1921, le philosophe et mathématicien Bertrand Russell, infatigable voyageur, infatigable défenseur de la paix, parcourt la Chine puis la Russie afin de faire entendre sa voix.

Durant une tournée de conférences à Pékin, à propos de son livre l’Analyse de l’esprit paru cette même année, il évoque l’inconscient freudien.

Avant même que son « Analysis of mind » ne soit traduit en 1921 par Sun Fuyu, les conférences prononcées par Russell sont traduites dans les journaux chinois au moment de sa visite. [2]

Il est difficile, bien entendu, d’estimer la véritable audience des conférences de Russell en Chine en 1921. Et bien plus hasardeux encore d’estimer l’accueil qui a pu être réservé aux idées de Freud, telles qu’elles ont pu être traduites par Bertrand Russell.

C’est pourquoi nous chercherons seulement ici à donner des pistes.

Ces pistes nous irons les chercher dans deux directions à la fois, premièrement l’état de la connaissance et de l’ouverture à l’œuvre de Freud en Chine en 1921, deuxièmement la lecture personnelle de Freud par Russell telle qu’elle apparaît dans un article de 1922 : L’instinct et l’inconscient.


La Chine en 1921

Ne prétendant pas à un statut d’historien et ne possédant pas de notions précises de la culture chinoise, je me contenterai de préciser les points les plus importants.

1921. L’époque est troublée par les remous de deux événements considérables, l’un proche : la révolution bolchevique dans cet empire voisin qui va prendre le nom d’URSS, l’autre plus lointain en Europe : la guerre de 14-18 qui a dépassé en horreur tout ce que l’on avait connu.

On peut sans doute saisir ce qu’il en est de ce trouble à travers le mouvement du 4 mai 1919. Ce mouvement lancé par des étudiants de l’université de Pékin cherche, semble-t-il, à « renverser le système féodal et à réévaluer le système de pensée traditionnel » [3]. Le mouvement est soutenu par les intellectuels, les ouvriers et la bourgeoisie - les nouvelles forces sociales. La défense de l'intégrité du pays est, pour la première fois, liée à la notion de progrès, bien plus qu'un simple mouvement de réaction politique, il s'agit d'un mouvement de réaction culturel, en rupture avec la tradition confucéenne : l'accent est mis sur l'émancipation de la femme et la propagation de la science moderne.

Il n’est guère difficile de saisir déjà là les contradictions qui agitent les milieux intellectuels chinois entre la crainte de la propagation de l’idéal communiste et la certitude de devoir réformer le système social et culturel traditionnel de la Chine.

C’est cette tension particulière qu’incarne au mieux le philosophe et réformateur social Zhang Dongsun qui fut à l’initiative de l’invitation de Russell en 1921.

Lecteur de Freud, il publie en 1920 dans La voix du peuple un article intitulé « De la psychanalyse » dans lequel il fait référence au Freud des Études sur l’hystérie. C’est essentiellement grâce à son travail de vulgarisation que les idées freudiennes furent apportées en Chine notamment dans son livre L’ABC de la psychanalyse qu’il publia en 1929 et qui fut semble-t-il assez largement diffusé.

Zhang convoque, en fait, Freud en renfort de sa propre théorie qui cherche à rétablir l’équilibre dans le système social chinois et notamment à faire disparaître la prostitution et le meurtre par un usage personnel de la notion freudienne de sublimation. Zhang ne visant pas moins que « l’élimination des désirs humains », range de ce fait la psychanalyse du côté des disciplines de connaissance de soi et pense qu’un usage de cette méthode doit permettre à chacun de se corriger, d’éliminer ses pensées et ses désirs meurtriers et libidineux au profit de la sublimation.

Ce faisant, il croit œuvrer à la critique des idées marxistes dont il craint l’extension. La suite lui donnera tort.

Il est clair, au-delà du point de vue particulier de Zhang, que la culture chinoise traditionnelle reposant sur des valeurs éducatives coercitives d’obéissance et de respect des traditions n’est pas prête pour accueillir une pensée qui situe le sexuel au cœur du fonctionnement psychique.

Elle se prêtera davantage semble t-il à la révolution populaire qui surviendra plus tard.


Russell et Freud

Il est assez surprenant de voir combien la présentation que donne Russell de la méthode psychanalytique rejoint par plus d’un aspect la conception de Zhang. Même réticence sur les aspects sexuels, et même tendance à en faire une discipline de connaissance de soi en tant, cette fois, que recherche de la vérité.

Il nous apparaît par conséquent nécessaire de découvrir ce personnage intrigant et attachant qu’est Bertrand Russell.


Bertrand Russell est anglais, né en 1 872 et mort en 1970, il fut Comte de Kingston, troisième du nom, philosophe, sociologue et logicien, prix Nobel de littérature en 1950, professeur au Trinity Collège de Cambridge où il y fut l'élève de Whitehead.

Il est rare qu’un homme soit connu pour son œuvre scientifique dans le monde entier et soit également prix Nobel de littérature succédant à William Faulkner et précédant François Mauriac.

Mais c’est certainement, comme Jacques Lacan l’a souligné, le logicien qui cherche à saisir la théorie freudienne telle qu’il la découvre en 1920.


Chez Lacan, l’on trouve au moins deux mentions de l’œuvre de Bertrand Russell dans ses textes publiés. La première : Propos sur la causalité psychique, date de 1946, et la seconde : L’Étourdit, de 1972. L’écart de vingt-six ans qui sépare les deux textes montre l’intérêt renouvelé porté par Lacan à Russell.


Dans le premier texte, un jeune Lacan préposé en 1946 par Henry Ey à l’ouverture d’un colloque à Bonneval sur la « Psychogenèse », développe les thèmes qui lui deviendront chers : l’imago (qui sous-tend elle-même sa théorie du stade du miroir), la dimension de l’imaginaire et l’importance du complexe. S’appuyant sur Merleau-Ponty et sa Phénoménologie de la perception, il critique les thèses organo-dynamiques défendues par Henri Ey et s’en prend au passage à Bertrand Russell dont l’ouvrage, précisément présenté en Chine, L’Analyse de l’esprit est considérée comme « d’inspiration radicalement mécaniste ». Lacan range donc Russell du côté de ceux qui méconnaissent la dimension imaginaire dans le psychisme pour privilégier une conception organique, voire génétique, de la perception.


C’est pourtant ce même Russell, trop mécaniste à son goût en 1946, dont Lacan parle en termes beaucoup plus élogieux en 1972 dans L’Étourdit.

Cette fois, si Russell est bien « dans le discours de la science » ce n’est plus pour le repousser dans la case mécaniste mais pour y trouver une illustration de ce que la langue mathématique rencontre comme difficultés à tenir le discours de la science tout en y étant la « plus propice ». C’est à ce titre que Lacan ira dans sa conclusion jusqu’à remercier Russell du « bain de Jouvence » que sa théorie des paradoxes logiques fait prendre au mathème logique.


La référence aux paradoxes de Russell se situe dans la démarche lacanienne d’une tentative d’écriture logique de l’inconscient pour laquelle il s’appuie sur Cantor, Frege et Russell dans leur entreprise logicienne de fonder un langage plus scientifique que celui de la mathématique à partir des critiques énoncées par Cantor de la théorie des ensembles.


En effet, suite aux travaux de Frege et de Peano concernant la logique mathématique et aux contradictions inhérentes à la théorie des ensembles de Cantor, Russell expose dans ses Principes des mathématiques (The Principles of Mathematics, 1903), puis Principia mathematica (1 910) écrit en collaboration avec Whitehead, les problèmes liés à la distinction entre classe d'objets et ensemble.


Ainsi donne-il comme exemple le paradoxe suivant : Si dans un village, un barbier déclare raser la barbe de tous ceux qui ne se rasent pas eux-mêmes, le barbier se rase-t-il lui ?

Ou bien, dans le même esprit : peut-on rédiger le catalogue de tous les catalogues ? le catalogue obtenu est-il un catalogue ?

Sinon : rédigeons donc le catalogue de tous les catalogues qui ne se mentionnent pas eux-mêmes. Mais alors…

Paradoxe que Lacan reprend dans L’Étourdit.


Pour Russell et Whitehead, la solution à ces phénomènes contradictoires est l'axiomatisation des mathématiques : on met tout à plat et l’on repart de zéro… La logique est reconstruite sur des postulats et doit pouvoir permettre la reconstruction de toutes les mathématiques : c'est ce que l'on appelle logicisme.


Il me semble donc que Lacan nous donne la meilleure voie pour appréhender la prise de connaissance de Freud par Russell, c’est vraisemblablement en logicien que celui-ci va lire le livre de son ami Rivers.


Arrêtons-nous maintenant pour appuyer notre propos sur un passage de l’article « L’instinct et l’inconscient » que Russell publie en 1922 dans le New Leader.

Dans les premiers paragraphes de son article, Russell semble considérer la psychanalyse comme une découverte importante et utile dans le domaine du soin psychique notamment pour les traumatisés de guerre. Il expose avec détails une théorie du refoulement qui s’appuie essentiellement sur l’idée que le refoulement de certaines pensées ou souhaits instinctifs ou douloureux aboutit au développement de symptômes souvent graves.

Mais c’est une version logicienne de l’inconscient, car l’étiologie sexuelle est d’emblée réfutée comme « absurdité » au profit d’une lecture purement dynamique.

En effet, reprenant, sans doute telles quelles, les thèses avancées par Rivers, Russell considère que la dynamique inconsciente est une mécanique simple.

Il existe différents instincts comme l’instinct de conservation, l’instinct de survie, l’instinct social et chacun cherche à dominer l’autre. Dans l’exemple d’une situation traumatique, quand la vie de l’individu est mise en péril en temps de guerre, une réaction instinctive va s’imposer et refouler dans l’inconscient les autres réactions instinctives.

Ainsi la peur refoulée à ce moment peut-elle réapparaître sous d’autres formes plus tard, elle a simplement été mise à l’écart.

Comme dans une opération logique, le refoulement répartit les instincts en leur attribuant des valeurs positives ou négatives, ils sont en quelque sorte classés selon leur intérêt au moment X.

Par la suite, si le classement entraîne des conséquences négatives, c’est toute l’opération du classement qui doit être remise en cause.

La méthode psychanalytique est convoquée à cet effet car le principe de l’association libre est seule capable de retrouver l’ensemble des termes classés dans les ensembles inconscients. Ce n’est par conséquent qu’en retrouvant tous les éléments passés sous le signe négatif du refoulement et en leur attribuant cette fois un signe positif pour les ramener au conscient que viendra la guérison.

On retrouve là, le militant de la vérité venant prêter main-forte au logicien, la solution ne peut venir en somme que d’une démarche de dénonciation des « faux-semblants, des illusions » dont l’homme se contente trop facilement.

Ainsi Bertrand Russell prône t-il l’usage de la psychanalyse comme outil de révélation de la vérité de l’homme.

Le problème, on le voit et il n’est pas mince, reste que cette psychanalyse n’a plus grand-chose à voir avec ce que nous pouvons en saisir chez Freud comme chez Lacan.

En effet, à faire du désir sexuel le rebut de sa théorie, Bertrand Russell réussit pour le plus grand bonheur des Chinois à fabriquer une machine de normalisation du sujet dont les adeptes de la remédiation cognitive feront leurs choux gras.

Si la dimension subversive du désir est niée, n’est-ce pas ouvrir la porte au dogmatisme le plus virulent ?

La révolution culturelle maoïste en est-elle le lointain rejeton ?

Après tout, Pavlov était lui aussi plein de bonnes intentions…


Après tout, maintenant que le dogmatisme a montré en Chine jusqu’à quels excès, jusqu’à quelle folie il pouvait aller, le temps est-il peut-être venu d’entendre le message freudien ???

 

Bertrand Russel apporte la psychanalyse en Chine


Frédéric de Rivoyre [1]

1 Psychanalyste


2 Pour plus de détails, consulter l’article de Geoffrey H.Blowers dans le dossier consacré à la psychanalyse en chine, Perspectives chinoises, N°39, janv-fev. 1997


3 Article déjà cité

TéléchargementF_Rivoyre_files/Rivoyre-Presentation%20Russel.pdf

Retour
sommaireF_0.html