Présentation :  des premiers mathèmes aux mathèmes des discours

Jacques Lacan propose une théorie et une écriture de quatre discours dans son Séminaire sur « L’Envers de la psychanalyse » (1969-70). L’écriture qu’il choisit est celle du mathème. C’est une écriture qui est faite pour qu’on s’en serve et pour repérer le monde dans lequel se structure une adresse à l’Autre pour l’être parlant. Aussi la dimension de l’articulation signifiante y sera-t-elle  au premier plan. Déjà le graphe avait permis de repérer la possibilité dune articulation autre que celle qui enferme le sujet dans la demande. Mathématiser cette articulation inédite sera une tâche hautement formalisée dans l’écriture du discours de l’analyste.

Qu’est-ce qu’un mathème ? C’est une écriture qui répond à la nécessité de dénoter une structure réellement en cause dans le discours du psychanalyste. Le mathème ressemble aux formules algébriques et formelles existant en mathématiques, en logique et dans les sciences mathématisées (qui sont un mode de connaissance critique du réel se formalisant dans et par la langage mathématique). Pour Lacan il s'agit là du « pont » qui noue la psychanalyse à l’écriture de la  science. Une autre des fonctions du mathème est de permettre une transmission du savoir psychanalytique en limitant au plus possible les altérations et les distorsions en raison de deux aspects formels intrinsèques :

- cette  transmission porte sur la structure en dehors des variations propres à l'imaginaire

- elle s’affranchit de  à la nécessité du support de la parole de l'auteur.


Des constructions formelles datant des premiers séminaires de Lacan peuvent rétrospectivement être qualifiées de mathèmes, en particulier parce qu'elles introduisent les éléments fondamentaux de l'algèbre lacanienne. Ce sont des mathèmes non-numériques qui anticipent ceux du fantasme et de la pulsion mais qu’on peut lire, à rebours, à partir de ces deux autres mathèmes.  L’usage des graphes, des schémas et de quelques objets topologique est déjà là.  Ce sont :

    -    la formule du signifiant

    -    le schéma L

    -    le graphe du désir


 

Le schéma du graphe nous importe ici parce que Lacan le commente en faisant intervenir les mots « parole » et « discours ». Selon ce graphe deux modes différents et fondamentaux de message vont se former, selon qu’ils produisent ou pas du sens, franchissent ou pas la chaîne signifiante. L’un va se mouler sur le discours courant, c’est le discours du bon sens ou sens conventionnel. Il ne crée pas de sens nouveau et se rabat sur l’objet. Le sujet tend alors à se faire objet de l’autre afin d’en satisfaire l’exigence supposée. Ce mode de message est métonymique, bavard, ne s’arrête pas sur la valeur de jouissance des mots. Il a été qualifié par Lacan de discours vide. L’autre mode de message est au contraire créateur d’un sens nouveau, il franchit la barre du sens conventionnel et produit un effet de métaphore ; la métaphore se définit de la substitution d’un signifiant à un  autre dans la chaîne, sa disparition produit un effet de sens nouveau. C’est  le cas du mot d’esprit.

Avant les mathèmes du discours, Lacan a étudié la logique, et tout précisément celle des formations de l’inconscient. En ce sens, deux formules sont donc a connaître en préalable à l’examen des discours :

A : le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant,  trois termes S1 , S2 et $ . Lacan accentue l’autonomie du signifiant détaché et du référent et du signifié. C’est à cette condition que « libéré » il peut prendre  alors la fonction de représenter et même de déterminer le sujet.

B : le fantasme qui s’écrit $, poinçon, « a ». On y trouve la dimension symbolique sous la forme  de cette barre qui divise le sujet consécutivement à son entrée dans le langage. On  y retrouve aussi l’objet « a » en tant  que lieu vide, béance que le sujet va tenter de combler par les divers objets a imaginaires qui en sont le vêtement.  Le nouage s’exprime dans le poinçon <> qui a une double fonction de protection du sujet : contre l’horreur du réel et contre sa division.


Qu’est alors le discours ? 

Lacan ne réduit pas ce terme à ce qu’en font diverses théories de la communication ou de l’influence. Il pose d’abord le discours comme  est un dispositif à traiter du réel. Il y voit une organisation langagière spécifique des liens du sujet aux signifiants et à l’objet, et qui règlent les formes du lien social.  Mais ce discours loin de se décrire comme un réseau (message, canal, locuteur, récepteur, feed-back), s’écrit comme un mathème.

Si la nécessité des mathèmes renvoie à l’affirmation préalable selon laquelle « il n’y a pas de métalangage », alors cette affirmation   rompt avec les épistémologies anglo-saxonnes du XIX° siècle : dont Fregge et Russel.

Cette affirmation provient de l’insuffisance de la linguistique issue de Saussure à rendre compte du rapport entre inconscient et signifiant. Du moment que le signifiant n’est plus seulement celui compris comme ce qui fait barrage à la jouissance, mais est vecteur de jouissance, nous  sommes, avec la psychanalyse lacanienne, immergés dans « lalangue ». Ce qui fera le socle de l’enseignement de Lacan peu après la formalisation des discours


« L’inconscient, ça parle, ce qui le fait dépendre du langage, dont on ne sait que peu : malgré ce que je désigne comme linguisterie pour y grouper ce qui prétend, c’est nouveau, intervenir chez les hommes au nom de la linguistique. La linguistique étant la science qui s’occupe de Lalangue, que j’écris en un seul mot d’y spécifier son objet, comme il se fait de toute autre science. »

(J. Lacan Télévision, 1972)


« Lalangue » c’est l’ensemble des phonèmes d’une langue donnée, une langue de fait « maternelle », avec lesquels le sujet constitue les lettres de son désir, les signifiants de la pulsion. Qu’est alors le signifiant ?

« Mais le signifiant en diffère en ceci que la batterie s’en donne déjà dans lalangue.

Parler de code ne convient pas, justement de supposer un sens. »

(J. Lacan, Télévision, 1972)


La linguistique ne suffit pas à rendre compte de cela. Saussure ne fait plus support pour Lacan qui cherche d’autres modalités d’écriture pour toucher le réel. Mais c’est déjà du fait de l’introduction de l’objet « a » que l’écriture lacanienne du discours est irréductible à la linguistique




Penchons-nous sur l’écriture de ces   discours qui s’écrivent de trois termes et de l’objet posés à des places précises


Les quatre discours mis en place par Lacan dans son séminaire VXII « l'Envers de la psychanalyse », proposent sous une forme la plus réduite logiquement possible et ramassée un système de relations entre ce que Lacan articule dans son retour à Freud, de ses propres trouvailles : « a », la paire signifiante, l’Autre qui viennent au centre de cette élaboration. Les quatre termes sont : S1, le signifiant maître ; S2, la batterie des signifiants ; $, le sujet ; a, le plus-de-jouir. Si l’on nomme S2 la batterie des signifiants, on définira alors le savoir comme une articulation de signifiants. Il faut alors faire un pas de plus pour comprendre que ce savoir lié à la répétition et parce que lié à la répétition est écrit dans son rapport à  la jouissance, il constitue une limite à la jouissance. Le S1, Lacan dès la première séance du Séminaire, fait non seulement du S1 un signifiant  venant prendre une valeur particulière mais il l’assimile à la fonction du signifiant sur quoi s’appuie « l’essence du Maître ».

La forme algébrique choisie permet l’écriture de  quatre discours : discours du maître, discours universitaire, discours hystérique, discours psychanalytique. Ces différents discours s'enchaînent et se soutiennent les uns aux  dans une logique entièrement déterminée par le jeu de la lettre

C'est en effet le signifiant qui détermine la place du sujet ou des sujets pris dans ces discours. La définition qui semble « paradoxale » du discours comme lien social permet de dépasser l'opposition factice entre une psychanalyse du sujet individuel et une psychanalyse du collectif. C'est en effet le signifiant qui détermine la filière du sujet ou des sujets pris dans ces discours.  Cela peut se comprendre également si on cherche la référence du discours et qu’on la définit avec Lacan comme   ce qu’il « avoue » vouloir maîtriser (S. 17 Seuil, p. 79).

Or le discours touche sans cesse à la jouissance du fait qu’il s’en origine (avec les 4 termes S1, S2, $ et  « a » s’écrivent les séparations symbolisantes et le langage comme condition de la division du sujet et de l’ics.). Son mode d’écriture est strict, car elle repose sur une  « matrice » qui ordonne les quatre termes dans un ordre circulaire strict : S1, S2, a, $, Nulle commutation n'y est permise, c'est-à-dire qu’il n’est pas possible qu’il y ait un   échange entre deux termes à l'intérieur du cercle. Les quatre discours sont simplement obtenus par une opération bien connue en mathématique et en théorie des groupes sous le nom de permutation circulaire, en ce sens que les quatre termes vont chacun à leur tour occuper quatre places définies elles-mêmes par la matrice du discours du maître.

Chaque discours se transforme donc par un quart de tour en un autre discours. Plus précisément, ces quatre places sont les sommets d'un tétraèdre orienté : il s'agit d'une figure géométrique à quatre faces et à six arêtes. Si les arêtes sont orientées, il n'existe qu'une seule possibilité d'orienter ces arêtes de façon à pouvoir circuler sur tout le tétraèdre ; ici, Lacan barre une des arêtes entre les deux sommets du bas, ce qui bloque la circulation, c'est ce qu'il nomme l'impuissance propre à chaque discours.





Qu’est le DISCOURS DU MAITRE ?

Lacan l’énonce clairement le Discours du Maître c’est l’ « Envers de la psychanalyse » selon le titre même du Séminaire XVII. C’est le point de départ de l’écriture des discours. Il l’est dune part  pour des raisons historiques, car Lacan le situe comme un des plus anciens discours, mais aussi parce que s’y déplient à partir du S1 les coordonnées mêmes de tout discours. Pour ce qu’il en est d’un repérage de ces discours dans l’histoire Lacan prend appui sur Platon. Il commente à sa façon, le Ménon, dialogue socratique dans lequel l’esclave (c’est-à-dire le non citoyen, celui qui n’est pas baigné dans les débats du forum public) peut donner de justes réponses à des questions bien posées. Lacan énonce qu’ici le Maître ravit le savoir à l’esclave. Ce qui ne revient pas à attribuer au Maître un désir de savoir. Non, ce que veut le Maître, c’est que le discours tourne rond, que ça marche. Ici nous pouvons  remarquer que dès l’ouverture du séminaire XX « Encore », Lacan reprendra sa théorie des discours en précisant que l’importance de tels mathèmes ne réside pas dans le fait qu’ils définissent des émergences historiques mais parce qu’ils permettent de préciser ce qu’est le discours de l’analyste. Aussi nous faut-il considérer le discours du Maître d’un point de vue structurel.

Le commandement (S1) s’inscrit (S2) produit de la jouissance (a) et il est préféré dans l’ignorance de sa vérité : la division du sujet.

Qu’observons-nous alors à l’étage inférieur ? que le mathème du fantasme s’y tient dessous. C’est bien là sa place et on comprend alors pourquoi le Discours du Maître est dit l’envers du Discours du Maître. Qu’est alors le Maître  s’il ne se réduit pas au Maître de la Grèce Antique ? il vaut pour toute figure qui se soutient du mythe d’un être identique à son signifiant. Cela suppose néanmoins que l’autonomisation du sujet soit nécessaire à l’émergence d’un tel discours.

Le discours du Maître pousse au travail ; le « a » produit est de la valeur du « plus-de-jouir ».  C’est aussi ce qui le distingue  du discours de l’Universitaire qui préside à la transmission du savoir mais qui ne participe pas, selon Lacan, de sa production. La dominante d’un tel discours est la loi (que cristallise ici le S1 en agent)

Une remarque encore, la référence historique est là faite à la genèse de la philosophie dans la Grèce Classique, en suivant en ce point les indications de Kojève, lecteur d’Hegel. Qu’en est-il de la figure du « Maître-philosophe » en Chine ?  Une autre notation de Lacan est que la Révolution n’empêche en rien que le Discours du Maître subsiste tant que la Révolution remet en selle un Maître.  Une dernière notation concerne le risque que la psychanalyse livre une théorie toute imposée et préfabriquée de l’Œdipe. Lacan mentionne ici, avec ironie, le cas de ces analysants togolais auxquels on avait administré les lois de l’Œdipe en même temps que les lois de la colonisations, ce qui faisait de cette éducation psychanalytique une forme régressive du discours du Maître.



Qu’est le DISCOURS UNIVERSITAIRE ?

Nous opérons maintenant une régression d’un quart de tour du discours du Maître, et nous obtenons ce dsicours de la glose ou du commentaire qu’est le discours universitaire. La dominance de ce discours c’est le Sé en tant que Savoir. à la place de la vérité se tient le S1 de l’énonciation du maître. Cela implique que toute question sur la vérité y est écrasée. Il se soutient de la citation qui ne vaut que par le nom de l’auteur, et non en fonction intrinsèque à la vérité. Le discours de l’universitaire produit du $, il aliène celui qui l’énonce dans les chaînes signifiantes.

C’est par le discours de l’universitaire que le savoir se transmet, mais non par lui qu’il se produit.



Qu’est le DISCOURS HYSTÉRIQUE ?

Son écriture est produite par le progrès d’un quart de tour du discours du Maître

Sur sa ligne supérieure : le sujet se trouve lié au signifiant-maître avec toutes les illusions qu’il comporte, en particulier la confusion entre vérité et savoir. Ainsi,  Lacan pose que c’est ce discours qui produit du savoir, mais qui est reprise sur deux axes. D’une part parce que le sujet  porte son adresse au S1 (signifiant maître), à cet égard ce discours se généralise pour devenir celui de tout analysant et permet de reconsidérer la réalité du transfert, en la dépouillant des théories qui le réduise à une identification du moi de l’analysant au moi de l’analyste. D’autre part la position du savoir est nouée à la dimension de la vérité. Ce qui ne veut pas dire confondue avec elle, précisément.  Si ce qui est produit rajoute du sens qui s’ajoute au savoir inconscient, l’analyse est aussi ce qui porte le sujet aux limites de la disjonction entre le connaissable et l’inconnaissable, entre savoir et vérité.  La place du savoir en position de vérité est de l’ordre du Mythe. Lacan considérera de plus en plus les mythes scientifiques freudiens comme des symptômes de Freud, des rêves de Freud aux origines d’un rapport symptomatique des psychanalystes à la théorie freudienne. Il écrira par al suite non le roman préhistorique de la jouissance mais al topologie de la jouissance.

C’est aussi en ce sens que la vérité ne peut que se « mi-dire » puisque liée à « a », elle participe du réel .

Dans ce discours, la dominante apparaît sous forme du symptôme, entendu comme ce qui met en évidence une perte inhérente à ce qui articule le Discours du Maître ; le « a » entendu comme « cause du désir » constitue la vérité cachée du discours de l’hystérique

Ce discours n’est pas un discours caractéristique d’une maladie hystérique. Lacan le donne comme mis en jeu et en fonction par tout analysant. Pour Freud, la langue de l’obsessionnel n’est qu’un dialecte de la langue de l’hystérie.


Qu’est le  DISCOURS ANALYTIQUE ?

Ici « a » est la dominante, c’est lui qui organise et oriente ce discours. L’interprétation cherche à faire surgir de l’ énigme féconde là où le savoir tend à se scléroser dans l’imaginaire de la signification. Un non-savoir qui introduit une béance dans le savoir moïque de l’analysant.
Le S2 en place de vérité réfère au  savoir de la structure soit la place de l’analyste comme semblant de « a », il ne s’agit pas d’un savoir scientifique que du savoir qu’il est régisseur de la jouissance.

A la ligne supérieure s’organisent les coordonnées du fantasme ; l’adresse se fait au $ (sujet de l’ics.) et non au moi de l’analysant. Le sujet y est en place d’autre et il ne rencontre l’objet que dans le travail de la cure . Le discours de l’analyste offre occasion à l’analysant de produire du S1. 

Lacan indiquera en 1972 une torsion de ce discours comme discours du capitalisme qui sera éclairé par comparaison avec les quatre autres dsicours. Il est produit par une   inversion entre le signifiant maître S1 et le sujet $ et par une torsion


Ce discours capitaliste met en rapport direct l’objet a, plus-de-jouir (dans le champ de la production) au sujet. Ce forçage implique la mise entre parenthèse de l’Autre dans la médiation du  sujet a à son manque, par torsion le sujet se trouve à la place de l’agent mais un agent qui peut sombrer dans la folie de se croire assujetti à rien, maître des mots et des choses. Le S1, dans le discours capitaliste placé en position de vérité est réduit à un trait signifiant résumant le sujet. Il n’y a pas une part du sujet qui échappe à lui-même ce qu’il ne peut que vérifier dans une consommation qui tend à l’infini. Hors dette mais non libre pour autant car toujours voué au contrôle, à la maîtrise, à l’adaptation, à  l’évaluation. De sorte que nous ne pouvons pas donner au terme de discours dans l’expression « discours du capitaliste » le même poids que dans els autres discours tant cette nouvelle position du sujet et cette destitution de l’Autre peut impliquer une rature du lien social.

 
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La théorie des discours à l'épreuve de la Chine



Olivier Douville


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