La peur du noir chez les jeunes enfants me semble pouvoir être comprise comme une impasse névrotique de la créativité des enfants et pouvoir être, au moins en partie, traitée (soignée) comme telle.

Dans Vincent, ce petit court métrage de jeunesse de Tim Burton, en six minutes, tout est dit ou presque :


D'abord, on remarque l'astuce cinématographique utilisée par Tim Burton pour signaler le passage du monde imaginaire de l'enfant au monde de la réalité. Ce passage est marqué par un changement de lumière accompagné d'un clic d'interrupteur. Et puis il y a aussi, l'ouverture et la fermeture de la porte qui donne sur la lumière du jour.


Ce sont les deux événements qui se produisent au moment où l'enfant va se coucher, on éteint la lumière et on ferme la porte.

D'ailleurs, le premier traitement que les parents appliquent à la « peur du noir », c'est laisser de la lumière et ouvrir ou entrouvrir la porte de la chambre de l'enfant.


Parfois, cela semble suffire et parfois pas du tout et chaque soir, ça recommence : les parents le disent, l'enfant fait son cinéma.

Il se relève, veut faire pipi, boire, aller dans la pièce où se trouve la télévision, il appelle, demande ou même exige qu'on reste avec lui, hurle au besoin, pleure et trépigne. Parfois, il va dormir avec ses parents, ou l'un d'eux ou il utilise un frère ou une sœur comme rempart à ses peurs sans que les parents s'en aperçoivent ou avec l'accord tacite des parents épuisés etc.

L'inventivité dans les ruses pour échapper à la peur, qui est parfois un véritable état de panique, est infinie.


Ce que nous montre Tim Burton, c'est que ces deux actes anodins, « éteindre la lumière et fermer la porte » ouvrent immédiatement sur les espaces d'un monde imaginaire, l'imagination de l'enfant est alors capable de créer des univers qui surprennent l'enfant lui-même et que parfois l'entourage ignore totalement.

Ce que nous dévoile Tim Burton, c'est que les enfants, toutefois, ne sont pas prêts à renoncer à cet univers, car il peut leur plaire, tout terrifiant qu'il puisse être.

Nous pouvons, nous psychanalystes d'enfants, penser que cet univers fantasmatique a aussi une fonction dans la vie psychique des enfants, une fonction analogue au conte de fées dont Bruno Bettelheim a montré en 1976 dans Psychanalyse des contes de fée, l'importance. [1]


Ce que nous dit Tim Burton dans ce petit film, c'est que cet univers a pour fonction de permettre d'exprimer les angoisses à propos de la mort (ici, la peur d'être enterré vivant) mais aussi les fantasmes sadiques, voire meurtriers : la tante est plongée dans la cire par le gentil Vincent Maloy, officiellement pour finir en pièce de musée, donc en œuvre d'art. Cet épisode fâcheux revient en une image furtive dégoulinante de cire au moment de la folie finale :

Et la voix off dit catastrophée : « toutes les horreurs de sa vie se sont immiscées dans le rêve de l'enfant ».

Dans la chambre de la punition, cette folie est augmentée de la colère de la mère, de la solitude dans laquelle elle laisse, sans le savoir, l'enfant. Mais, elle est surtout habitée de sentiments de culpabilité, car si on se souvient bien, le fantasme de la plongée de la tante dans la cire se fait en pleine lumière, et sans l'intermédiaire salutaire de Vincent Price. L'enfant sait que c'est lui qui a imaginé ce forfait, comme c'est lui qui est allé creuser dans le parterre de fleurs de sa mère. C'est bien lui, puisqu'il est puni.


Tim Burton nous montre aussi quelles sont les vertus de l'identification à un personnage de fiction. L'identification du petit Vincent Maloy, sage et poli, à son héros Vincent Price permet dans l'univers imaginaire bien des audaces.



Tim Burton nous montre la porosité, l'absence de frontière étanche entre la réalité et la fiction, le dedans et le dehors, le rêve et la créativité.


Je dirais tout de même que le petit Vincent sait que dans cet univers, il n'est pas seul, son compagnon est un grand écrivain : Edgar Poe. L'enfant a la possibilité de faire le lien entre l'espace du jeu et l'espace culturel, ces espaces qui sont pour Winnicott dans les prolongements de, ce qu'il appelle, l'espace transitionnel.


Tim Burton se situe toujours du point de vue de l'enfant, c'est en cela qu'il peut nous être un enseignement.

Tenter d'adopter le point de vue des enfants, ou d'essayer de se l'imaginer, c'est, à mon avis, ce qui permet d'inventer le soin à chaque séance, c'est cela même qui a été, pour toute notre génération, le cœur de l'enseignement de Françoise Dolto. Je crois l'essentiel.


Au moment où il est puni (à cause du saccage du parterre de fleurs), l'enfant sait qu'enfermé dans la chambre tous les démons seront là et qu'il ne pourra rien faire contre eux. Il sait qu'il rejoint la folie, la peur et la solitude.


Autrement dit, la détresse de l'enfant peut être réparée par une présence consolante, mais si la durée de la détresse est trop longue l'inscription traumatique est là, et laisse la trace de l'expérience de la folie.


C'est exactement ce que Vincent dit à sa mère quand elle vient lever la punition et lui enjoindre d'aller jouer dehors. Trop tard. Le mal est fait, je n'en sortirai plus. D'ailleurs, il ne veut plus en sortir, jamais plus. Nevermore.


Les bruits dans la nuit terrifient aussi les enfants au moment du coucher. Car les bruits aussi, à ce moment ont la capacité de prendre toutes les apparences possibles et l'imagination peut s'en emparer pour inventer des histoires.


La plupart des enfants qui sont amenés en consultation, ont mis en place un mode de défense contre la survenue de cette vie fantasmatique terrifiante. C'est à elle qu'ils tentent d'échapper en faisant le « cirque » du soir.

Le tour que joue le traumatisme c'est qu'il induit la construction de défenses psychiques qui persistent en l'absence même du risque de sa répétition. Ces défenses peuvent aller jusqu'à devenir des remparts infranchissables.


Au moment de la rencontre avec le psychanalyste, le plus souvent, l'enfant qui n'arrive pas à dormir admet qu'il a peur du noir. Il dit cela en écho de ce que disent ses parents, ils se sont comme mis d'accord là dessus.

Les enfants ont constitué une phobie de leurs propres productions imaginaires.

Voici un extrait d'un poème de Thomas Vinau dont le titre est Noir dedans [2] qui me paraît bien dire cela.

On regarde

On scrute

On examine le noir

Et ça reste noir

Noir et vide dedans.


C'est pour ça que la plupart des hommes consacrent toutes leurs forces à ne pas regarder dedans. Ou à oublier ce qu'ils ont vu dedans. Ou à essayer de se retenir de regarder dedans.


La peur du noir s'apparente donc à une phobie.


Il suffit de se reporter au livre de Françoise Dolto Le cas Dominique [3] daté des années 1970, elle fait précisément le récit du travail nécessaire à l'abord psychothérapique des enfants : les entretiens avec les parents, avec chaque parent et l'enfant, l'exploration de l'histoire familiale avant et après la naissance de l'enfant, les événements récents (nouvelle naissance, divorces, problèmes conjugaux), la mise au jour des identifications inconscientes, etc.


Je vais la considérer comme une impasse névrotique de la créativité des enfants.


Je propose l’idée que le travail analytique n’est possible qu’après avoir aidé l’enfant à renouer avec le monde imaginaire, l’avoir apprivoisé, qu’après que l'enfant ait retrouvé sa créativité.


En réalité, ce qui m'importe c'est de parvenir à permettre à l'enfant de jouer avec ses fantasmes, et pour cela, je participe au jeu.

Non pas que je joue avec l'enfant, mais je crée un espace possible pour le jeu.


Dans le jeu, mon rôle est d'être le lecteur découvreur de l'histoire extraordinaire qui m'est contée et surtout d'aider l'enfant à aller au-delà du point de la peur avec ses dessins.

J'appelle cela une BD, car nous changeons de feuille quand un événement nouveau se produit et l'enfant fait des dessins assez rapides et schématise un peu.

Au début je ne parle pas de BD, on fait une histoire avec plusieurs dessins successifs, je ne parle de BD que lorsque le jeu est lancé et semble porter ses fruits.


Mon but est d'aider l'enfant à éprouver que ses peurs dans le noir viennent d'histoires qu'il produit lui-même et de l'aider à en jouer, à s'en rendre maître.


On dit à l'enfant : « On dit que tu as peur du noir, mais toi, de quoi as-tu peur ? Est-ce de bruits ? De choses que tu vois ? »


L'enfant en général commence l'histoire à la première personne, il est là dans la chambre, il se dessine et les personnages imaginaires arrivent tous plus dangereux les uns que les autres.


Quand l'histoire semble caler, j'invite à poursuivre et à un moment, j'utilise la troisième personne pour désigner l'enfant représenté par son personnage.


Je lui dis « ton personnage, là que va-t-il faire ? »


C'est difficile de rendre compte de ce moment subtil où l'enfant éprouve que ce dont il a peur c'est d'une histoire qu'il crée lui-même et qu'il peut la manier comme il l'entend au lieu de se laisser mener par elle.


Mais, c'est cela mon but, faire entrer l'enfant dans la compréhension du processus créatif qui de fait le domine.


Il m'arrive de lui dire : « tu vois c'est comme ça que des adultes font des bandes dessinées ou des films qui font peur, avec ces peurs qu'ils avaient quand ils étaient enfants ».


Mais l'essentiel cela reste de jouer très sérieusement avec l'histoire qu'ils racontent.


Là aussi, Winnicott a tenté de théoriser cet espace de jeu dans les psychothérapies, jusqu'à écrire dans Jeu et réalité :


La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on à faire ? À deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n'est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d'un état où il n'est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire.


Pour Winnicott, l'espace transitionnel, l'espace de jeu, l'espace de la créativité et l'espace culturel et même finalement l'espace de l'apprentissage sont en lien.


Bien sûr, les histoires sont diverses.

Il s'agit le plus souvent de fantasme de dévoration ou d'enlèvement ce qui, finalement revient graphiquement au même, l'enfant se retrouve dans un ventre ou dans le sac du voleur.

Parfois ce sont des morceaux de corps coupés, des bras, des jambes, la tête et qui saignent abondamment.


Je vous raconte une histoire :


C'était l'histoire d'un grand ours blanc qui chaque soir venait dans la chambre et laissait même des poils de sa fourrure, et pourtant, malgré ces preuves évidentes de son passage, personne n'y croyait. L'enfant se faisait sermonner et réussissait chaque soir à dormir avec sa mère. Mais la mère me disait que l'enfant semblait vraiment absolument terrifiée alors elle acceptait.

Nous sommes partis de là, de cet animal auquel personne ne croyait.

Il s'en est suivi une saga étonnante.


L'ours blanc faisait partie d'une famille qui avait mission de père en fils de dévorer les enfants humains.

Les dévorations se chiffraient par centaines ou par milliers.

Les grands ours partaient dans les pays glacés faisaient des petits et revenaient encore plus nombreux pour dévorer encore de plus nombreux enfants.

Cela a duré plusieurs séances, jusqu'au jour où la petite fille est arrivée en me disant qu'elle avait trouvé la solution : le sauvetage est survenu quand un dinosaure de 2 500 mètre a pu sauver les enfants et manger à son tour les grands ours. Elle m'a autorisée à montrer sa bande dessinée à condition que je ne dise pas son prénom.


Ce qui importe le plus, c'est l'encouragement et l'accompagnement du processus au cours duquel les enfants passent d'une sorte d'inhibition terrifiée à une joie de partager et de jouer avec des personnages inventés.

Le petit montage qui va suivre montre la diversité et la richesse de leurs productions.


La créativité n'est pas limitée à la création d'une œuvre d'art reconnue socialement comme telle. Il importe de reconnaître en chacun quelque chose que Winnicott appelait : pulsion créative et dont il disait que c'est elle qui donne le sentiment d'être en vie. La vie fantasmatique en est la première manifestation.

Qu'elle survienne surtout au moment où l'enfant se retrouve seul avec lui-même dans l'obscurité n'est pas étonnant. Qu'elle survienne à ce moment proche du sommeil ne l'est pas plus.

Que la peur que cela engendre soit une manière d'empêcher le processus de surgir me paraît une hypothèse tout à fait probable. Il s'agirait alors d'une phobie de son propre imaginaire.


L’histoire qui survient dans le noir est, bien sûr, différente d’autres histoires plus banales, car elle sert de masque à des conflits psychiques inconscients.

Dans le monde imaginaire, le meurtre est permis, ainsi que la dévoration ou l’abandon volontaire, l’existence de monstres de tous ordres, de dangereux bandits qui vous débarrassent en même temps qu’ils vous tuent d’une sœur, d’un frère ou d’un parent encombrants.

Le travail thérapeutique permet, en allant au-delà de cette peur, d’entrer avec l’enfant dans son monde imaginaire et de lui permettre d'utiliser ses capacités créatives pour se guérir lui-même de la peur qu'elles ont engendrée.



Projections adresse web :


Vincent de Tim Burton sous titré en français.

http://youtu.be/JygQ9JBUUGQ


Montage jlmfilm2011 de

Monstres, sorcières, dragons, bêtes féroces, grands bandits, voleurs et kidnappeurs.

http://youtu.be/CEKlWTHGGdg





Joëlle Molina

Pédopsychiatre. Psychanalyste.

Avignon, le 11 novembre 2011.

joelle.molina@numericable.fr



























 

La « peur du noir »


Joëlle Molina








































[1] Bruno Bettelheim. Psychanalyse des Contes de fées. Paris, 1976, éd.Robert Laffont












































































[2] Thomas Vinau. Noir Dedans, Avignon, 2011, éd. Cousu main.

    http://cousumain.wordpress.com/?s=noir+dedans















[3] Françoise Dolto Le cas Dominique, éd. du Seuil (1971)












































































































































































































































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Ce texte a été presenté, avec vidéo du film Vincent de Tim Burton et dessins d'enfants, en novembre 2011, à Chengdu dans un groupe clinique, au CPC et dans l'école, aux parents et enseignants.