À propos du séminaire du 8 mai 1963
Lors de la séance du 8 mai 1963 du séminaire L’angoisse, Lacan fait part de l’émotion qu’il a connu lors de son récent voyage au Japon devant une statue bouddhiste. Cela va le conduire à interroger ce qu’il en est du rapport du sujet humain au désir, désir comme illusion.
Nous disposons pour retrouver ce qu’a dit Lacan ce jour-là de l’édition du séminaire établie par Jacques-Alain Miller et publiée au Seuil. Je suis parti de ce texte pour essayer de retrouver les statues qui sont le point de départ du propos de Lacan.
Bien mal m’en a pris ! En me fiant à cette version « officielle » je me suis perdu dans des recherches infructueuses ou qui se sont avérées fausses… Il a fallu qu’un ami attentionné et sensible à mes déboires, m’incite à consulter les versions du séminaire établies par Michel Roussan et Patrick Valas. L’audition de l’enregistrement disponible, de fort bonne qualité au demeurant, confirme la justesse de leur transcription dites « pirates » (enregistrement audio)
Il s’avère que non seulement la version de J.-A. Miller indique un nom erroné pour l’un des temples, mais en plus elle ne signale pas un lapsus de Lacan concernant la localisation de la scène qu’il décrit, et surtout, elle omet le nom du temple où se trouve la statue aux paupières closes et que Lacan désigne de façon parfaitement audible. Il est donc impossible par le biais de cette édition de retrouver ce que je propose de découvrir ci-dessous.
Cher lecteur, je te convie à retrouver un Lacan sensible qui en appelle à la sensibilité de ses auditeurs tout autant par ses propos que par le besoin qu'il éprouve de donner à voir ces statues qui l'ont tant ému. Nous ne considérerons dans cet article que ce que Lacan insiste à désigner comme « des œuvres d'art », le fond de sa démonstration sera étudié par ailleurs.
Lacan en vient à évoquer un voyage récent au Japon et la rencontre qu'il a faite dans un temple qu’il situe à Kamakura qui est une ville proche de Tokyo dans le nord du Japon.
Il distribue alors trois photos, toutes d’une même statue qu’il a vue dans un temple de la ville de Nara, proche de Kyoto dans le sud-ouest du Japon. Il précise clairement qu’il s’agit d’un temple de nonnes du nom de Chûgû-ji. Étonnamment, la version de J.-A. Miller mentionne un autre temple, certes lui aussi situé à Nara, le temple Tôdai-ji.
Le temple Chûgû-ji (中宮寺) est un des trois couvents de la province de Yamato dont les prêtresses sont des princesses impériales. Il contient une statue en bois de camphrier de Miroku (菩薩半跏像) dont la réalisation remonte à la période Asuka (VIe-VIIIe siècle), autrefois peinte.
La désignation du temple par Lacan et la description qu'il fait de la statue considérée nous permettent d'identifier celle-ci sans hésitation comme étant bien ce Trésor national dont il présente les photos : la statue du Bodhisattva Miroku (菩薩半跏像).
Cette statue représente donc un bodhisattva, soit un être qui a formé le vœu de suivre le chemin indiqué par le Bouddha Shâkyamuni et qui respecte strictement les disciplines pour aider d'abord les autres êtres sensibles à s'éveiller tout en progressant lui-même vers son propre éveil définitif, qui est celui d'un bouddha.
Ou comme le dit Lacan : c'est « un presque bouddha […] C'est un bouddha qui n'a pas encore réussi […] à se désintéresser du salut de l'humanité ».
C'est dans ce contexte que Lacan évoque son « bon maître Demieville » : la lecture qu'ils ont partagée du Sûtra du Lotus ainsi que l'article de Paul Demiéville, Le miroir spirituel. Ces considérations seront développées par ailleurs. Retenons seulement que c'est le souvenir de ses lectures du Sûtra du Lotus, qui revient à la mémoire de Lacan quand il se trouve, là dans un temple japonais, face à une statue de Guanyin. Tout le chapitre XXV de ce sûtra est consacré à la louange de ce bodhisattva et certaines communautés récitent ce chapitre quotidiennement.
Lacan nous amène alors dans une galerie de statues d'un temple de Kyoto. Il s'avère qu’il commet là un lapsus en mentionnant comme localité Kamakura. Il précise d’ailleurs le nom de ce temple (ce qui nous permet de savoir qu’on est à Kyoto), ce nom qui est étrangement absent dans la version de J.-A. Miller.
En effet, page 261, J.A.Miller retranscrit :
« Puisque vous avez sous les yeux, l'image des statues de ce temple »
Alors que Lacan dit explicitement :
« Et que puisque vous avez sous vos yeux l'image des statues de Sanjusangen-do, de ce temple ».
Cette omission, associée au fait que le lapsus de Lacan n'est pas pointé, fait qu'il est absolument impossible de savoir de quoi parle Lacan dans cette version de J.-A. Miller !
Il s’agit du temple bouddhiste Sanjūsangendō (三十三間堂) qui est constitué essentiellement d’un étroit hall construit tout en longueur (118,22 mètres) et qui comprend 33 (三十三 sanjūsan) travées (間 ken, ou gen) situés entre des colonnes. Il a été construit en 1164 et détruit par un incendie et il a été reconstruit en 1266.
Dans ce hall sont alignées de part et d'autre 10 rangées de 100 statues de bois dorées représentant des divinités bouddhistes, Senju Kannon (Avalokiteśvara aux mille bras). Ces rangées entourent une grande statue.
Lacan fait alors circuler deux photos de cette galerie en commentant : « une part presque centrale, la chose vue de face et là, en vue perspective oblique, ce que ça donne quand vous avancez dans le couloir ». Les effets de multiplication et l’insistance du chiffre 33 sont symboliquement importants dans l’enseignement bouddhique.
Avançons donc avec Lacan jusqu'à cette grande statue de chaque côté de laquelle sont également disposées trente autres sculptures. Elles représentent les 28 saints serviteurs de Kannon : Nijūhachi Bushū, et les deux gardiens traditionnels des temples bouddhistes : Rajin, le dieu du tonnerre, et Fūjin, le dieu du vent.
Toutes ces statues, celles qui forment les rangées dans le hall ainsi que celle qui est ainsi encadrée sont toutes des représentations de cette divinité dont Lacan va nous préciser la nature.
Là encore on peut regretter que J.-A. Miller choisisse systématiquement d'écrire les termes chinois que prononce Lacan dans une transcription des plus « aléatoires » et qui ne correspond à aucune des translittérations codifiées (Wade, E.F.E.O., pinyin). Or depuis 1979, le pinyin est le système de romanisation internationalement convenu et c'est le plus répandu dans les ouvrages modernes.
En chinois le nom complet de cette déesse se dit en chinois Guanshiyin Pu tisatuo (觀世音菩提薩陀) et en japonais Kanzeon Boteisatsuda. La traduction littérale serait : Bodhisattva Considérant les Bruits du Monde, Essence de Sapience Qui Considère les Bruits du Monde, être d'Éveil Considérant les Voix du Monde, La Grande Compatissante.
Lacan l'appelle : « celui qui entend les pleurs du monde », ou encore « celle qui considère, qui va, qui s'accorde ». Couramment, en chinois on utilise la forme abrégée Guanyin et en japonais Kannon (vous retrouverez indifféremment ces deux formulations dans ce texte).
Si en Inde elle est de sexe masculin, en Chine elle est toujours de sexe féminin, une rareté dans le bouddhisme. Elle représente la tentative du bouddhisme de s'ouvrir aux femmes (jusque-là interdites comme bonzes). En passant au Japon, cette figure reprend souvent, nous dit Lacan, une forme masculine et « les personnages sont pourvus de petites moustaches ». Mais le plus souvent elle a une forme androgyne de façon à ne pas pouvoir identifier son sexe. Et Lacan nous prie de nous arrêter sur cette transformation.
Il s'agit donc d'un boudhisattva, c'est-à-dire qu'elle a obtenu l'Éveil, mais comme elle ne veut pas tout de suite accéder au rang de Bouddha, elle s'arrête en cours de route afin de faire bénéficier de son enseignement les hommes. En Chine, on l'appelle la Déesse de la Miséricorde, parce qu'elle s'arrête un instant sur le chemin de la Voie, pour observer les hommes et tendre une oreille compatissante à leurs malheurs. C'est l'équivalent de la Vierge-Marie chrétienne. On la représente le plus souvent drapée dans une longue robe blanche qui la couvre de la tête aux pieds ; elle tient en main le vase de jade et une branche de saule ; elle est coiffée d'un chignon et sa peau est aussi blanche que du lait, du moins est-ce là l'image la plus répandue que l'on ait d'elle en Chine. Elle est souvent assise en méditation, les jambes croisées ou debout sur une feuille de lotus et une orbe (semblable aux saints chrétiens) dorée entoure sa tête.
Dans ce temple de Sanjusangen-do de Kyoto ce sont 1000 statues dorées de Guanyin qui sont disposées en dix rangées de cent de part et d’autre d’une d’une grande statue de 2,70 m de haut. Toutes sont des représentations de Guanyin sous la forme de Qianbi Guanyin (千臂觀音) ou en japonais Senju Kannon (Sahasrabhûjâryâvalokiteśvarâ), Guanyin aux 1000 Bras, bodhisattva de la compassion. Formées d'un assemblage de pièces de bois sculptées puis recouvertes d'une couche d'or, toutes ces statues. Habituellement, cette représentation est debout ou assise sur un lotus, munie parfois de 11 à 27 têtes et surtout de 1000 bras représentant l'omniscience de la divinité, et la compassion en action. Ici, ces statues ne possèdent en fait pas mille bras mais seulement 21 paires de bras, chaque paire représentant 50 vies à sauver dans l'univers bouddhiste.
Ces 1000 statues debout entourent donc la grande statue de la divinité assise Shiyimian Qianshou Guanyin (十一面千手観音), en japonais Jūichimen Senju Kannon — Guanyin aux 11 visages et 1000 mains, aux yeux de cristal, sculptée dans du bois de cyprès en 1254 par Tankei (湛慶) (1173-1256), un célèbre sculpteur de l'ère Kamakura (1185-1333) de l'école Kei.
L’ensemble se compose donc de 1001 statues. Comme chaque Kannon peut prendre 33 incarnations différentes, les Japonais voient dans ce temple non pas 1001 images mais 33033 aspects de la divinité.
Mais Lacan revient à la première des statues dont il a parlé, celle dont il a fait circuler les trois photos et qui se trouve placée dans ce temple de nonnesses Chûgû-ji (中宮寺) de Nara : la statue du Bodhisattva Miroku (菩薩半跏像).
Car ce sont les paupières de cette première statue qui vont retenir l'attention de Lacan. Il nous raconte comment il a regardé attentivement et constaté « au niveau de l'œil, une espèce de crête aiguë, qui fait d'ailleurs qu'avec le reflet qu'a le bois, il semble toujours qu'au-dessous joue un œil, mais rien dans le bois […] n'y répond ».
Il nous précise qu’il s’agit là aussi d’une représentation de Guanyin mais sous une forme particulière, celle de Ruyilun Guanyin (如意輪觀音), en japonais Nyo-irin Kannon, Guanyin à la ronde des désirs (Chintâmanichakrâryâvalokiteśvarâ). En général cette forme est représentée par une Guanyin assise sur un lotus ou au sommet d'un rocher qui s'élève de la mer (terre sainte Fudarakusen située dans la mer au sud de l'Inde). Habituellement elle dispose de six bras (un pour chaque domaine karmique) et dont l’une des mains tient une fleur de lotus. Ses attributs qui la définissent sont le joyau qui exauce les souhaits (nyoi hoju 如意宝珠) et la roue à huit rayons Dharma (rinpō 轮宝), dont elle est toujours accompagnée.
Dans le cas présent, il a fallu que Lacan soit renseigné par une personne fort bien informée de ces questions puisqu’on ne trouve ni l'habituelle multiplicité des bras, ni de lotus. Mais elle est assise sur un rocher et la roue à huit rayons se trouve derrière elle.
Nyoirin Konnan était adorée comme une divinité qui protégeait la vie de l'empereur. Avec la célèbre statue en bois du IXe siècle de Kanshinji 観心寺 (Osaka), et celle de Kannōji 神呪寺 (préfecture de Hyogo), elle forme un groupe de trois chefs-d'œuvre du nom de San Nyoirin 三 如意轮.
Lacan : « Vous avez regardé cette statue, son visage, cette expression absolument étonnante par le fait qu'il est impossible d'y dire si elle est toute pour vous ou toute à l'intérieur. »
Vous trouverez sur ce site un texte de Nathalie Charraud qui étudie au plus près ce que Lacan fait entendre à partir de ces considérations sur ces statues bouddhiques : Lacan et le bouddhisme chan
Une traduction en allemand du passage du séminaire concernant ces statues est disponible sur ce site dans une traduction de Ulrich Kobbé par ici