Présentation du séminaire du Jeudi 15 juin 2006


Lorsque pour la première fois je me rendis en Chine au mois d’août 2000, j’avais une question : arrive-t-il que les chinois écrivent en miroir ? À mon retour je n’avais pas de réponse à ma question, mais consultant l’ouvrage du Père Wieger (CARACTÈRES CHINOIS par le P. Léon Wieger S.J. Quatrième édition. 1924. La première édition date de 1890), j’ai eu la surprise de voir ces trois sinogrammes, dont un (le rouge) comporte une structure spéculaire. (Image 1) Il m’est apparu intéressant que ce «  » de la modernité (pour dire « je », « moi »), soit, à l’origine, composé de deux hallebardes, en miroir, témoignant d’un conflit. Les raisons que donne le Père Wieger pour expliquer l’évolution de la graphie tiennent à la difficulté d’écrire la forme spéculaire. Pour ce qui me concerne j’avais là un élément de plus pour argumenter sur la tendance « universalisable » à forclore le spéculaire, abruptement nommée : « La forclusion des miroirs ». Cette même formule a été dite par R. Abibon en même temps et indépendamment de mon travail.

Voir différents de mes séminaires traitant de cette question en hébreu biblique que je mettrais ultérieurement sur le « Web »

Je me suis ouvert auprès de mes amis de Chengdu et leur ai montré ce caractère, ils me répondirent, après recherche, que cette forme spéculaire n’existait pas !! en Chine.


Le premier séminaire que je fis à Chengdu en août 2000 n’était qu’un commentaire du « stade du miroir » de J. Lacan qui a été traduit par Huo Datong pour cette occasion.


Image 1

(La prononciation moderne de ce caractère est, en pinyin, « WO ». ici elle est notée par une initiale nasalisée. Cette nasalisation correspond à la prononciation moderne de certains « dialectes » celui de Canton (NGO) et de Shaoxing (NGA) (Ville natale de Lu Xun). Cela fait partie du travail exposé au mois de novembre 2003 au centre Marcel Granet lors de notre rencontre ratée !! avec F. Jullien. Le texte de cette rencontre sera prochainement mis sur le web).


                              
 


Mais depuis j’ai continué mes recherches avec cette question : où le Père Wieger a-t-il bien pu trouver cette forme spéculaire ? Compte tenu qu’il a vécu et est mort en Chine. Cette forme n’est donc pas une invention occidentale.


Léon Wieger, s.j., 1856-1933. Jésuite, missionnaire en Chine

Missionnaire jésuite, Leon Wieger fut un sinologue qui passa la plus grande partie de sa vie adulte en Chine, où il mourut. Il est l’auteur de nombreux ouvrages de compilation et de vulgarisation sur la Chine, destinés d’abord à améliorer la connaissance des missionnaires en Chine sur leur pays de mission : Histoire des croyances religieuses et des opinions philosophiques en Chine, La Chine à travers les âges, Les pères du système taoïste, Textes historiques, Textes philosophiques, Caractères chinois, Folklore chinois moderne…


Dans le même temps travaillant dans une NGO à Beijing, j’eu l’occasion de recevoir un couple parent d’un enfant « dit autiste ». Le principal de leur inquiétude se disait ainsi : « notre enfant ne joue pas ». Il arrive que les enfants viennent dans le bureau dans lequel je reçois les parents, c’était le cas de cet enfant. Pendant que les parents parlaient de leur souci, derrière leur dos, j’observais les jeux de cet enfant qui jouait avec son reflet dans une porte vitrée. Je n’avais pas la réponse à la question de l’écriture en miroir, mais il m’apparaissait qu’aussi prit puissent être l’individu chinois dans le collectif, cela ne l’empêchait pas de, singulièrement, jouer avec son reflet.

La question de cette forme spéculaire du caractère ancien qui dit « je » dans la modernité demeurait. En effet il m’importait d’en retrouver la trace, car l’argument du Père L. Wieger me semble pertinent : « c’est pour des raisons de commodité d’écriture que la forme spéculaire disparaît au profit de la forme moderne :  »


Tout à fait récemment grâce à l’obligeance de Guy Flecher qui m’a fait parvenir le tome I du livre de Ryjik « L’Idiot chinois » (Voir sa définition de « idiotes grec », celui qui na pas d’image en miroir, à mettre en relation avec cette assertion de J. Lacan : « La masturbation est la jouissance de l’idiot »). Je suis tombé sur ce passage concernant ce «  ». L’on voit que l’auteur critique ceux qui affirment l’arme elle-même sans dialectique et reprend le même caractère spéculaire que le P. Wieger, dans la graphie dite « sigillaire ». Image 2 et 3.


Image 2

                                           


Image 3

                                   



En avril 2006 Gu Jianling consulte le dictionnaire X. 

Dans l’entrée pour «  ». On ne retrouve pas la forme spéculaire de ce caractère.

Image 4



Les formes de ce dictionnaire ressemblent aux formes du bronze que vous pouvez trouver sur ce site

http://www.chineseetymology.org/Etymology.aspx?characterInput=&submitButton1=Etymology


D'où je j’extrais ces deux caractères les plus proches la forme spéculaire pure. Image 5 ci-dessous.

Seal                bronze

   


Tout à fait récemment j’ai repris le livre du Père L. Wieger, à la page 390 j’ai trouvé ce texte dans lequel l’on voit deux caractères s’approchant de la forme spéculaire. Ils sont ici soulignés en rouge. Images 6 et 7 ci-dessous.

                  

L’on voit que dans ce texte donné par le Père L. Wieger page 390, les deux caractères (en rouge) sont proches de la parfaite forme spéculaire donnée par l’auteur.

Traduction en caractères modernes du texte ci-dessus.

                                           
             

   



Autre exemple sur ce texte de la page 440 :

                               


« Texte du royaume de Ts'i, en grande partie illisible. Le roi dit : Maître Yuan… les riverains du Hoai (ne sont pas tranquilles)… des officiers les ont provoqués… des districts se sont révoltés… les affaires ne marchent pas sur la frontière orientale. Maintenant je te mets à la tête de l'armée de Ts'i…et de tous les officiers militaires…pour remettre à l'ordre les riverains du Hoai, et régler les affaires des fiefs Jan, Ts'oei, Ling et Ta Maître Yuan, obéis sans négligence ; Jour et nuit sois attentif… (en vertu de ce mandat, moi Yuan) ayant vaincu, fait des captifs et des captives, pris des moutons et des bœufs, et aussi du bon métal… maintenant j’ai fondu, comme mémorial pour mes descendants mâles, ce vase toun. Que durant dix mille ans, que toujours ce joyau serve à mes fils et petits-fils pour les offrandes. ».

L’on voit que les deux caractères (en rouge) ne sont pas de la forme spéculaire.


  Le texte de gauche est la traduction en caractères modernes du texte ci-dessus.


L’interprétation que donne le Professeur Huang Zuo de cette absence (pour l’instant) de la forme spéculaire pure est la suivante. Cette forme pure est une police créée par l’imprimeur chinois de son livre. Elle n’existerait pas sous forme manuscrite. Il n’en reste pas moins que des formes manuscrites s’en rapprochent.



Séminaire du Jeudi 15 juin 2006 (reflet de l’improvisation)


Le déroulement du séminaire a produit des éclaircissements sur la genèse de cette forme idéalement spéculaire trouvée dans le livre du Père L. Wieger et du tome I de l’Idiot chinois. Je donne ici des formes tirées du 大字典dans lequel on ne retrouve pas cette forme idéalement spéculaire. Il semblerait établit que cette forme soit une création de l’imprimeur (une police) chinois en collaboration avec le Père L. Wieger, une interprétation en somme du Père tirant vers la spécularité cet ensemble « je, moi, mon », cette forme a manifestement été reprise par K. Ryjik qui nous indique qu’elle est « sigillaire », puis nous donne son analyse philosophique en terme hégélien.

Je pense maintenant que cette forme n’est pas sigillaire, elle est de création récente voir la première édition du livre du Père.

Ces précisions entérinent la réponse de Yan Helai de Chengdu qui dès le début de cette recherche, m’indiquait que cette forme n’existait pas en chinois. Effectivement cette forme n’existe que pour les besoins du Père L. Wieger et de Ryjik, a moins que l’on puisse trouver des textes chinois anciens dans lesquels elle apparaîtrait. Les textes chinois anciens que donne le Père ne la font pas apparaître. Ils font apparaître une forme qui s’en rapproche mais qui ne dérive pas d’une forme plus ancienne qui serait la forme idéalement spéculaire. Mon fantasme était que l’on trouverait une forme originaire (pictographique) qui écrirait la première rencontre d’une singularité avec cet autre spéculaire, et qui progressivement, par l’évolution de l’écriture, disparaîtrait (ce que je nomme forclusion des miroirs). C’est d’ailleurs ce que Père L. Wieger laisse entendre. Voilà un exemple de remise en question de mes fondements par mon Détour par la Chine. Il y en a d’autres.




Mais revenons maintenant à ces premières formes authentiquement chinoises de l’écriture de l’ensemble « je, moi, mon ». Les formes « oraculaires ». Elles font apparaître donc, non pas deux hallebardes (guo : ) en miroir, mais une main tenant une hallebarde. Voir ces deux formes oraculaires dont l’une est droite et l’autre gauche.


Cette singularité armée me rappelle le mythe que je me suis construit : la première rencontre avec l’autre spéculaire, le mythe de narcisse désertique et non pas grec : imaginons donc une singularité se promenant, nécessairement arme à la main, dans le désert à la recherche d’eau pour se dés-altérer (altérer : rendre autre, changer en mal, rendre malade, puis avoir soif. Désaltérer : apaiser la soif), il se penche sur la flaque pour boire (absorber, saliver, ingérer), il voit apparaître cet ennemi également armé (c’est sa première rencontre avec ce reflet). Pour survivre (se dés-altérer) il est obligé d’éliminer cet autre. Il suffit pour cela de troubler la surface de l’eau. La survie se produit en éliminant l’autre, mais avec cet autre particulier, le reflet, nulle production de cadavre. Cette absence de cadavre qui dans le mythe grec de narcisse rend folles les Erinnyes, ou Euménides.

D’ailleurs je pourrais poursuivre mon fantasme et imaginer que la forme spéculaire dérive de ces deux images d’une main tenant une hallebarde, malheureusement c’est maintenant impossible.

À cette évocation Qin Wei qui travaille avec C. Guibal dans un centre pour enfants (chinois) à Paris, fait part d’un exemple récent : un enfant confronté avec son reflet dans un miroir (pendant la séance) attaqua ce reflet, ce qui me rappela ces parents, à Beijing, me faisant part de leur inquiétude : « Notre enfant (dit autiste) ne joue pas ». Cet enfant était, derrière eux, présent dans la pièce en train de jouer avec son reflet dans une porte vitrée. Je signalais cela aux parents qui se retournèrent et voyant cette scène perdirent la face (voir dans le dernier film de Dai Sijie Les filles du botaniste les plans sur le mari d’une des filles pour comprendre ce que veut dire perdre la face).

Madame Zuo Si a indiqué que l’étymologie nous apprend que le pictogramme pour dire arbre, bois , a donné par ajout d’un trait horizontal inférieur le caractère pour racine , ensuite pour le caractère indiquant grain , un trait horizontal supérieur. Les règles d’écriture des caractères chinois nous prescrivent de commencer par écrire de haut en bas les traits horizontaux puis le trait vertical et enfin les traits obliques de gauche à droite. Ainsi les règles d’écriture refoulent l’historicité des caractères. La simplification des caractères imposée par le système communiste fait de même disparaître les informations contenues dans les caractères traditionnels.

J’ai donc pu imaginer que les règles d’écriture auraient pu faire disparaître la forme spéculaire pour dire « je, moi, mon ».

Un autre intervenant est venu nous dire une histoire drôle. Le caractère pour dire « venir » (le christ est venu) s’écrit en caractère simplifié ainsi :et en caractère traditionnel . Une interprétation dit que ce caractère se compose de qui est la croix chrétienne, de qui est le Christ, plus les deux petits de droite et de gauche qui sont les deux bandits crucifiés en même temps que le Christ. L’on voit ainsi que la simplification des caractères fait disparaître cette information cruciale, le Christ est venu en Chine dès l’origine. Ainsi je revendique le droit d’antériorité concernant l’introduction de la psychanalyse en Chine qui pourrait ainsi se traduire par : « Wo es war sol ich werden » «  (je, moi, mon) es war soll (je, moi, mon) (venir) ». Ajoutons une autre des différentes manières de dire cet ensemble « je, moi, mon » en chinois, par exemple 今者, de Zhuang Zi : « à ce moment (je, moi, mon) perd (je, moi, mon) ». compte tenu de la signification du caractère « sang » l’on voit que le crucifîment ou la crucifixion (fiction ?) me guetterait si je n’y prenais garde.



  

             Époque des Zhou de l'ouest. (1027-771 av. J.-C.) Inscription on the Lid of the Song Gui. Musée de Shanghai.

            J’ai teinté en rouge les deux occurrences pour wo.



En conclusion de cette soirée je me demande si cette forme spéculaire créée par le Père L. Wieger et son imprimeur chinois n’aurait pas été utilisée qu’une seule fois dans son livre sur les caractères chinois. À moins que quelqu’un me trouve un texte ancien (jusqu’aux Tang) dans lequel cette police apparaîtrait.

C’est donc bien une vision d’un sinologue occidental (même s’il a vécu en Chine, est mort et enterré en Chine), jésuite, légitimement saisi par la métaphore du miroir commune aux trois monothéismes, et suivi par K. Ryjyk comme par bien d’autres sinologues.

Je dirais que je suis moi-même tombé dans le piège, puisque la question du spéculaire, qui ouvre l’enseignement psychanalytique de J. Lacan, a été écrasée par la promotion de la sainte trinité borroméenne, elle est au cœur des théologies occidentales. Bien normal que je souhaite retrouver cette question en Chine au point d’avoir cru l’y retrouver à l’identique.

Ce qui est amusant c’est la question de la frontière de l’étymologie comme science et l’étymologie comme ouverture sur l’imaginaire, sinon le délire. Voir la différence entre l’apport de Zuo Si, et celui humoristique sur la « venue » originaire du Christ en Chine.

Il convient d’ajouter que la référence à K. Ryjik n’est pas de pure convenance, en témoigne cette citation tirée du tome un de l’Idiot Chinois :

En réservant cela pour plus tard - pour le volume III, où nous étudierons le chapitre du Xunzi sur la « rectitude des noms »-, notez une minute (et pour ceux qui travaillent avec Freud cela vaut une minute de silence) que le degré de liberté entre le signifiant et la graphie permet au sujet de traiter la graphie comme une chose qui dans un texte est néanmoins un mot… mais cela ne sert à rien d’en parler, dans quelques semaines cela sera pour vous une évidence… c’était simplement pour affirmer ici la raison de ce cours dans une unité d’enseignement et de recherche de philosophie et de psychanalyse.

Je donne cette citation, pour la mettre en rapport avec mes lectures d’une série de sinologues qui ne récusent pas, a priori la question de la psychanalyse, comme, pour exemple, J. Levi (la langue hébraïque), F. Billeter, Brigitte Berthier, Schipper etc.…



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Séminaire de Michel Guibal

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