À l’invitation du Prof. Huo Datong, je me suis rendu à Chengdu pour 10 matinées d’enseignement à propos de l’adolescence des mondes actuels. Mon travail se prolongeait l’après-midi et en début de soirée par des rencontres autour des pratiques cliniques des psychologues engagés dans une clinique du sujet.
Au total, chaque matinée se divisait entre un cours théorique de 1 h 45 environ, suivi, juste après une courte pause, d’une discussion d’une heure avec l’assistance. Je pus aussi animer une bonne quinzaine de « supervisions ».
Il va de soi que les enseignements que j’ai pu tirer de ces supervisions ont fourni une matière importante à mon enseignement, me conduisant à aborder des points cliniques et psychopathologiques en rapport avec les particularités de la demande d’écoute et de soin psychique que m’ont relatées les collègues chinois : déclenchement de la psychose à l’adolescence, différence entre régressions et décompensation psychotique, etc.
J’ai pris acte que des questions et des objets émergeaient rudement : la place de l’enfant, du « trans-générationnel » et de la folie, à mesure des engagements dans les cliniques psychanalytiques des uns et des autres et des conséquences que de tels engagements avaient sur la demande de psychanalyse.
L'adolescence constitue pour les cliniciens et pour les anthropologues une source de questionnement considérable. Avec la clinique une constante se préciserait : l'adolescence est le moment d'une subjectivation forcée, d'une rencontre forcée avec le sexuel et la qualité de non-réversibilité du temps. Âge de transition et de passage… Par la contrainte ou par l'épreuve, l'adolescence parfois se met en risque quand elle interroge de la sorte les scènes culturelles et psychiques au sein desquelles elle prend corps. À cet égard, c'est aujourd'hui la mécanisation ou le rétrécissement des appareillages symboliques des initiations traditionnelles qui interrogent.
Le terme d'adolescence s'articule avec celui de puberté, et il désigne l'opération psychique qui donne sens à la modification du réel du corps, dans la mesure où cette modification pousse à une déclaration de sexe destinée à être reconnue dans et par l'état actuel du lien social. L'adolescence est donc un " passage ": une opération symbolique concluant les après-coup de la sexualité infantile et validant la mise en place des constructions fantasmatiques devant l'irruption de la sexualité génitale et de la jouissance.
Je proposai à nos amis de Chengdu une relecture organisée de ce moment de l'adolescence. L'adolescent va tenter de détacher de son corps des messages et traces qu'y avait déposés le narcissisme maternel, en un premier temps. Cela se fait à un moment où l’importance des parents, comme partenaires réels et imaginaires, est moindre, elle devient moins consistante, ce qui entraîne aussi des moments ambivalents extrêmement vifs parfois, et des fragilités dépressives soudaines. Cette tentative peut être parfois plus dangereuse pour les filles (anorexie). L'organisation infantile, les scènes infantiles seront mises à mal par la survenue de la sexuation génitale du corps, l'irruption du corps sexué dans la psychosexualité. Envisageons que l’adolescence ne se réduise pas à une forme d’adaptation aux contraintes qu’impose la modification pubertaire. L’adolescence est aussi le temps d’une remise en compte des idéaux, un moment où il est nécessaire de reconstruire l’idéal, le semblable et l’altérité. De ce retentissement sur le social de l’œdipe se déduit aussi le passage du roman familial au "mythe individuel du névrosé", mythe qui fait apparaître l’adolescent non plus seulement comme le produit d’une histoire familiale mais comme un sujet aux prises avec l’histoire et avec la culture, et donc aussi avec l’utopie voire le politique (i.e le social). L'adolescence ne relève d'aucune structure spécifique, mais consiste en un temps tout à fait particulier de passage dans la structure : à ce moment le sujet est submergé par l'irruption du sexuel dans le corps réel. Des défenses avaient été jusqu'à présent, lors de la période de latence, mises en place pour écarter le sexuel ou pour théoriser à partir de lui. Ces défenses maintenant se révèlent inefficaces, peu appropriées. Et ce n'est pas seulement l'enfant du narcissisme primaire, « His Majesty the Baby », qui est perdu par le sujet, c'est aussi l'appareil défensif et les systèmes des idéaux archaïques qui constituent l'objet d'une perte pour le sujet. Il n'est pas d'autres solutions pour un sujet vivant cette perte des idéaux et du rapport au corps — perte de ce qui rendait jusqu'à présent son monde familier que de sauver sa continuité d'être en ouvrant une brèche chez l'autre. Voilà pourquoi l'adolescence explore, avec méthode et vigueur et tout en le dénonçant parfois, ce qui est manquant, incomplet, ébréché, ouvert dans les discours courants, les promesses parentales familiales ou sociales, voire dans la langue même. On pourrait dire que l'adolescent doit, à nouveau, s'inventer un corps qui est aussi un corps de langage, puisque le corps produit par les théories sexuelles infantiles ne le soutient plus et qu'il ne s'y retrouve plus. Il doit s'inventer un corps pour ne pas rester en rade, égaré ou dispersé tel un simple champ de résonance des irruptions en lui du sexuel. Ce passage adolescent est donc aussi un temps logique, ce que la véhémence des agirs propres à cet âge nous fait perdre de vue. Passage de la perte narcissique à la dimension de l'irréversible et de l'impossible. Il s'agit bien pour l'adolescent de pouvoir symboliser que la castration n'est pas l'impuissance ou l'immaturité, il s'agit plus encore pour lui d'affronter le fait que la jouissance archaïque comme le corps primordial de la mère sont à tout jamais les objets d'un grand renoncement, qu'ils sont frappés d'un interdit majeur. Le corps est le lieu de possibles nouveaux, mais non de tous les possibles.
La notion d'adolescence s'est peu à peu dégagée d'une notion voisine comme l'est celle de jeunesse. Mais loin de ne recouvrir que le champ clinique, psychopathologique ou psychanalytique, elle se cristallise dans le même temps que se configurent des interrelations entre le discours de savoir et le discours politique. De sorte que la dite « crise d'adolescence » intéresse aussi une lecture anthropologique. Le recul progressif de l'âge du mariage a eu pour effet d'instaurer un temps intermédiaire entre enfance et âge adulte croissant en durée, et ce phénomène a entraîné le développement d'une autre dimension, le rapport du garçon au masculin comme de la fille au féminin.
L'adolescence a des effets politiques et sociaux. La validation de la castration et de sa promotion dans le psychisme peuvent être évitées dans certaines conduites qui mettent en jeu une forme de totalité de complétude entre le corps et ses objets (par exemple les déclenchements passionnels à l’adolescence) ou encore par des agirs qui mettent en risque le corps réel (toxicomanie, anorexies, voire errances) qui est plus le lieu d’un vide à remplir sans relâche que le témoin et le support d’une incomplétude, nécessaire à la relance du désir. Comment l'adolescent peut-il faire valoir sa capacité à la liaison et à la relance non folle du désir ? La question est clinique et elle concerne la direction de la cure thérapeutique. Elle a également un aspect anthropologique dans la mesure où la rencontre de l'adolescent avec le culturel est validée par des dispositifs métaphorisateurs et symbolisateurs, des espaces de médiation respectueux de la dimension tierce de la parole. Il revient aux cliniciens d'établir qu'une telle question est souvent mise à nu dans le symptôme ou portée au champ d'une altérité insaisissable par le passage à l'acte de certains jeunes. Si le sujet de l'inconscient n'a pas d'âge, une subjectivation nécessite des ruptures, des passages, et du temps. Lors du passage adolescent, le corps s'étrange, il devient le lieu des signes, de la preuve du passage. Il peut devenir aussi une altérité obsédante lorsque le jeune fait de lui son interlocuteur, son autrui privilégié et toujours un peu trop menaçant, voire persécuteur.
Tout se passe alors comme si les risques d'impasses subjectives s'amplifiaient lorsque les écarts entre le singulier d'une vie et le roman général d'une société, d'une part, entre la position de chaque sujet et sa cohérence généalogique, de l'autre, s'accentuaient. Alors est occasionnée une stase dans les processus de transmission de la vie psychique d'une génération à une autre. Aussi, figure concrète de la rencontre forcée — et en faible assignation — avec un « entre-deux », la dite crise d'adolescence alerte d'autant que s'accentuent, dans la modernité des blocs générationnels en incertitude quant à ce qui les relie, comme si entre deux générations se durcissait un enjeu crucial : la parole ou la mort. La modernité qui met le lien social en question et en enjeu engage dans des processus impliquant des transmissions par rapport aux origines et aux antécédents.
La modernité et les générations agissent bien comme des opérateurs sur les terrains d'observation et de pratiques. Sont mis en déplacement l'objet de la psychanalyse et l'objet de l'anthropologie. La problématique est, on le voit essentiellement socioclinique, car elle vise à saisir en quoi une éventuelle psychopathologie à l'adolescence est aussi pour un sujet le moment où il expérimente — non sans logique — sa façon de poser en symptôme une exigence de justice généalogique. C'est bien dans la mesure où notre démarche de clinicien suppose de ne pas réduire à zéro la perspective anthropologique centrale à la crise d'adolescence, que nous pouvons espérer contribuer à un dialogue avec l'anthropologie de la modernité.
Aborder la question que l’adolescence pose à la psychanalyse se fait selon trois axes qui ordonnèrent mon enseignement à Chengdu :
l’axe historique : l’émergence de la notion d’adolescence. La mise en avant des problèmes relatifs à cet âge de la vie en fonction de l’éloignement avec les modèles traditionnels où la catharsis de l’initiation était censée régler la durée et les modalités du passage de l’enfant à l’adulte. On mesure à quel point le questionnement sur ce que la jeunesse peut produire comme violence ou comme œuvre est liée à la modification des grands métiers institutionnels : éduquer, soigner et punir. S’en suivent des considérations sur les notions juridiques d’acte et de responsabilité
l’axe anthropologique. Si l’adolescence est bien ce moment du sujet où il n’est plus que représenté par les signifiants de la famille mais bien aussi par ceux du social, alors le jeune se situe autrement que comme l’enfant à qui on doit tout, mais comme un passeur de vie, en dette avec les générations qui le précèdent et avec celles dont il peut être responsable qu’elles lui succèdent. Il s’ouvre alors à la question de l’Origine, de l’Ancestralité et du destin, ce dans un monde en mouvement où les représentations traditionnelles de telles entités sont, aussi, en mutation
l’axe psychanalytique enfin — de loin le plus exploré et explicité dans mon enseignement. On pourrait avec soin détailler les passages : de l’enfance à la latence et de celle-là à la phase pubertaire. C’est là suivre Freud et parler ainsi de passage des théories sexuelles infantiles au roman familial, puis de ce dernier, et là en nous aidant de Lacan, arriver au mythe individuel du névrosé. C’est encore pointer la différence entre phobie infantile en son rapport à l’objet et phobie adolescente en son rapport au corps et à l’espace. L’objet miroir fut, à plus d’une reprise, utilisé pour rendre compte de ce passage. À noter, tout de suite, qu’il ne s’agit pas que du miroir réduit à sa surface réfléchissante d’une image spéculaire, mais aussi du miroir renvoyant littéralisation du corps et voix. Là il est patent que les enseignements de M. Guibal ont laissé une trace durable. Nous avons pu en venir à un modèle plus général de la dite « crise d’adolescence » afin de souligner l’actualité de la psychanalyse chez l’adolescent. Si l’adolescence est le temps des questions de chacun dans sa vie sociale, c’est aussi et surtout le temps de la position sexuée. Un tel choix est gouverné par les marques inconscientes de l’objet pulsionnel, envisagé selon les remaniements du fantasme et de la vie pulsionnelle. Si le sujet ne peut alors s’engager dans l’identité, il ne le fait que s’il est reconnu par des porteurs de signifiants pour qui le signifiant qui le représente a du poids. Ce qui souligne qu’à l’adolescence c’est au-delà de la trame symbolique propre au sujet la structure symbolique de l’interlocuteur qui importe, y compris en sa fonction, plus ou moins transitoire, d’idole ou d’idéal.
Des enseignements des « cas » de Freud (Hans, Dora, la « Jeune Homosexuelle »), de leurs commentaires par Lacan (Séminaire IV), de ma propre clinique, ainsi que quelques références discrètes au matériel qu’ont amené les « supervisions », vinrent nourrir les échanges.
Au-delà des nécessaires demandes d’explicitation, les échanges avec l’assistance permirent d’approfondir des dimensions de recherches en histoire de la psychanalyse, en psychopathologie clinique et en épistémologie. Le nécessaire dialogue entre psychanalyse et mythologie, psychanalyse et philosophie, tout autant, a été situé dans ses enjeux d’articulation et de différenciation.
L’ensemble des conférences et des débats a été enregistré. J’adresse un grand merci aux divers traducteurs lors des supervisions et, tout particulièrement, à Huo Datong, seul traducteur de mon enseignement, et à l’assistance qui a su se montrer fidèle, attentive, et généreuse en questions importantes posées avec précision et sensibilité. Je garde le meilleur souvenir de ce moment passé en Chine, à Chengdu avec l’ensemble de mes collègues.