J'ai été le fils de ma mère
J'aurais voulu être le fils de mon père
Paternité-masculinité. Chacun de ces termes renvoie à un monde en lui-même. Je vais les croiser en partant de la question de la masculinité telle qu'elle fut posée par un patient que je nommerai Jacob. Pourquoi ce patient ? Parce que, pour interroger sa propre masculinité, Jacob interroge la position virile et paternelle de son père. Je m'aperçois que c'est le terme de « viril » qui est venu sous ma plume. C'est ce terme que je vais garder car, davantage que le terme de masculinité, ce terme implique le rapport au phallus et à la castration. On pourrait croire qu'il y a de l'un à l'autre, de la virilité du père à celle du fils, une continuité. Tel serait le souhait de Jacob. Nous verrons qu'il est impossible de penser en termes de continuité. Par contre la question de la transmission est posée. Vous savez que le terme de transmission a deux aspects : la continuité, par exemple la transmission d'une maladie génétique, et la discontinuité, la transmission au sens civilisateur du terme. Nous sommes prêts à dire qu'il y a de la transmission entre un père et son fils. Cette transmission a-t-elle un impact sur la virilité du fils, si oui de quelle transmission parlons-nous ? De quoi cette transmission est-elle faite, comment s'opère-t-elle ? La transmission viserait à faire du fils un fils, mais jusqu'où la virilité du fils et la virilité du père y sont-elles impliquées ? Quel est le rôle de la mère dans cette transmission ?
Le plus souvent nous avons accès à cette question par son aspect pathologique. On vient voir le psychanalyste lorsqu'il y a un problème. Nous apprenons avec chaque patient. La rencontre avec Jacob m'a permis d'approcher la question du risque de l'identité masculine quand le garçon est confronté à l'inversion psychique des parents : un père passif et une mère active. Un père non castrateur, et une mère non castratrice car fusionnelle. Dans ce cas-là comment le garçon peut-il devenir un homme « vertical » ? J'emploie ce mot car être un « homme vertical » est au cœur de la demande de Jacob. Cela me donne l'occasion de revenir sur le terme de « virilité » qui convient beaucoup mieux à la problématique que je voudrais examiner : Le mot virilité désigne les caractères physiques, sexuels de l'homme adulte. Il désigne aussi un âge de la vie, la sortie de l'adolescence, l'époque de la vie à laquelle un homme atteint toute sa force et à laquelle on peut lui demander des comptes [3]. Il est synonyme de maturité. Il ne s'agit pas seulement de caractères physiques mais d'un ensemble de qualités, fermeté, courage, force, vigueur, culturellement attribuées à l'homme adulte. Il désigne une attitude ou une action virile, digne d'un homme [4].
Jacob demande donc au psychanalyste de l'aider à aller vers l'homme « vertical », c’est-à-dire vers sa virilité. Il veut être un homme adulte et digne du nom d'homme.
Jacob est un patient extrêmement attachant. Il est attaché à sa psychanalyse. Il y tient de toutes ses forces. Il ne manque aucune séance. Il « joue le jeu », apporte des rêves, se fâche contre moi, me fait part de ses angoisses, de ses questions, essaie de formuler avec les mots les plus justes la confusion qui est en lui. Il ne cesse de me dire qu'il ne vaut rien, qu'il est lâche, qu'il ne vaut pas plus qu'un déchet mais je sais qu'il est loin de n'être que cela. Jacob vient de perdre son ami, mort du Sida. Il a été auprès de lui jusqu'au bout sans l'abandonner, faisant preuve d'humanité et de courage. Il est un homme qui travaille, qui prend des risques. Au cours de sa cure il franchit un cap : alors qu'il était employé dans une pharmacie, il achète une pharmacie et en assume la responsabilité, non sans angoisse mais il le fait quand même. C'est lui qui au bout du trajet analytique, malgré la peur d'être livré à lui-même, prendra la décision de faire face à sa vie seul.
Jacob est un patient qui me saisit car je le vois se battre avec ses démons internes, je le vois se démener avec ses contradictions, je le vois essayer de me tendre des pièges. Malgré ses projections transférentielles quelque fois très négatives, dans lesquelles par exemple je suis une femme toute puissante et sadique, je sens qu'il m'aime, je sens que le lien existe. Je sens qu'il y a un véritable échange affectif et émotionnel entre nous. Je peux m'appuyer sur ce lien pour, lorsque cela s'impose, l'amener à des séparations ou à des renoncements. Il a cependant une exigence à mon égard : Que je puisse lui dire au nom de quoi j'occupe ma position d'analyste, au nom de quoi je me permets de lui demander d'affronter le manque et les frustrations. Il m'interroge sur mon désir d'analyste. Il teste mon authenticité. Il cherche à débusquer les masques derrière lesquels je pourrais me cacher. C'est une psychanalyse qui n'est pas de tout repos… il me fait avancer, d'une certaine manière nous avançons ensemble. Entre les séances un travail se poursuit : de son côté il poursuit ses réflexions, de mon côté je réfléchis par écrit sur le matériel de la séance. Je me fais comme une deuxième séance. Aujourd'hui, avec vous, ce serait comme une troisième séance…
Jacob a une quarantaine d'années lorsqu'il vient me demander une analyse, alors qu'il vient juste d'être quitté par son analyste précédent parti en province. Ceci m'indique tout de suite qu'il a besoin de la présence d'un autre pour élaborer ses questions. Il ne peut pas rester seul, quelque temps sans psychanalyste.
Il dit souffrir beaucoup de son rôle dans la relation sexuelle dans laquelle il se situe comme un homosexuel passif. Il souhaite devenir hétérosexuel ou pouvoir avoir une position moins passive, « verticale ».
De sa toute petite enfance en Tunisie, à l'époque colonisée par la France, il retient une séparation d'avec ses parents dont il a beaucoup souffert : à 5 ans lorsque sa mère a eu un deuxième enfant il a été placé pendant 6 semaines dans un foyer pour enfants. Cette séparation s'est redoublée d'une deuxième séparation car il est tombé amoureux de la monitrice qu'il a dû quitter lorsque ses parents sont venus le chercher. Séparation, désir amoureux, séduction, sont d'emblée mélangés et entraînent chez lui une grande confusion, comme si tendresse et sexualité étaient emmêlées [5]. Une troisième séparation a lieu lorsqu'il a 10 ans : il est envoyé en France pour quelque temps à cause d'une maladie de sa mère. Une quatrième séparation importante se produit lorsqu'il a 17 ans au moment où, la Tunisie ayant pris son indépendance, tous les Français d'origine sont priés de regagner la France. Cette fois-ci c'est une séparation imposée par les événements politiques, une forme d'exil. Il ne retrouvera jamais en France les sons et les odeurs du paysage de son enfance. Pour répondre au désir de ses parents, ne sachant pas très bien ce que lui-même aimerait faire comme études, il fait des études de pharmacie. Ceci reste une question centrale pour lui : ai-je fait pharmacie pour moi ou pour mes parents ?
Comme beaucoup de famille à cette époque, la famille vit très unie, grands parents et parents ensemble, oncles et tantes à l'étage supérieur, cousins à l'étage inférieur… Plusieurs générations sous un même toit, avec les avantages et les contraintes que cela amène : la promiscuité, l'absence d'intimité, le regard constant de chacun sur l'autre, la quasi-participation à la vie sexuelle des parents, les naissances et les morts à la maison, l'envahissement par les scènes de ménage ou réactions hystériques, les repas, les rituels religieux, le chemin de l'école comme espace pour un entre-deux. Chemin bordé de conciliabules, de peurs, d'étonnements, de connivence. Chemin dans lequel Jacob observe la multiplicité, le défendu, la complexité. Chemin dans lequel Jacob échappe à la surveillance, goûte des attraits sexuels coupables et apprend son homosexualité.
Jacob décrit son père comme un homme faible, n'ayant pas su s'opposer à son propre père (le grand père de Jacob) lorsque celui-ci lui ordonna d'arrêter ses études pour reprendre l'affaire commerciale de la famille. Il le décrit comme un homme blessé.
Jacob décrit sa mère comme une femme plus jeune que son père, attirée par la vie mais n'ayant pas non plus osé y goûter. Il dit à quel point sa mère était attachée à lui enfant et reste attachée à lui maintenant.
Des souvenirs de Jacob, je retiens cet épisode qui est représentatif du drame de Jacob. Il raconte qu'il se souvient que lorsqu'il était encore très petit, il a voulu aller retrouver ses parents dans leur lit. En ouvrant la porte il les a surpris en train de faire l'amour. Surprise, choc de l'enfant. Il s'enfuit. Sa mère revient vers lui et pleure de lui avoir fait cela. Jacob insiste et insiste encore non pas tant sur le choc que la vision de la scène a produit sur lui, mais sur le fait que son père n'a rien dit, qu'il est resté silencieux. « J’aurais voulu, dit-il, que mon père me chasse, me renvoie dans ma chambre et garde ma mère pour lui. » Pour que cet épisode soit fondateur, structurant, il aurait fallu, ajoute Jacob, « que mon père parle, me dise de partir, que je n'avais rien à faire là ». Mais ce fut le contraire, les parents se sont en quelque sorte excusés et le petit Jacob a pu reprendre sa mère pour lui. Cette scène a-t-elle vraiment eu lieu ou a-t-elle été reconstruite comme un souvenir-écran ? Quoi qu’il en soit elle pose bien le problème : comment se construire comme futur homme lorsque le garçon ne rencontre pas un père qui interdise la mère ? Comment se construire comme futur homme lorsque le père est passif, la mère active ? Lorsque le père est non castrateur et la mère non castratrice. Même si Jacob a pu faire l'expérience d'une première exclusion, cette première expérience n'a pas pu porter ses fruits car les parents ne l'ont pas assumée. Cette première expulsion hors de la scène sexuelle des parents, lorsqu'elle n'est pas reniée par les parents, a valeur de métaphore de la castration et peut être symboligène. La mise en place de la référence symbolique de la castration se fait en fonction du père pour la mère. On comprend pourquoi, durant son analyse, Jacob ne cessera de chercher à me « rencontrer », c’est-à-dire à vérifier qu'il y avait en moi « du père » capable de lui mettre des limites, des interdits et que je pouvais les assumer au nom de quelque chose de plus grand que moi, qui ne soit pas seulement mon caprice. Que je pouvais assumer mes paroles au nom du principe de la transmission générationnelle, c’est-à-dire de la reconnaissance d'une privation de jouissance immédiate pour une place à offrir dans la filiation.
Durant l'analyse je vais accepter de rentrer dans son jeu (sinon il n'y a pas d'analyse car pas de répétition), je vais accepter de jouer avec lui sur la scène qui est la sienne, mais je vais soutenir qu'il y a une dissymétrie des places. Je vais intervenir de ma place à moi. Même si l'espace analytique devient une scène, un peu comme une scène de théâtre, il est entendu que lui et moi, même si nous sommes partenaires dans le jeu, nous ne jouons pas à partir de la même place. Condition de la transmission générationnelle qui ne peut se faire que si la dissymétrie des places est reconnue. En refusant toutes les tentatives de confusion et de réduction, je le rassure énormément, ce qui lui permet d'aller très loin dans l'expression de ses fantasmes.
Vous pourriez me demander pourquoi je parle de jeu et de scène de jeu. Si j'ai introduit cette modalité dans notre rencontre c'est à cause de la dimension perverse de sa névrose. Cette dimension perverse vise à obtenir la jouissance dans la cure. Elle fait du psychanalyste un complice des perversions, le faisant témoin jouissant du plus de jouir qu'est le récit sur un mode pervers. En effet Jacob introduit une dimension importante dans sa cure : le fait qu'il a un bénéfice de jouissance à être soumis. Le psychanalyste peut se retrouver coincé, et le patient aussi, du fait que, lorsque le psychanalyste est le référent de la loi, le patient a une prime de plaisir immédiat à… subir sa loi. Cette position de subir la loi est une position de jouissance immédiate qui prive la loi de ses promesses de construction d'un homme pour le futur. Ce qui peut le plus aider Jacob est qu'il puisse trouver quelqu'un à qui se mesurer. Si je reprends la phrase de A. De Broglie se rapportant à la virilité : « La loi témoigne à la virilité plus d'estime en lui demandant compte de tous ses actes », on voit que Jacob cherche à ce que le psychanalyste lui demande compte de ses actes, espérant ainsi y gagner en virilité, c'est ce qu'il aurait eu besoin de trouver chez ses parents. Mais, tout en ayant cette demande, Jacob dévoie la dimension castratrice et structurante de la loi en se faisant inconsciemment l'objet de cette loi. Il n'arrive pas à être sujet de la loi.
Introduire la dimension de la scène c'est introduire et la répétition, présence de la jouissance ainsi que des facteurs traumatiques, et une autre position possible car… il y a des règles du jeu. Introduire la dimension de la scène c'est permettre à la névrose perverse d'être là sans que la seule réponse soit les défenses que sa présence suscite chez le psychanalyste. En effet cela permet au psychanalyste de résister à la tentation dans laquelle l'analysant voudrait l'entraîner, celle de faire du Un. Pas n'importe quel Un, du Un qui mélange, qui ne distingue pas, du Un qui est jouissance mais pas désir. Jacob a tendance à nous faire fonctionner lui et moi comme une seule et même personne, se mettant en totale dépendance de mon regard. Entre lui et moi, l'inversion qu'il a rencontré dans son enfance ne cesse de se répéter, au sens où il prête à l'autre ses propres mouvements et transforme en agi par l'autre ce qui vient de lui. Ainsi par exemple, plutôt que de dire qu'il abandonne il dit qu'il se sent abandonné.
Ce qui est visé par moi dans l'analyse est que Jacob puisse se vivre comme séparé de sa mère, au sens qu'il ait son corps propre. Le corps propre cela veut dire que tout ne se passe pas au même lieu, au lieu de la mère, mais qu'il y a deux lieux : le lieu de l'enfant et le lieu de la mère. Ce qui sous-entend qu'il y a et une frontière entre les deux et des possibilités de passage, et donc de circulation entre les deux. La vie psychique est la possibilité de circulation entre le dedans et le dehors et entre les différentes instances. C'est là que la notion de transfert prend tout son sens car s'il y a transfert il y a forcément deux scènes : la scène de l'infantile et la scène actuelle. Plus cette notion est claire pour le psychanalyste, plus la scène infantile peut se rejouer sans danger sur la scène actuelle. Le cadre de la séance permet d'être dans le vécu de l'aliénation sous un double mode, celui du vécu et celui du joué. Jacob et moi, nous sommes sur une scène qui s'écrit au fur et à mesure, dont il est le principal auteur et dont lui et moi sommes les deux acteurs, chacun jouant plusieurs rôles à la fois. Par exemple dans le transfert je suis la présence maternelle/féminine qui lui permet d'assumer son sexe, je suis donc une femme/mère qui lui permet de soutenir son angoisse. Mais je suis aussi la mère avec laquelle il se bagarre parce que, selon Jacob, cette mère le voudrait tout à lui…
Jacob a besoin de rejouer sur la scène actuelle, la scène infantile dans laquelle il se laisse prendre dans la jouissance de l'autre. Il est nécessaire pour lui qu'au lieu du transfert positif puisse se vivre le transfert négatif passionnel, paranoïaque, projectif, là où l'aimé devient persécutif, là où tout fait signe. Il a besoin de vivre cela sans que cela lui soit pointé, dénoncé comme tel mais sans, non plus, que le psychanalyste y soit réduit. Ce n'est pas tant l'élucidation de sa position qui est efficace que la découverte progressive des lieux où il y a entrave avec l'élaboration in situ de propositions nouvelles.
Il semble que Jacob n'ait pas même pu franchir l'adolescence car dit-il « pour passer de la cour des petits à la cour des grands, pour être infidèle à l'enfant, j'avais besoin qu'un corps me « com-prenne ». » Il ajoute que l'enfant a un sens, celui qui est de l'ordre père-fils, alors qu'être adolescent c'est créer du sens soi-même, indépendamment de ses origines, en dehors de ses parents. Au fond, Jacob me dit qu'il faut du corps pour parvenir à une position d'homme. Quel corps ? Rappel que le psychanalyste n'est pas sans corps, que son corps compte.
Revenons à la complexité de la situation de Jacob : Tant que le père de Jacob ne peut pas être un père qui lui donne la castration, Jacob va à la recherche de son père et il va le trouver là où est son père : dans la souffrance. Que penser de la souffrance permanente qui envahit Jacob ? Cette souffrance devient aimée. Que penser de son masochisme ? Je pense qu'elle n'est pas seulement perversion mais qu'elle est aussi transition, pont, à défaut de transmission. Elle fait lien avec son père. Elle est appel au père.
Un premier rapport de jouissance à l'Autre est nécessaire pour que le sujet puisse se fonder. Il y a dans la jouissance à l'Autre un premier rapport de fondation. C'est ce rapport que le masochiste cherche à produire. Jacob, la séance précédente, m'avait dit qu'il voulait trouver de la souffrance au cœur même des séances pour que ce ne soit pas seulement du ressassement mental et pour « que vous existiez ». « Je vous assure de ma souffrance » avait-il ajouté. Assurer quelqu'un en terme d'escalade en montagne c'est poser des pitons solides et être relié à lui par une corde à la fois souple et solide de manière à ce qu'il puisse franchir le vide sans risquer sa vie. Jacob me dit donc que sa souffrance est une sorte d'assurance mutuelle. Sa souffrance sert de ciment à l'Autre. Si l'Autre ne tient pas, Jacob risque, lui, de s 'écrouler. Sa priorité devient donc non pas d'exister pour lui mais de faire exister l'Autre.
Mais le prix à payer pour ce lien n'est-il pas la virilité de Jacob ? Jacob n'a-t-il pas inconsciemment sacrifié sa virilité pour rester en lien à son père ? Jacob n'a-t-il pas sacrifié sa virilité à l'amour pour son père ? Il souffre terriblement de la non-concordance entre ses attributs masculins qui font de lui un homme et la manière dont il obtient la jouissance, en position passive de femme. Il vit cela comme une double identité, comme on dit un « agent double », celui qui triche partout. Il se vit comme un faussaire. C'est pourquoi il insiste sur la vérité, quelle est sa vérité ? Jacob interroge non pas directement sa virilité mais sa vérité car il sait que sa virilité n'est pas sans lien avec sa vérité. Chacune a en commun la question de la séparation des jouissances et celle de pouvoir affronter une solitude : « Qu'est ce qui fait ma vérité ? dit-il, Pourquoi l'ai-je cherchée hors de moi ? Pourquoi ai-je choisi le renoncement plutôt que la séparation, plutôt que le risque de la solitude et de la différence ? » Il aurait donc fallu que Jacob puisse se séparer de manière à ce que cette séparation soit structurante. Or Jacob craint inconsciemment que le fait de quitter son père mette en danger non seulement sa propre vie mais celle de son père. On a vu aussi que les séparations restent traumatiques pour Jacob. On a vu que Jacob a manqué d'une parole du père pour franchir l'espace ouvert par une première exclusion de la scène primitive. On a vu que la mère a en quelque sorte indiqué à l'enfant qu'il était, lui, l'objet de son désir plus que le père. On a vu que le climat familial était incestuel. On a vu que Jacob a préféré se laisser instrumentaliser par les désirs et jouissances des autres. La jouissance raptante de l'autre est plus forte en intérêt que son propre désir d'être sexué, séparé.
On a vu que Jacob a renoncé. Est-ce pour toujours ? Non, car sinon Jacob ne serait pas venu voir un psychanalyste. Mais surtout ce à quoi Jacob n'a pas renoncé est à sa dignité d'homme. Celle-ci pourtant le torture. Cette torture n'appelle-t-elle pas notre « fraternité » [6] comme le dit Lacan en terminant son intervention de 1948 sur l'agressivité ? Oui sûrement. J'ajouterais qu'elle appelle non seulement notre fraternité mais elle donne à l'acte analytique une dimension de gravité. Être un homme sexué, dit Jacob, c'est « prendre la parole », non pas prendre la parole à l'autre, la lui retirer ou la copier, non, c'est prendre la parole, au sens de prendre les risques de sa propre parole.
Je me suis longtemps demandé pourquoi je m'étais attelée à un tel travail d'écriture et de réflexion après chaque rencontre avec Jacob. Je pense que cela m'a été comme nécessaire pour transformer ses dires, le vécu de la séance, la jouissance qui y était présente, transformer tout cela, lui donner une forme, lui donner la valeur d'un acte de parole. La transformer par ma propre activité pensante, comme si je disais à Jacob qu'il n'était pas seulement un voleur, un preneur de la vie des autres, mais qu'il pouvait donner la vie, procurer la vie pensante en l'autre. Lui dire aussi qu'il pouvait peut-être finir par être lui même transformé par le tissage de nos deux pensées. Comment appeler cette fonction pensante ? À qui revient-elle ? À la mère ? Au père ? À tout humain ?
Que faut-il pour que le fils puisse se soumettre à la loi du père sans pour autant être dessaisi de lui-même ? Sans pour autant la subir ? Il faut que le père ne considère pas le fils comme une fin mais comme un élément dans une chaîne de transmission. Il faut en quelque sorte que le père sache que le fils ne lui appartient pas. S'il n'y a pas cette conscience de la chaîne qui en elle-même par définition suppose de la séparation, alors le fils ne peut que se soumettre à la loi du père sans pour autant qu'elle fasse sens pour lui. Autrement dit, il faut que le père puisse offrir au fils quelque chose à saisir : le phallus, sans en être dessaisi pour autant. Ce qui veut dire qu'entre le père et le fils ce n'est pas le même espace : ils sont dans deux lieux et deux temporalités différentes. Si le père impose sa loi c'est en vue d'un passage. C'est ainsi que l'enfant peut passer à l'homme, lorsqu’il trouve chez son père l'autorité et la tendresse qui lui permettent le passage.
Lorsque le père n'offre pas au fils le phallus mais lorsque, comme le père de Jacob, il offre au fils la mort qu'il porte en lui, comment le fils peut-il vivre ? C'est la question que j'ai été amenée à me poser. Une fois je lui ai dit : « Laissez votre père. Vous avez à construire vous-même, en vous-même, un père vivant et lui dire : sois mon père. » Une telle proposition, voire injonction, peut-elle avoir un effet ? Je crois que, à ce moment-là, Jacob a senti ce que ma proposition contenait. Il a senti d'une part que je le soutenais et d'autre part que pour moi rien n'était définitif, qu'il pouvait encore lui-même écrire des pages de sa propre histoire. Si, d'après Lacan, l'écriture de Joyce a été sa manière de faire tenir son père, ce que Lacan a appelé le « synthome », ne pourrions-nous pas faire l'hypothèse que Jacob lui aussi, en continuant à écrire des pages de son histoire, fait à sa manière exister un père vivant ?
Doit-il encore lutter contre la passivation qui est érotiquement en lui, dont cette mort dans le père n'y est pas pour rien, ou faut-il qu'il l'accepte ? Question difficile. L'analyste n'a pas forcément à y répondre, surtout pas à la place de Jacob. Par contre le rôle de l'analyste est d'interroger Jacob sur sa complaisance à se faire l'objet du désir de l'autre. Toute la progression de l'analyse a été de lui faire quitter l'identification à un déchet. Pourquoi ? Parce qu'elle ne suffit pas. Non seulement elle ne suffit pas mais elle vient obturer la question de l'espace à franchir pour la pulsion. La pulsion en principe n'atteint pas l'objet mais tourne autour de l'objet pour revenir sur le sujet. Ce qui découpe la place de l'objet qui peut alors chuter. Or Jacob en se faisant l'objet passif du désir et de la jouissance de l'autre, en s'identifiant au déchet, court-circuite le trajet de la pulsion, empêche celle-ci de découper un objet, empêche sa chute, bouche le vide. L'objet ne peut plus être manquant et ne peut plus prendre la fonction de l'objet « a » cause du désir marqué de la valeur phallique. Écoutons Jacob : « Trouver son identité c'est être dans son désir… J'ai quitté l'image et j'ai trouvé un trou que je n'ai pas pu franchir. L'image me tenait, mais je n'ai pas trouvé le moyen de la quitter. Avoir sa propre identité c'est avoir quitté son image. » Jacob exprime bien comment il lui faudrait prendre le risque de pouvoir affronter un vide pour passer d'une organisation narcissique « circulaire » [7] (il se voit dans l'image qui le voit) à un narcissisme dit « secondaire » qui se soutiendrait non pas de l'image mais de l'activité de la pulsion sexuelle dans laquelle l'altérité de l'autre est soutenue.
Loin d'avoir épuisé la richesse de ma rencontre avec Jacob, j'arrêterai cependant mon exposé qui a parcouru une partie du cheminement singulier d'un homme entre paternité et masculinité.
J'ai tenté de décrire une certaine figure du lien Paternité-Masculinité. Il y a en a bien d'autres dans lesquelles on voit que le fils, pour être homme, ne peut pas ne pas interroger et tenter de réparer les failles paternelles.
Je vous remercie de votre écoute et de votre attention. Je remercie le Centre Psychanalytique de Chengdu de m'avoir donné l'occasion d'apporter ma contribution à la transmission de la psychanalyse.