre de l’immanence. Le corps dans le signifiant fait trait, et trait qui est un Un. J’ai traduit le Einziger Zug que Freud énonce dans son écrit sur l’identification, par trait unaire. C’est autour du trait unaire que pivote toute la question de l’écrit. Que le hiéroglyphe soit égyptien ou chinois, c’est à cet égard la même chose. C’est toujours d’une configuration du trait qu’il s’agit. Ce n’est pas pour rien que la numération binaire ne s’écrit rien qu’avec des 1 et des 0. La question devrait se juger au niveau de – quelle est la sorte de jouissance qui se trouve dans le psychosomatique ? Si j’ai évoqué une métaphore comme celle du gelé, c’est bien parce qu’il y a certainement cette espèce de fixation. Ce n’est pas pour rien non plus que Freud emploie le terme de Fixierung – c’est parce que le corps se laisse aller à écrire quelque chose de l’ordre du nombre.


L'autre remarque a été faite le 11 novembre 1973, lors du séminaire Les non-dupes errent :


Quand vous approchez certaines langues - j'ai le sentiment que ce n'est pas faux de le dire de la langue chinoise - vous vous apercevez que, moins imaginaires que les nôtres, les langues indo-européennes, c'est sur le nœud qu'elles jouent.


Il lie donc la langue chinoise (pas l'écriture spécifiquement) aux nœuds. Or, lors de cette séance du 9 février 1972 où il écrit pour la dernière fois en public en chinois, un écrit dont les raisons de la présence reste énigmatiques, un écrit dont il se désintéresse… cette séance est aussi celle où, pour la première fois, il vient avec les bouts de ficelle. On sait comment, désormais, ces bouts de ficelle vont occuper ses mains.


Alors, quel est le lien entre l'écriture chinoise, la jouissance et les nœuds ?



Depuis la rédaction de cet article, notre ami Ferdinand Scherrer s’est attelé à cette question. Ses hypothèses éclairent le détour par la Chine de Lacan. Ses articles publiés sur ce site s’inscrivent dans le prolongement de ces constats et en particulier :

                                    « Le signe, la métaphore, le symptôme 厶 », par ici.

Du chinois aux nœuds 1

Guy Flecher

[1] Ces propositions ont été avancées lors du séminaire de Jean-Marie Jadin et Marcel Ritter La jouissance ou le champ lacanien, qui s’est déroulé en 2004-2006 à Strasbourg.



[2] J.Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 17/02/1971


[3] Jing Hao, De la technique du pinceau : « Le pinceau a quatre effets : le tendon, la chair, l’os et le souffle. Le tendon, c’est lorsque l’élan se poursuit alors que le pinceau s’interrompt. La chair, c’est lorsque les pleins et déliés expriment la réalité des choses. L’os, c’est ce qui donne vie ou mort, fermeté et droiture [au trait]. Le souffle, c’est lorsque les traces de peinture sont indéfectibles. C’est pourquoi les traits tracés à l’encre trop dense perdent leur corps, ceux à l’encre trop fluide manquent de rectitude et de souffle ; si le tendon est mort, il ne peut y avoir de chair. Un tracé qui s’interrompt totalement n’a pas de tendon ; s’il cherche à charmer, il n’a pas d’os. »


[4] J.Lacan, Lituraterre, 12/05/1971



[5] Je remercie Guy Sizaret pour sa large contribution à ce travail de décryptage (voir sur ce site)











































































































[6] J.Lacan, …ou pire, leçon du 9 février 1972.





















[7] C'est moi qui souligne


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