Introduction

Je dois d’abord vous dire tout l’intérêt que nous avons trouvé au thème proposé pour ces journées par le groupe de Chengdu, thème qui nous a mis au travail pendant de longs mois dans de fructueux échanges entre les étudiants de Chengdu, actuellement parisiens et les analystes français. La préparation de telles rencontres contribue à donner réalité et consistance au groupe dit « correspondants du centre psychanalytique de Chengdu » et la confrontation de nos références communes mais aussi de nos différences, en fait toute la richesse.

Cet intitulé « Masculinité et Paternité » que, nous avons à plusieurs reprises, délibérément ou, à notre insu, dit ou écrit « Paternité et masculinité » est venu bousculer nos habitudes de pensée. Évidemment mettre l’un ou l’autre en signifiant maître, ne conduit pas au même travail d’élaboration mais cela je ne peux le développer ici. Quoi qu’il en soit, articuler masculinité et paternité, ou pouvoir soutenir comment nous pensons leur disjonction, ce que vise l’exposé de Frédéric Rousseau, ne nous était ni familier ni aisé, aussi nous attendons beaucoup de la confrontation de notre travail avec celui de nos collègues de Chengdu et des échanges que vont permettre ces journées.

À propos de l’intitulé du colloque, je vais, si vous le permettez, partager brièvement avec vous, une brève expérience personnelle. Au moment d’envoyer ce texte pour la traduction, relisant les courriels que nous avions échangé ave Huo Datong sur les questions que nous suggéraient le thème, courriels où l’intitulé était plutôt « Paternité et masculinité, » j’ai été saisie de l’inquiétude de m’être trompée en proposant à mes collègues parisiens l’intitulé « Masculinité et Paternité, ». Ce que je prenais pour une erreur, entre lapsus et oubli m’a immédiatement évoqué le texte de Freud « Trouble de mémoire sur l’Acropole, », texte où il analyse pour lui-même une expérience analogue qu’il associe à son lien de fils à son propre, père et à la difficulté pour un fils de dépasser le père. Quant à moi, il m’est apparu évident que ce moment de trouble ainsi que les moments de relatif embarras que j’avais pu rencontrer, en écrivant cette introduction, me renvoyait à mon propre père et notamment à son décès survenu pourtant il y a plus de deux ans. S’est alors confirmée l’idée qui m’avait déjà traversée que sur fond d’une organisation familiale fortement phallocentrique, je tenais, mon amour de l’inconscient et peut-être mon destin d’analyste de la part féminine de ce père. Du fait de ce que Freud a désigné comme bisexualité, masculinité et féminité ne s’indexent, pas directement sur homme/femme ou père/mère, et si une fille peut avoir affaire au féminin de son père, les garçons peuvent parfois trouver chez leur mère autant que chez leur père, les signifiants de leur masculinité.

Là je m’avance peut-être un peu vite et je vais d’abord, entrer dans notre thème de travail à partir de l’idée que, si la paternité est d’abord affaire de désignation, cette désignation nécessite de la part de la mère un geste où, donnant un père à l’enfant, elle lui fait don sa propre castration. Ce don s’opère le plus souvent silencieusement au sein de la famille ou entre la mère et l’enfant mais parfois il s’effectue au sein d’un travail analytique et l’analyste est témoin de son effet remarquable sur l’angoisse ou les symptômes de l’enfant. J’évoquerais, ici, un garçonnet, séparé de sa mère par un placement en foyer et qui inquiétait, à la fois par son aspect peu garçonnier et son apparent refus de la vie, se traduisant entre autre dans sa pâleur mortelle. Longtemps, la pédiatre et moi-même qui le recevions dans le cadre de nos consultations, avions pensé que la séparation d’avec sa mère le laissait sans vie. Nous n’avions pas tout à fait tort mais il ne s’agissait pas tant de la séparation réelle que du défaut d’éléments qui auraient permis à cet enfant de la symboliser. Au fil des séances, la mère en est venue à développer sa rancœur et son sentiment d’abandon à l’égard du géniteur de l’enfant qui l’avait laissée au moment de la naissance, ce qui lui faisait proclamer triomphalement que son fils n’avait pas de père. Quand le travail lui a permis de nommer pour l‘enfant son géniteur, ce garçon, devenu enfant de la parole, bien que toujours séparé de sa mère et qui ne connaîtra sans doute jamais son père, a pu enfin s’installer dans sa vie.

Même si ce don n’a pas été fait de façon explicite mais qu’une mère a laissé entre elle et l’enfant se creuser l’écart du langage, un sujet peut trouver dans le rapport au signifiant l’écriture de la métaphore paternelle. Je pense à un moment de la cure d’une analysante pour qui, en raison de son histoire, je fis résonner le signifiant « perdu », auquel vint faire écho la figure du « père dû », figure qui hantait ses échecs amoureux, et la douleur comme un puits sans fond de sa vie de femme. Cette analysante, entre un père qui, par ses côtés « mauvais garçon » et son statut glorieux d’étranger, faisait figure d’homme désirable mais ne l’avait pas reconnue et un beau-père aux velléités de paternité et à la masculinité sans cesse anéantie par une redoutable grand-mère maternelle, avait passé sa vie à miser dans ses amours les signifiants de ces deux figures paternelles, l’une porteuse des traits de la masculinité, idéalisée par son absence, l’autre réduite à un moins que rien et comme homme et comme père d’adoption. Malgré, cette paternité mise à mal, cette femme a su faire métaphore paternelle de son amour de la langue qui lui donne un talent remarquable dans l’exercice de son métier pour faire naître à la parole des adolescents laissés pour compte de nos cités modernes. C’est ce même amour de la langue qui, à ce moment de sa cure, lui a permis bien au-delà du signifié de la paternité, de faire jouer dans ses séances, le signifiant père (p.) (per) (pair) (paire) etc.., je dirais même qu’ensemble nous nous sommes mises à jouer autour de ce signifiant, de telle façon que son lien aux hommes et l’intensité de sa douleur en furent modifiés.

Si j’ai partagé avec vous ces appuis cliniques, c’est qu’il m’a semblé que c’est autour de ce père « dû » que se sont construits leurs symptômes comme leur possibilité de vivre, avec le fait que « Du père » ne leur serait jamais donné que dans la parole ou dans la langue. Même s’il lui sera, certes pas facile, de faire son chemin avec un père qui ne l’a pas reconnu, le travail avec le garçon, m’a fait découvrir que ce qui l’empêchait de vivre n’était pas tant la séparation que la carence de symbolisation, symbolisation à laquelle donne accès le ou les Noms du Père. L’analysante, de son côté, n’a eu cesse de tenter de faire entendre par ses symptômes ou dans sa plainte, à quel point lui a manqué l’amour d’un homme reconnu par sa mère et l’aimant dans son identité de fille, mais aussi assumant pour elle sa paternité en lui donnant son nom, c’est-à-dire en faisant d’elle « sa » fille. Lui a manqué aussi dans cette lignée de « femmes fortes », plus hommes que des hommes, que place soit laissée à un homme dans sa masculinité ce qui, alors, aurait peut-être donné sa chance à leur féminité.

Un père « dû » se présente comme la demande par excellence : demande d’amour et demande de reconnaissance. Mais tout le travail de l’analyse consiste à ce que du Père creuse dans le sujet cet écart, ce manque qui donnent sa place au sujet désirant. Du côté du sujet cette demande peut faire symptôme et particulièrement symptôme hystérique au même titre que d’autres revendications phalliques. Néanmoins il répond à un fait de structure, pas d’accès au langage ni au désir si du Père n’est pas venu inscrire du manque pour la mère et pour l’enfant.

Nous ne pouvons pas céder sur le fait que la paternité est d’abord affaire d’écart dans la complétude maternelle, effet de métaphore qui vient inscrire le Phallus comme signifiant du manque. Néanmoins, la présence ou l’absence d’un père, la façon dont cet homme assume la fonction sans s’y identifier, mais aussi la façon dont il habite sa masculinité et dont celle-ci est ou non objet de désir pour sa compagne, va non seulement donner sa forme à la névrose voire à la perversion mais, et c’est une question au centre de notre rencontre, infléchir la façon dont un fils va pouvoir construire et vivre sa masculinité ce sur quoi porte le travail de Pascale Hassoun.

Nous connaissons tous le fameux adage freudien « l’anatomie, c’est le destin », adage par lequel commence également l’exposé de Monique Schneider, cette phrase ne va pas de soi et toute la construction freudienne dit bien qu’il ne suffit pas d’être né garçon ou fille pour se situer côté homme ou côté femme, l’identité sexuée se construisant, pour chaque sujet, dans un univers culturel donné, par l’élaboration de son rapport à la castration. Pour une fille une part de ce rapport à la castration peut trouver sa solution dans la maternité, c’est même pour Freud et je ne le suivrais pas entièrement sur ce terrain, le destin tout tracé de la féminité.

Il n’est pas question de penser symétriquement le rapport de la masculinité à la paternité, mais plutôt de se demander à partir de quels éléments la paternité prend forme comme destin de la masculinité, ou dit autrement, à quelles conditions l’issue de l’Œdipe du garçon lui permet non seulement de devenir un homme mais aussi d’habiter la paternité entre identification à son propre père et dénouement du lien à celui-ci.

Dans les dernières pages du texte « L’analyse avec fin et l’Analyse sans fin, » Freud désigne comme point indépassable de l’analyse d’un homme, butée sur un roc d’origine, prétendument biologique « la rébellion contre sa position passive ou féminine envers un autre homme » ou selon le terme emprunté d’Adler « la protestation virile ». En outre, il nomme très justement cette revendication que j’appellerais ici non pas butée indépassable de l’analyse mais symptôme, l’impossibilité pour un homme d’accepter sa part de passivité ou de féminité. N’est ce pas pourtant à ce prix qu’un homme sortant de sa place de fils blessé et/ou rebelle peut assumer tranquillement la part d’homosexualité qu’implique la relation sociale, rencontrer sans trop de terreur la féminité des femmes et habiter « suffisamment » mais sans excès, sa place de père ? Une paternité bien tempérée, une « bonne distance » c’est tout le propos de Guy Dana qui nous donne à entendre, dans un fragment clinique, comment la place démesurée donnée au père imaginaire comme agent de la castration quand l’imago paternelle fait figure de tyran, a pour, effet l’analyse interminable.

Devenir père, ne va pas d’évidence car nous savons que beaucoup d’hommes reculent devant la paternité ou n’y consentent que pour l’amour qu’ils portent à une femme qui leur demande de la rendre mère. Philippe Valls nous donnera à entendre à partir de rêves d’un de ses patients comment, dans le transfert, celui-ci a pu assumer sa paternité à partir de son changement de position par rapport à sa femme et à son père… Si un homme ne tient son statut de désirant que de sa castration, pour celui qui devient père cette castration vient faire écho au moment où petit garçon il a dû renoncer à faire sienne la puissance maternelle pour entrer dans sa masculinité. Autant la maternité dans sa force charnelle se présente le plus souvent comme accomplissement naturel d’une part de la féminité, autant la paternité même incarnée dans le coït qui sera à l’origine de cette vie, représente une perte par rapport au réel du corps, un engendrement, symbolique une question de transmission et de dette, ce sur quoi insistera le travail de Richard Abibon.

Une question de transmission et de dette peut être pas seulement, car, comme fruit et signe de sa puissance virile, l’enfant devient pour l’homme objet d’amour parfois jusque dans un lien quasi passionnel et prolongement de son narcissisme. Comme membre de sa lignée et porteur éventuel de son nom il est peut-être, plus encore que pour une femme, rempart contre la mort. Enfin, comme le rappelle Freud et c’est bien tout le problème de la pédophilie, il est « objet érotique ».

Lors de son séminaire RSI, Lacan nous a laissé cette remarque : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect est père versement orienté, c’est-à-dire, fait d’une femme, objet à qui cause son désir… ». Cette remarque ne nous permet-elle pas de penser que, la paternité peut devenir pour un homme métaphore de son désir sexué au même titre que Lacan parle de la maternité comme métaphore de l’amour d’une femme pour un homme ?

C’est là dessus que je terminerais afin de laisser place aux exposés et aux débats.

Masculinité et paternité

Introduction


Monique Tricot


Retour
sommaireCh_Coll_C11_MascPater_00.html

Texte présenté à Chengdu lors du colloque franco-chinois

« Masculinité et paternité »

男性与父性

19, 20 et 21 avril 2011

TéléchargementTricot_03fr_files/Chengdu%202011%20Tricot%20fr.pdf