Merci à tous ceux qui nous ont écrit à propos de notre article sur « La parole en psychanalyse et dans la pensée chinoise ».
Nous traduisions alors parole, 言, par « l’énergie du trou ». « Fiat trou », que le trou soit, dit Lacan [1]. Le trou, en topologie lacanienne, précède ses bords. « Le trou est premier avant la surface même » [2]. « Fiat trou » est donc une autre manière de dire « que soit la parole de l’Unbewusst ».
刀 道
Dao Dao
Couteau Voix
道, Dao,en chinois est généralement traduit par “voie” mais le même idéogramme a aussi le sens de “dire, de parler à” [3].
Dao,道, est la parole transitive, à la fois rupture et continuation. Dao est la parole de l’inconscient. L’Unbewusst parle. « L’inconscient parle » [4].
Mais la parole de l’inconscient ne se fonde pas sur la logique formelle. Elle se coupe de l’ordre logique habituel. Elle ne se soumet ni au principe d’identité, ni à ses variations : le principe de contradiction et le principe de tiers exclu. Elle subvertit en cela la parole savante et la parole ordinaire qui caractérisent les discours du conscient.
道 se prononce Dao, mais, homophoniquement, selon le principe psychanalytique de l’association libre, Dao signifie, avec un ton différent, “couteau”. Dao s’écrit alors 刀. La fonction du couteau est de couper. Telle la ligne, la barre, ou l’arête, qui coupe le signifiant du signifié : S/s. Avec l’oxymore la parole se coupe du principe d’identité : « une obscure clarté ». Avec la métaphore la parole se coupe d’un mot mais conserve le même sens en utilisant des mots différents : « le soir de la vie » au lieu de “vieillesse”. Avec la métonymie la parole se coupe de toutes sortes de mots en donnant des sens divergents à un même mot : « une chose », le même terme supporte toutes sortes de sens différents. La castration, 刀, est une fonction symbolique, enseigne Lacan : « Le sujet est divisé de la Spaltung (coupure) signifiante » [5]. Toujours soumises à la division, les choses ne sont pas ce qu’elles sont, ni les êtres ni les mots. Par exemple, dans la formule « Un homme est un homme », il y a entre les deux termes homme, une coupure. De même qu’il y a une coupure dans le principe d’identité A= A. « A=A. S’il l’est tant que ça, pourquoi le séparer de lui-même, pour si vite l’y replacer ? » demande Lacan [6]. Pour que A soit A, il faudrait, en toute rigueur, que les deux A soient au même endroit et en même temps. Ce qui est impossible. Le semblant d’identité est donc construit autour d’un vide. Rappelons que l’écriture chinoise trouve son origine dans les craquelures des carapaces de tortue. C’est-à-dire dans « un acte qui troue » [7].
La parole de l’Unbewusst est un acte qui troue.
Laozi nous dit : « La parole produit le un » [8]. Ce que nous pouvons mettre en parallèle avec la définition du « un », selon Euclide, qui relève elle aussi de la parole : « L’unité est selon quoi chacune des choses existantes est dite une » [9].
C’est donc bien la parole qui produit le un : Il n’y a de un que ce que nous disons un. Hors de la parole aucun univers, ni chose, ni être, ni matière, et, tout univers, simultanément, est engagé à devenir parole.
Comme l’explique Heidegger « la parole elle-même n’est autre que l’abîme » [10].
« Y a de l’un, soutient Lacan, et rien de plus, mais c’est un Un très particulier, c’est ce qui sépare, le Un de Deux, et c’est un abîme » [11].
Le un qui confond la face et le dos comme dans la surface de Mœbius parce qu’il nie l’arête, le trait, la ligne qui sépare la face du dos, n’est pas le un défini comme trou. Rappelons le théorème d’Euler qui définit la surface de Moebius : « Sommet + faces – arêtes = surface unilatère ». Le « moins arêtes » de la surface de Mœbius est ce qu’on ne peut pas voir. C’est l’objet –φ.
« L’objet –φ en tant que cause du complexe de castration » [12].
Voici un petit pensum pour introduire les équivoques de la plasticité de la parole, ou de « l’énergie du trou », qui répond, nous semble-t-il, à différentes questions qui nous ont été posées :
En français le mot parole a pour étymologie « bal » qui vient du grec ballei, qui signifie “jeter” et “danser” [13].
À ballein, βαλλω se rattachent les substantifs bolé “action de jeter” et bolis, bolidos “objet lancé”, “dé à jouer”, “éclair qui jaillit”. Exemple : nous sommes jetés dans l’existence par hasard, au milieu des mots, jetés au milieu des mots comme par un coup de dé ou par un éclair.
De ballein viennent aussi de nombreux verbes qui ont pris des nuances variées, ainsi :
Amphiboballein, περιβαλλω, “jeter autour” d’où l’adjectif amphibolos, “attaqué de tous côtés”. Exemple : nous sommes attaqués de tous côtés par des mots nous forçant à rester incertains sur la conduite à tenir, et le terme « amphibologie » qui signifie, double sens, équivoque, ambigu.
Anaballein, Ανᾳβελλω, “lancer de bas en haut” d’où anabolé “remontée”.
Diaballein, διαβαλλω, “jeter à travers”, “désunir”, “calomnier” d’où diabolos “celui qui désunit, dénigre, calomnie”.
Emballein, ἐνβαλλω, “jeter dans” d’où embolé “action de jeter à l’intérieur”.
Huperballein, υπερβαλλω, “jeter pardessus”, “dépasser le but”, d’où huperbolé “excès”.
Kataballein, χαταβαλλω, “jeter de haut en bas”, d’où katabolé “attaque d’une maladie”.
Metaballein Μεταβαλλω, “déplacer” d’où métabolé “changement”.
Paraballein, παραβαλλω, “jeter à côté”, “comparer” d’où parabolé “comparaison”.
Proballein, προβαλλω, “jeter devant”, “proposer une question”, d’où le latin, comme le grec, problema “question posée”.
Sumballein, “jeter ou mettre ensemble”, d’où sumbolon, συμβολον, “signe de reconnaissance” : « primitivement objet coupé en deux dont deux hôtes conservaient chacun une moitié qu’ils transmettaient à leurs enfants : le rapprochement des deux parties servant à faire reconnaître les porteurs et donnait la preuve que des relations de commerce avaient été contractées antérieurement » [14].
L’Unbewusst, l’inconscient, que Lacan traduit, avec un effet de cristal homophonique, par « une bévue »15, ne signifie pas seulement « une erreur » — même si le lapsus et l’acte manqué sont exactement des erreurs qui font des trous dans le langage ordinaire — une bévue signifie aussi littéralement une double vue.
Le préfixe « be » signifie “deux” comme dans besson (jumeaux : des frères bessons) ou besace, sac à deux poches, ou bêcher, travailler avec la bissa, fourche à deux dents etc.16. Unbewusst c’est donc une double vue. On rapporte que les caractères chinois ont été inventés par 仓颉 [倉頡] Cang Jie (~2650) dont on disait « qu'il avait deux paires d'yeux ».
Avec deux paires d’yeux l’inventeur de l’écriture pouvait voir en même temps en haut et en bas, à gauche et à droite. Ce qui nous est impossible. Cette légende de Cang Jie illustre l’Unbewusst de Freud, l’une bévue de Lacan c’est-à-dire une double vue qui permet le regard simultané des contraires et des contradictoires. Le double vue « ne laisse aucune des actions de l’être humain hors de son champ » [17]. De plus, cette image de Cang Jie nous éclaire sur la formule psychanalytique de Huo Datong, formule qui ne fait pour l’instant qu’apparaître dans l’univers psychanalytique : « L’Unbewusst de tout individu est structuré comme l’écriture chinoise ». Pas de compréhension de nos jours sans interprétation contradictoire : L’Unbewusst a fait place au conscient et à la dévaluation des valeurs conscientes les plus hautes.
« Dès que, par la dévaluation des valeurs jusqu’ici suprêmes, le monde paraît privé de valeur, quelque chose d’extrême passe au premier plan et ne peut à son tour laisser la place qu’à quelque chose de tout aussi extrême » [18]. De quoi s’agit-il ? De l’Unbewusst. « La volonté de puissance se donne simultanément comme le principe de l’inconscient » [19].
La double vue, l’Unbewusst, s’exprime par une parole englobant la vision des contraires. Cette parole est l’oxymoron, ou oxymore. L’oxymore est la figure de rhétorique qui allie deux mots de sens contradictoires. Elle dit yin, 阴 [陰], et yang, 阳 [陽] en même temps, le vide et les formes simultanément. C’est, dans le Chan, la pratique du gong an, 公案, ou du koan, en japonais. Dans le Chan, ou le Zen, le gong an ou kôan se compose de deux caractères antonymiques : « Le caractère kô veut dire “public” et le caractère an “idée personnelle” » [20]. Voici quelques exemples de ce que peut dire l’oxymoron : A est non-A, mort et vivant (comme le chat de Schrödinger), « je est un autre », « nulle part c’est partout » « un silence étourdissant » une « sagesse folle », une « richesse pauvre », un « gros maigre », un « grand petit », « une « docte ignorance », « un infini achevé (Cantor) », « une terre immatérielle », une eau incorporelle », « un air impalpable », « un feu froid ».
« Le feu froid, c’est le Réel », dit Lacan : « D’où vient le feu ? Le feu c’est le Réel. Ça met le feu à tout, le Réel. Mais c’est un feu froid. Le feu qui brûle est un masque si je puis dire du Réel. Le Réel c’est à chercher de l’autre côté, du côté du zéro absolu » [21].
Oxymoron vient du grec : oxumôros, de ὀξύς, oxis, pris dans le sens de “fin” et de moros, μωρός dans le sens d’ “insensé”. Littéralement Il s’agit d’une « fin insensée ». Pourquoi insensée ? Parce que la parole de l’oxymore, associant des choses inconcevables, paraît d’abord monstrueuse. Dans la mythologie Eros est d’abord un monstre, et de surcroît invisible, pour Psyché, avant de se révéler « le plus beau des dieux immortels ».
Avec l’oxymoron nous sommes dans l’impossible. Justement « l’inconscient… ne se soutient qu’à se présenter comme impossible » [22]. L’oxymore est le langage des poètes et des artistes auxquels Platon interdisait l’accès à sa cité idéale, au nom de l’éternel principe d’identité qui refoule le contradictoire.
« Semblant » a pour étymologie « sem », « un », terme servant à exprimer l’identité. Le semblant est ce qui marque l’identité. Dans D'un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan précise : « Le semblant, dans lequel le discours est identique à lui-même » [23]. Tous les discours relèvent du semblant c’est-à-dire du principe d’identité. Tous les discours excluent le monstrueux oxymoron, sauf, évidemment, le discours de l’Unbewusst, seul discours à ne pas être « du semblant ».
L’oxymoron inclue les contradictoires, comme l’ambigramme yin-yang du Taiqi tétraédrique. Le séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant est aussi appelé « le séminaire chinois ». C’est là qu’on trouve cette pensée de Mengzi, résumant la psychanalyse trois siècles av. JC : « Si vous n’avez pas déjà trouvé au niveau de la parole, c’est désespéré, n’essayez pas d’aller chercher ailleurs » [24]. En effet ce n’est que par la parole que l’être parlant se répartit entre homme et femme. Homme et femme sont une question de langage et non de biologie. Freud a dégagé la sexualité de la biologie. « La parole est parlante », a expliqué Heidegger [25]. Car si nous disions que la parole ne parle pas nous n’éviterions pas de la faire parler. « Qu’on dise reste oublier derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » [26].
Aujourd’hui Platon est non seulement démenti par l’Unbewusst, mais aussi par la physique quantique. Les idées éternelles dans leur arrogante identité sont de moins en moins actuelles. En effet, notre époque électronique repose sur un oxymoron : l’électron, qui est parfaitement synchrone à l’Unbewusst (double vue). L’électron, matière première de toutes nos technologies électroniques, est, nous démontrent et nous montrent les savants, une chose « sans substance ». N’y a-t-il pas lieu d’utiliser alors le terme lacanien de « achose » pour désigner l’électron ? L’électron est simultanément, « onde et corpuscule » autrement dit un Unbewusst, un ob-jet contradictoire, une sorte de concrétisation de l’oxymoron.
Ce qui définit l’homme c’est son rapport à la femme et ce qui définit la femme c’est son rapport à l’homme. Comme yin et yang il est impossible de les concevoir l’un sans l’autre.
Dans le Xinxing Ming 心性铭 [--銘], De la nature du cœur, le premier écrit historique du Chan, le Maître Seng-tsan (6e s.) nous dit : « La grande voie (mais on est en droit de lire « la grande voix ») est simple : il suffit de ne pas choisir ». Ne choisir ni entre les contraires ni entre les contradictoires, mais les voir en même temps comme par une double vue : l’Unbewusst.
Ainsi, Pour un discours qui ne serait pas du semblant, ou comme on l’appelle « le séminaire chinois », est, entre autres surprises, le meilleur discours d’introduction aux grands textes de la littérature Chan, du Dao de Laozi et du Zhuangzi. Inversement, on peut considérer ces penseurs de l’antiquité chinoise en tant que « koanalystes » selon la si juste expression de Guy Flecher [27].