La mort soudaine de W.H.Rivers en pleine force de l’âge est une immense perte pour la science et le monde, c’est aussi une perte – difficilement estimable – pour le Labour Party et pour la théorie de la politique. Après avoir voué sa vie à l’anthropologie et à la pratique de la médecine (en particulier tournée vers les troubles mentaux) il avait fini par se décider, au vu de l’état particulièrement désespérant des choses de ce monde, à ne pas rester à l’écart des affaires et s’était présenté au parlement comme candidat Labour de l’Université de Londres. Ce faisant, il était totalement dénué d’ambition et entièrement dévoué au bien public lorsqu’il entra dans la carrière politique. Son livre L’instinct et l’inconscient, publié en 1920 et réédité cette année, est constamment emprunt de cette sagesse acquise par l’expérience et la réflexion scientifique, c’est une somme de théories et de faits qu’aucun de ceux qui s’intéressent à la société des hommes et croient aux possibilités de progrès ne devraient ignorer. Durant la guerre, Rivers a eu la charge dans un hôpital militaire de soldats souffrants de traumatismes de guerre, ceux qui l’ont connu là portent témoignage de son grand professionnalisme et de la chaleur de son écoute. Les conclusions qu’il tire dans son livre proviennent de son travail sur les troubles mentaux provoqués par la guerre mais elles sont généralisables bien au-delà.
Rivers adopte largement la méthode psychanalytique inventée par Freud, tout en mettant de côté les absurdités que l’on peut trouver dans les travaux de Freud ou encore dans ceux de ses plus fervents disciples. Le fondement de cette méthode réside dans la découverte que lorsque nos instincts nous poussent à commettre des actes que nous réprouvons pour des raisons sociales ou morales, ils peuvent agir de manière souterraine, hors de la conscience et devenir bien plus néfastes que s’ils s’étaient réalisés. Ce qui se passe hors de la conscience peut être découvert selon divers moyens tels que : l’analyse des rêves, l’« association libre » (que l’on pourrait traduire par « laisser vagabonder ses pensées »), l’hypnose et par l’examen de tout ce qui paraît étrange ou irrationnel dans un comportement ou un sentiment.
Il arrive très souvent que lorsque des troubles ont été provoqués par une expérience oubliée sa remémoration permet au patient de les accepter avec calme et avec une émotion retenue. Une expérience oubliée peut avoir autant de pouvoir sur notre vie psychique qu’une expérience mémorisée. L’oubli dans ce cas est le résultat non d’un processus passif de recouvrement par des expériences ultérieures mais d’un processus actif de refoulement de ce qui est douloureux. Ce mécanisme d’évitement de la douleur a des conséquences coûteuses. Un homme peut se retrouver aveugle, sourd, muet ou paralysé des jambes ou même devenir définitivement fou. Tous ces troubles y compris ceux qui peuvent paraître à première vue purement physiologiques disparaissent souvent par le simple fait de se remémorer calmement l’expérience douloureuse qui a été involontairement écartée de l’esprit. La pratique de la psychanalyse consiste essentiellement à trouver les moyens de ramener ces expériences à la conscience.
Rivers rapporte le cas typique d’un jeune médecin souffrant de claustrophobie (peur des espaces clos). Il souffrait de cette phobie depuis l’enfance et se souvenait l’avoir ressentie à l’âge de six ans lorsqu’il dormait dans un lit clos. Il ne pouvait entrer dans le métro ni dans un ascenseur et ne supportait d’aller au théâtre qu’à condition d’avoir repéré exactement la sortie. Dans la vie courante il s’accommodait de sa peur et n’avait jamais réalisé qu’elle était anormale. Quand vint la guerre, il s’engagea dans la R.A.M.C. et dut opérer dans les tranchées, ce qui lui causa une telle terreur qu’il préférait passer la nuit hors des tranchées marchant à l’extérieur des tranchées sous le feu ennemi.
Avant la guerre, il avait présenté d’autres symptômes nerveux tels que des cauchemars ou du bégaiement, ceux-ci lui avaient fait entreprendre un traitement chez un praticien freudien orthodoxe qui avait cherché en vain des expériences sexuelles déclenchantes. Pendant la guerre, lorsqu’il a pris conscience de sa claustrophobie, il s’est fait soigner par Rivers.
Rivers lui demanda de relater ses cauchemars et toutes les associations qui lui viendraient en relation avec eux, il lui permit ainsi de retrouver le souvenir terrifiant d’un événement qui s’était produit quand il avait quatre ans lorsqu’il avait eu le passage bloqué par un chien grognant. Cet incident était resté complètement enfoui, loin de sa conscience, et ce malgré les efforts de son précédent thérapeute. C’était pourtant, sans aucun doute, la cause de sa claustrophobie. Il fut possible de vérifier les faits auprès de ses parents ; et depuis la remémoration de cet événement, la claustrophobie a disparu.
Cependant dans la majorité des cas, les troubles avaient été provoqués par des événements surgis pendant la guerre. Parfois ils avaient été complètement oubliés ; parfois le patient (sans doute mal conseillé) avait vainement cherché à les éliminer de son esprit. La tentative d’éliminer les pensées douloureuses semble presque toujours mener à l’échec ; la seule façon d’obtenir une guérison consiste à apprendre à se remémorer les faits sans terreur.
Dans les cas fréquents de soldats souffrant de certaines formes de paralysie à la suite de traumatismes consécutifs aux bombardements, il apparaît clairement que la peur est en cause et que la paralysie est provoquée inconsciemment par l’instinct de conservation. Ceci se produit selon un mécanisme fort simple. Rivers distingue cinq types de réactions anxieuses face au danger observables chez l’animal comme chez l’homme et qu’il nomme instincts du danger. La première réaction et la plus primitive est la fuite, la seconde est l’agression, il appelle la troisième « activité manipulatoire », la quatrième est l’immobilité (de nombreux animaux en usent comme d’un moyen d’échapper aux prédateurs), et la cinquième est la syncope, elle n’apparaît que lorsqu’aucune autre réaction n’est possible. La fuite s’accompagne habituellement (du moins chez l’homme) de peur ; l’agression s’accompagne habituellement de colère. « l’activité manipulatoire » correspond aux gestes plus ou moins organisés qui visent à détourner du danger, tels que ceux qu’accompliront un conducteur d’engin motorisé ou un pilote d’avion. L’impression généralement ressentie par ceux qui ont échappé au danger de cette manière est une absence d’émotion, la peur est totalement absente de la conscience à ce moment-là.
Il est néanmoins clair que la peur est présente inconsciemment, elle réapparaît dans les cauchemars qui vont venir après, elle a été refoulée afin de ne pas gêner l’accomplissement des gestes de survie. Bien entendu, ce qui est instinctif n’est pas le geste mais le fait de recourir au geste acquis.
Certaines personnes ont mal interprété la méthode psychanalytique en croyant qu’elle peut permettre de supprimer la volonté et le « self-control ». Ils en concluent, par erreur, que le contrôle des instincts entraîne des troubles et que par conséquent il faut laisser s’exprimer pleinement nos instincts. Ceci est évidemment impossible à tout animal grégaire car l’instinct de conservation comme l’instinct social sont perpétuellement en conflit l’un avec l’autre, chacun cherchant à dominer l’autre. Rivers démontre que le refoulement est un procédé normal de la vie animale. Dans de nombreuses situations différentes réactions instinctives sont possibles et celle qui surgit doit être capable de refouler les autres pour obtenir le succès. Seules certaines formes de refoulement sont pathologiques et leur traitement demande une grande volonté. Un officier de l’armée craint autant la révocation qu’il craint instinctivement la mort. Un conflit entre les instincts peut devenir si douloureux qu’il provoquera une syncope nerveuse, mais le conflit ne sera pas résolu si l’on prétend que seul un ensemble d’instincts est concerné et que la peur de la révocation est complètement artificielle. Pour l’homme, la seule cure connue consiste à regarder en face les faits douloureux, à rechercher la vérité et ne jamais se contenter des faux-semblants confortables et des illusions.
La censure et la propagande ont pour but de s’opposer à ce que cette méthode de traitement soit appliquée aux hommes politiques.