En posant l’anatomie comme destin — « L’anatomie, c’est le destin », écrit Freud en parodiant Napoléon —, Freud instaure apparemment une méthode fondée sur l’objectivité. Le corps lui-même se ferait commandement. Remarquons d’emblée que ce corps n’est pas envisagé dans sa totalité, mais dans ses emblèmes. Un « morceau » est privilégié, présent uniquement sur le corps masculin : le pénis. La femme n’est pas définie par un privilège corporel, mais par ce qui, dans la comparaison avec le corps masculin, fait l’objet d’un manque. Dans l’Abrégé de psychanalyse, Freud insère le moment où le garçon est convaincu du manque féminin dans un contexte où se rencontrent la menace de la castration et la « vision » du sexe féminin, « un sexe auquel manque réellement le morceau (Stück) apprécié au-dessus de tout » [1]. L’accès à un tel savoir constitue pour le garçon, pense Freud, « le plus fort trauma de sa jeune existence ».


L’oubli des testicules

Quand l’accès à un savoir s’opère sur fond de trauma, il s’accompagne de phénomènes de cécité. Freud s’étonne effectivement de la façon dont l’enfant a découpé ce qui, dans son organe sexuel, lui paraissait comme essentiel :

Il est d’ailleurs frappant de constater combien peu d’attention suscite chez l’enfant l’autre partie de l’organe génital masculin, les bourses, avec ce qui leur est attaché. D’après les analyses, on ne pourrait pas deviner que quelque chose d’autre que le pénis appartient aussi à l’organe génital. [2]

À quelle anatomie se réfère donc Freud pour statuer sur les avantages masculins ou féminins : celle que lui ont enseignée les études de médecine ou celle qui se dessine dans l’écoute des patients ? Dans un texte portant sur « Les théories sexuelles infantiles », il fait état du trouble que provoque, chez les enfants ou les adolescents, l’attention aux termes qui se rapportent non seulement à l’anatomie sexuelle, mais aussi aux métaphores sur lesquelles se penche la physiologie. Une physiologie commandée par la fantaisie propre au langage familier :

Une jeune fille avait entendu dire par ses camarades d’école que l’homme donne à la femme un œuf (Ei), qu’elle fait éclore dans son ventre. Un garçon, qui avait aussi entendu parler de l’œuf, identifie cet « œuf » avec le terme vulgaire pour désigner un testicule, et se casse la tête pour savoir comment le contenu des bourses peut se renouveler constamment. [3]

Il serait sans doute éclairant de mettre en rapport l’un avec l’autre les deux passages cités ; c’est peut-être pour éviter de prendre en compte le danger couru par ces « œufs », risquant constamment de disparaître pour se trouver ensuite régénérés, que Freud préfère élire le pénis comme seul représentant de la supériorité virile.

Le danger attaché à la possession des testicules est lié non à l’accession de soi au pouvoir mais au champ de la fécondité. Deux fonctions différentes sont en effet associées au devenir masculin, celle de la promotion personnelle visant l’accès au pouvoir dans le groupe ou dans la cité et celle qui a trait à la fécondité et qui débouche sur la paternité. Le lexique propre aux différentes langues instaure parfois une coupure entre ces deux fonctions. C’est ainsi que le latin, tout en donnant au terme pater un sens analogue à celui qui correspond au français « père », peut aussi, en recourant au pluriel patres, désigner ceux qui exercent une fonction politique, les « sénateurs ». Quant aux hommes qui assument la fonction de fécondité dont ils sont porteurs, ils seront étonnamment nommés proletarii. Alain Rey, dans son Dictionnaire historique de la langue française, se réfère à un passage d’Augustin pour justifier cette dénomination : « étaient prolétaires ceux qui s’occupaient de mettre au monde des enfants » ; « prolétaire » a en effet la même racine que « prolifique ».

Deux visions de la masculinité en viennent ainsi à se différencier, l’une étant insérée dans la perspective du pouvoir politique, permettant aux hommes d’accéder à la dignité dévolue aux patres, l’autre étant contrainte d’occuper, dans l’espace social, une place moindre en dignité. Seul le pouvoir vital est attribué aux ressortissants de la seconde catégorie, ce qui les place en bas de la hiérarchie tripartite rencontrée par Dumézil dans la civilisation indo-européenne : prêtres, guerriers, producteurs. Un écart considérable sépare la verticalité confiée aux premiers et l’attitude penchée vers le sol qui est réservée aux producteurs ou, dans le sens augustinien, aux « prolétaires ». Françoise Héritier reprend partiellement à son compte cette fonction hiérarchisante, liée au partage sexué, en posant le critère différenciateur comme celui qui sépare le domaine de l’ordre de celui de la vie :

Ainsi, ce n’est pas le sexe, mais la fécondité qui fait la différence réelle entre le masculin et le féminin, et la domination masculine [...] est fondamentalement le contrôle, l’appropriation de la fécondité de la femme, au moment où celle-ci est féconde. [4]

Une hypothèse se présente du même coup, s’appuyant sur le champ biologique et donnant naissance à une différence appelée à s’inscrire dans le domaine politico-social :

Les femmes, écrit F. Héritier, sont fécondes, inventives, créent la vie ; en contrepartie, il est vu comme du ressort de l’homme d’apporter l’ordre, la réglementation, d’imposer des limites, déterminer des sphères, inscrire le politique. [5]

Lorsque Lacan théorise « la Loi du père », ne reprend-il pas à son compte cette dualité esprit-vie pour en faire le fondement de la différence sexuelle ? Freud, dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, avait proposé d’effectuer une bipartition analogue en avançant l’hypothèse d’un « tournant » (Wendung) historique - tournant reposant sur une « décision » (Entscheidung) -, installant la paternité dans l’ordre du Geistige (intellectuel, spirituel) et octroyant à la maternité le domaine du Sinnliche (sensoriel, sensible) [6].


L’énigme masculine

Si Freud a effectivement, dans l’un des temps de son parcours, rejoint une conception socialisée de la différence des sexes, il a néanmoins interrogé la pertinence de la pensée binaire, opérant à partir de distinctions tranchées - ce que j’ai nommé, dans Généalogie du masculin, « la logique du glaive » [7]. La remise en question du modèle binaire s’effectue d’ailleurs chez lui discrètement ; il dirige son attention vers des situations dans lesquelles le privilège masculin est connecté à une stratégie de clandestinité.

L’apparente proximité figurative entre la manifestation pénienne et le modèle du sceptre royal - modèle s’inscrivant dans la remarque, faite par F. Héritier, d’une homologie entre le masculin et le politique - est remise en question dans « Pour introduire le narcissisme ». Freud insère en effet une analyse des caractéristiques de l’érection dans un passage consacré à l’étude des transformations qu’impose la maladie :

Nous connaissons le modèle d’un organe douloureusement sensible, modifié en quelque façon sans être pourtant malade au sens habituel : c’est l’organe génital en état d’excitation. Il est alors congestionné (blutdurchströmt, littéralement « traversé par un fleuve de sang »), turgescent, humide et le siège de sensations diverses. [8]

L’accent mis sur le « fleuve » de « sang » fait communiquer l’érection masculine avec des manifestations féminines mettant également en scène l’hémorragie ; la différence devient alors celle de l’externe, dans le cas de l’hémorragie féminine, et de l’interne, lorsqu’il s’agit d’un « fleuve de sang » situé sous la peau.

Loin que le masculin impose d’emblée sa différence avec le modèle féminin, on rencontre, également en ce qui concerne l’érection, une intrication avec les métamorphoses concernant le féminin. Il en va ainsi du rêve du « grand exploit », rapporté par Freud et faisant communiquer érection et accouchement du sexe :

Le viril rêveur se voit allongé dans son lit ; il est une femme enceinte. Cet état devient pour lui très pesant (beschwerlich) [...]. Derrière son lit est suspendue une carte géographique, dont le bord inférieur est maintenu tendu par une baguette de bois (Holzleiste). Il arrache cette baguette en la prenant par les deux bouts, si bien qu’elle ne se brise pas en travers, mais se fend en deux moitiés dans le sens de la longueur. De cette manière, il s’est soulagé et il a favorisé l’accouchement. [9]

Bien que la masculinité soit mise en avant dans l’écriture du rêve, puisque le récit commence par ces termes « Der männliche Traümer » (le viril rêveur ou le rêveur masculin), cette masculinité annoncée se trouve d’emblée menacée puisque le rêveur en question se voit « femme enceinte ». L’interprétation que le rêveur se donne à lui-même constitue sans doute une tentative pour se rassurer en inscrivant une séparation temporelle entre deux positions : la grossesse concernerait le premier stade d’un processus débouchant sur une libération. Le « grand exploit » est connecté au fait d’avoir pu s’affranchir vis-à-vis de cette position, comprise comme un simple passage : « il interprète le fait d’avoir arraché la baguette comme étant le grand exploit grâce auquel il s’est libéré (befreit) de sa pénible situation (dans la cure) en s’arrachant à sa position féminine (indem er sich aus einer weibliche Einstellung herausreisst) ». Selon cette lecture, le risque d’une « position féminine » est derrière lui. Il est censé s’être trouvé « libéré » par rapport à ce risque.

Une autre lecture est néanmoins possible si on revient aux derniers mots du récit de rêve : « il a favorisé l’accouchement ». L’allemand autorise une hésitation : « er hat [...] die Geburt befördert ». Le terme de Geburt signifie à la fois naissance et accouchement. Si on souligne cette perspective, le « viril rêveur » est censé avoir traversé une expérience qui, dans le partage habituel des sexes, revient à la femme. Notons au passage que Freud apporte un rêve qui contraint peut-être à remettre en question ce qu’on pourrait nommer la théorie restreinte de la masculinité ; théorie qui n’admet pas de chevauchement entre les marqueurs du masculin et du féminin. L’un des disciples de Freud, Ferenczi, s’émancipera à l’égard de cette législation théorique et envisagera l’érection comme le pouvoir, chez l’homme, d’accoucher de son sexe. Nous assisterions ainsi à une sorte de croisement des marqueurs servant à repérer la différence sexuelle.

Une telle ébauche d’entrecroisements se présente d’ailleurs si on se fait attentif à la suite du rêve :

Le détail absurde - le fait que la baguette de bois non seulement ne se brise pas, mais se fende dans le sens de la longueur - trouve son explication : le rêveur se rappelle que l’association de la réduplication avec la destruction renferme une allusion à la castration. Le rêve figure très souvent la castration en une insolente proposition allant en sens inverse du désir par le fait d’avoir sous la main deux symboles du pénis. [10]

L’interprétation avancée par Freud ouvre une piste dans laquelle il est possible de s’engager ; elle rejoint d’ailleurs la discussion qui eut lieu entre Freud et Fliess, ce dernier étant le correspondant qui fut pris à témoin de la fondation de la psychanalyse. L’approche qui fut conduite par l’un et par l’autre en direction de la bisexualité buta précisément sur la question de savoir si les deux moitiés du corps étaient symétriques l’une par rapport à l’autre, donc si l’organisation corporelle reposait sur une structure de redoublement. Or cette problématique donna lieu à une séparation des trajectoires : alors que Fliess optait en faveur d’une symétrie corporelle, la bisexualité se prolongeant ainsi en bilatéralité, Freud refusa d’appliquer au masculin le principe du redoublement. Seul le corps féminin était, selon lui, marqué par un principe de symétrie.

Il se trouva qu’à l’occasion d’un colloque, Françoise Héritier proposa une interprétation concernant la réflexion que j’avais conduite sur ce rêve du grand exploit. Soulignant la disposition spatiale de cette fente qui advient au pénis - un pénis qui « se fend en deux moitiés dans le sens de la longueur » -, elle fait l’hypothèse d’une analogie entre ce rêve et une coutume qu’elle a rencontrée chez certaines peuplades, celle de la « subincision » : c’est pour être capables de fécondité que ces hommes imposent une fente sur leur pénis, comme si le pouvoir de fécondité rendait nécessaire une certaine « effémination », terme que j’emprunte à Lévinas lorsqu’il postule que l’accès à l’éthique repose, chez l’être masculin, sur une ouverture à ce qui peut être métaphorisé à partir des « entrailles » maternelles [11].


L’entrecroisement des modèles culturels

Peut-on rendre compte des différences sexuelles sans faire apparaître leur dépendance à l’égard d’injonctions qui émanent de l’idéologie produite par les multiples cultures ? Sans doute n’est-ce pas un hasard si le recours au rituel de subincision est peu fréquent dans le monde occidental, prônant essentiellement les valeurs de maîtrise et de conquête. Toute l’anthropologie qui s’organise à partir des travaux de Lévi-Strauss conduit à contester la suprématie des rituels occidentaux, considérés par cet ethnographe comme « barbares », dans la mesure où ils sont fondés sur l’« anthropémie » (du grec émein, vomir).

La passion de la différence ne conduit pas seulement à séparer le féminin du masculin, mais à établir des cases bien définies à l’intérieur de chaque sexe. Dans la perspective dumézilienne, les fonctions qui concernent la sphère du pouvoir correspondent à la plus haute valeur et ce qui a trait à la fécondité se réfugie dans la dernière classe, celle des producteurs. Il semble qu’une correspondance puisse s’établir entre telle ou telle idéologie passagèrement dominante et un décryptage de ce que représentent l’un et l’autre sexes. Le travail des historiens confirme cette hypothèse d’une pluralité des finalités attribuées à chaque sexe. Georges Duby a montré comment le modèle de la tripartition pouvait se retrouver actif pendant la période médiévale, dans son livre Le Chevalier, la femme et le prêtre. On sait que, dans l’organisation patriarcale, l’aîné des fils était celui qui héritait du patrimoine et qui était regardé comme pouvant reprendre aussi à son compte l’héritage moral paternel. Les autres fils, selon leur place, étaient orientés vers des fonctions militaires ou sacerdotales, le prêtre se trouvant exclu du droit à jouir des femmes. Duby établit une connexion entre le devoir d’ascèse confié à ce prêtre et le fait que c’était lui qui était chargé d’édicter le droit concernant la légalité ou l’illégalité des mariages : combien de générations seront-elles nécessaires pour que les unions entre les chevaliers et les femmes soient protégées contre le risque de l’inceste ? L’histoire nous apprend donc qu’on ne saurait attribuer une valeur universelle à la fonction ou aux fonctions dévolues au masculin. Dans diverses périodes, une tension s’instaure entre une lecture du masculin référé à la nécessité d’un « ordre » et une autre lecture valorisant la dimension de la fécondité. Une fécondité qui, dans la distribution étudiée par Duby, est également octroyée à la femme, venant s’inscrire à la place qui était précédemment laissée au producteur.

Freud a d’ailleurs pris en compte la possibilité de remaniements historiques en évoquant, dans l’époque minoé-mycénienne, l’importance accordée à la Grande Déesse Mère. Est-ce d’ailleurs seulement dans le champ féminin qu’on peut mettre à jour des figures ou des fonctions ayant fait l’objet d’un refoulement culturel ? Dans le dernier temps de mon parcours, je m’attacherai à la richesse d’une représentation platonicienne du masculin. À la fin du Timée, Platon fait l’hypothèse d’un Démiurge fabriquant l’homme et la femme. Les siècles suivants n’ont retenu de ce passage que la description d’une femme possédant, enfermé à l’intérieur de son corps, un « animal » (zoon) ne parvenant pas à trouver d’issue et remontant jusqu’à la gorge pour causer la crise hystérique. Les héritiers ont précieusement conservé cette conception d’une femme enfermée dans son rapport avec l’animalité, l’homme étant promis à des fonctions plus nobles, reliées à l’esprit. Rabelais dira en effet de cet animal prodiguant au corps divers chatouillements et frétillements qu’il est absent chez les hommes ; il fait dire à Rondibilis, parlant des femmes en se référant au texte de Platon : « Car Nature leurs a dedans le corps posé en lieu secret et intestin un animal, un membre, lequel n’est es hommes » [12].

Or ce n’est pas sans surprise que, revisitant le texte de Platon, je rencontre une figure assez surprenante du masculin. La différence avec le féminin consiste précisément dans le fait de posséder cette issue qui est censée manquer à la femme, et que le texte localise dans le voisinage de la vessie :

C’est cette issue que [les dieux] ont fait communiquer par un trou avec la moelle que nous avons appelée précédemment substance germinative. Celle-ci, étant douée d’âme et trouvant une échappée, à l’endroit même où elle s’échappe cause un vivant appétit de jaillissement et produit ainsi le désir d’engendrer. Voilà pourquoi, chez les hommes, ce qui tient à la nature des parties [sexuelles] est un être indocile et autoritaire, une sorte d’animal (zoon) qui n’entend point raison (logos), et que ses appétits toujours excités portent à vouloir tout dominer. [13]

On retrouve bien, dans la structure masculine, une corrélation avec le goût du pouvoir, mais cette passion du pouvoir est jugée comme déraisonnable, comme « rebelle au logos ». Contrairement aux lois de partition qui interviendront dans l’ère médiévale française, l’orientation vers le pouvoir ne sera pas incompatible avec le « désir d’engendrer ».

Bien que la culture grecque constitue l’une des sources de la partition normative française, une perte adviendra, perte affectant la polarité masculine. On peut voir dans le christianisme, codifié par les Pères de l’Église, l’origine d’une partition plus ascétique. Dans La Cité de Dieu, Augustin interprète le temps masculin de la détumescence du pénis comme la conséquence du péché originel : puisqu’Adam a « désobéi » en acceptant de manger la pomme que lui offrait Ève, son propre sexe lui désobéit : « La désobéissance est le châtiment de la désobéissance » [14]. « Il n’en était pas ainsi avant le péché », ajoute Augustin. Dans l’état édénique, l’appareil masculin était supposé capable d’obéir à son légitime possesseur :

La volonté n’eût trouvé en tous les membres du corps que de fidèles serviteurs. L’organe créé pour l’œuvre finale eût fécondé le champ naturel, comme la main ensemence la terre. [15]

C’est cette honte de la désobéissance du sexe par rapport à son maître qui constituera le « secret voilé par le manteau ». Contrairement au texte platonicien, qui mettait l’accent sur le redressement subit du sexe masculin, c’est ici la chute immaîtrisable qui est placée au premier rang de la scène.

Nous sommes ainsi confrontés à la diversité des lectures culturelles, bien que celles-ci soulignent fréquemment l’indocilité du membre masculin. Pour ébaucher une comparaison, je me contenterai d’une très brève allusion à un texte que j’ai rencontré, dans ma jeunesse, avant la lecture de Descartes. Il s’agissait des « maîtres du système taoïste », dont faisait partie Lao-Zi. Ce qui m’intéressait dans cette pensée avait trait à son pouvoir d’échapper à la valorisation du volontarisme. Le non-agir ne condamne pas l’humain à se tenir à distance de ce qui est agissant. L’essentiel consiste plutôt à ne pas confier le principe de l’action à un processus volontariste et programmatique. D’où une séparation entre l’agir, corporel ou psychique, et un processus reposant sur l’obéissance à quelque maître. Une distance est ainsi prise avec le modèle de la maîtrise.

N’est-ce pas également un affranchissement partiel à l’égard de l’idéal de maîtrise que Freud veut opérer chez celui qui s’engage dans un processus psychanalytique ? Il s’appuie sur la différence observable entre un être qui réfléchit et celui qui tente d’être attentif aux pensées qui surgissent en lui :

Dans les deux cas, il y a forcément une concentration de l’attention, mais celui qui réfléchit exerce en outre une critique, par suite de quoi il rejette, après qu’il les a perçues, une partie des idées incidentes montant en lui (...). L’auto-observateur, n’a que la peine de réprimer cette critique ; s’il y réussit, une multitude d’idées incidentes lui viennent à la conscience qui, sinon, seraient restées insaisissables. [16]

C’est sur la base de ces « idées non voulues » que s’effectuera le travail analytique. Il s’agit donc de laisser réapparaître un ensemble de pensées que voudrait réprimer tout programme volontariste et d’ouvrir la voie au « non-voulu ». Si on privilégie une conception du masculin centrée sur la maîtrise, on se condamne à ne rien vouloir savoir de l’un des vecteurs qui se dessinent dans le pouvoir de celui-ci. Un pouvoir qui s’est trouvé gommé dans l’une des traductions françaises du texte Zur Einleitung der Behandlung (1913) :

Le pouvoir de l’analyste sur les symptômes est en quelque sorte comparable à la puissance sexuelle ; l’homme le plus fort, capable de créer un enfant tout entier, ne saurait produire, dans l’organisme féminin, une tête, un bras ou une jambe seulement, il n’est même pas capable de choisir le sexe de l’enfant. La seule chose qui lui soit permise est de déclencher (einleiten) un processus extrêmement complexe et qui aboutit à la séparation de l’enfant d’avec sa mère. [17]

Il est singulier que la traduction française d’alors ait fait disparaître la référence au masculin dans son rapport à la fécondation. Là où est désignée la « puissance sexuelle », le texte allemand propose männliche Potenz, signifiant « puissance masculine ». Conviendrait-il, comme chez Augustin, de « voiler » une telle puissance ? On comprend mieux la gêne de la traduction si on prend acte du fait que la « puissance » rapportée à un être masculin ne peut évoquer, en français, que la puissance sociale. Pour que le signifiant « puissance » fasse référence à une performance sexuelle, il faut passer par l’intermédiaire du négatif ; on dira en effet « impuissant » un homme ne parvenant pas à accomplir sa performance sexuelle. Le Dictionnaire Bertaux-Lepointe traduit d’ailleurs « potent » par « qui n’est pas impuissant sexuellement ». Lacan devra inventer un signifiant étranger au code français, « potent », pour combler cette lacune caractéristique de notre langue. Il s’est néanmoins arrêté devant la traduction de l’allemand « Potenz » ; la puissance sexuelle masculine devrait alors, si on obéissait à la suggestion de l’allemand, se nommer la « potence ». Cette bizarrerie atteignant le signifiant ne peut que contribuer à situer la fonction paternelle en faisant référence à la Loi, et non au domaine charnel qui sera abandonné au « géniteur » prenant ainsi la relève du « proletarius » latin.

Dans cette perspective, les mots disant le sexe ne sont pas seulement doués du pouvoir de désignation, mais bien d’interprétation. Ils procèdent aussi bien à une destitution qu’à une promotion.

 

Le corps masculin ;

Une production culturelle ?


Monique Schneider


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[1] Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 62. GW XVII, S. Fischer Verlag, 1941, p.116.







[2] L’Organisation génitale infantile, in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 26. GW VII, p.187.










[3] In La Vie sexuelle, op. cit., ibid.

































[4] Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 230.





[5] Ibid. p.230-231.






[6] Freud L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p. 218.






[7] Monique Schneider Généalogie du masculin, Paris, Aubier 2000 et Flammarion 2006.









[8]« Pour introduire le narcissisme » in La Vie sexuelle, Paris, PUF, 1960, p. 90.













[9] L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 1957, p.352-353. SA p.401. Analysé par M. Schneider, Généalogie du masculin, op. cit. p.161-167.





























[10] Ibid. p. 353.




















[11] Thème que j’ai abordé dans La Détresse aux sources de l’éthique, Paris, Seuil, avril 2011.
















































[12] Rabelais, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1994, p. 453.










[13] Timée, 91, Platon, Œuvres complètes, t. II, trad. L. Robin, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1943, p. 522.










[14] Saint Augustin, La Cité de Dieu, vol.2, Paris, Seuil, 1994, p. 177.



[15] Id. p. 185.

























[16] L’Interprétation du rêve, Paris, PUF, 2003, p. 136-137.













[17] « Le début du trait », in La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1953, 2004, p.89. GW VIII, p. 463.

Texte présenté à Chengdu lors du colloque franco-chinois

« Masculinité et paternité »

男性与父性

19, 20 et 21 avril 2011

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