Pour une réflexion sur la place de la culture chinoise dans la vie intellectuelle française Jacques Lacan et son système de pensée présentent un cas presque unique. Certes, il n’est pas à nier que depuis un certain temps il y a toujours des artistes et des intellectuels français qui se montrent réceptifs aux apports de la lointaine culture chinoise. Pourtant, on serait moins fondé de dire qu’à travers des siècles la culture chinoise a jamais joué le rôle d’un cataclysme décisif pour la pensée française. Entre le dilettantisme d’un Voltaire et l’exotisme d’un Malraux, la Chine et sa culture avaient servi surtout d’un terme de comparaison, un décor ou une excuse pour faire épanouir le fantasme. De même constate-on que ce sont en règle général les écrivains et les artistes en quête d’inspirations qui se sont penchés volontiers vers l’Extrême-Orient. Lacan est une exception. De son propos aveu, le chinois et la pensée chinoise ont été cruciaux dans la genèse de sa pensée. « Je me suis aperçu d’une chose », dit-il, « c’est que, peut-être, je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois » [1]. Mais, à part quelques témoignages anecdotiques dispersés, l’aspect chinois de la pensée lacanienne reste à nos jours largement inexploré dans l’abondante littérature des études sur Lacan. L’esquisse qu’on propose ici ne vise pas à déterminer d’une manière précise et définitive à quels moments et dans quel ordre les rapports entre la pensée lacanienne et la culture chinoise se nouaient et s’évoluaient : tant d’éléments nous manquent encore pour accomplir une telle tâche. Notre propos n’est pas celui d’un historien et il est essentiellement constitué de nos analyses des références que Lacan a faites de la langue et de la pensée chinoise dans ses publications, aussi bien de son vivant que posthume.

Un bref examen de l’univers intellectuel de Lacan suffit à nous montrer un fait paradoxal. Tout dans son itinéraire intellectuel semblerait en effet l’éloigner de la Chine : sa formation dans la tradition occidentale la plus classique par une lecture assidue de Spinoza, Leibniz, Hegel et Heidegger et aussi son champ d’investigation la psychanalyse, un pur produit de la fin de siècle viennois. Mais Lacan a non seulement fait de très sérieux efforts pour apprendre la langue et la pensée chinoise, mais encore a-t-il intégré ce qu’il a appris du chinois comme un élément non négligeable dans sa théorie. Or, comment est-il possible que la théorie psychanalytique de Lacan, une pensée si pertinemment française et occidentale trouve sa source, ou une de ses sources d’inspiration, dans la langue et la pensée chinoise ?

La raison pour laquelle il s’est produit un tel fruit d’échange culturel est sûrement multiple. Il n’est pas à exclure que ce fût le hasard d’un intérêt personnel qui a orienté la pensée de Lacan vers la langue de Confucius, ou plutôt de Mencius, car c’est à ce dernier que Lacan se référait le plus fréquemment. On peut spéculer sur ce qu’aurait pu être la théorie lacanienne s’il n’avait pas appris le chinois d’abord auprès de Demiéville et ensuite avec François Cheng ? Toujours est-il que son « vieux petit acquis de chinois », comme le disait-il lui-même, lui a servi d’appui extrêmement précieux quand il se mettait à élaborer sa théorie analytique basée sur une certaine conception de la langue. Nous verrons que ce dont il s’est aperçu dans la langue chinoise lui a permis de formuler des idées majeures pour constituer une vision originale de l’esprit humain, de sa position dans le monde et de ses rapports avec le sens.

De toute évidence, l’inspiration chinoise n’est pas intervenue, nous semble-t-il, dans une étape précoce du développement de sa pensée, bien que son acquis chinois date en fait de l’époque de l’Occupation pendant laquelle Lacan a appris du chinois à l’École des Langues Orientales, chose plutôt rare dans son temps pour sa profession. Cette connaissance acquise sans but préconçu a dû attendre une décennie pour resurgir dans une nouvelle perspective de recherche ouverte par son intérêt apporté au problème de la langue dans lequel, selon Lacan, réside le vrai sens de la découverte freudienne. C’était lorsque Lacan avait fait sa théorisation sur l’ordre imaginaire à travers son fameux concept « le stade du miroir » et commençait à être préoccupé par l’ordre symbolique que Lacan a questionné le fondement de la psychanalyse conçue et pratiquée à l’époque.

Si la psychanalyse peut devenir une science, — car elle ne l’est pas encore —, et si elle ne doit pas dégénérer dans sa technique, - — et peut-être est-ce déjà fait —, nous devons retrouver le sens de son expérience. [2]

réclamait-il dans son célèbre discours de Rome en 1953. Et Lacan d’indiquer sa vision de la direction pour une redécouverte (ou une réinvention, diraient certains) du sens originel de psychanalyse :

Qu’on reprenne donc l’œuvre de Freud à la Traumdeutung pour s’y rappeler que le rêve a la structure d’une phrase, ou plutôt, à nous en tenir à sa lettre, d’un rébus, c’est-à-dire d’une écriture, donc le rêve de l’enfant représenterait l’idéographie primordiale, et qui chez l’adulte reproduit l’emploi phonétique et symbolique à la fois des éléments signifiants, que l’on retrouve aussi bien dans les hiéroglyphes de l’ancienne Égypte que dans les caractères dont la Chine conserve l’usage. [3]


En quoi consiste alors cette leçon que les caractères chinois ont pu enseigner à Lacan ? Tout ouvrage de vulgarisation nous dira que Lacan est un structuraliste, Lacan, lui, était plutôt méfiant de cette étiquette, la qualifiant d‘« une invention des journalistes ». Il a d’autant plus raison de la rejeter que sa perception de la langue chinoise ne rejoint pas forcément celle que les linguistes structuralistes voulaient imposer. Pour Lacan le cadre classique de l’analyse en phonème et en monème ne convient pas du tout à la réalité linguistique du chinois et l’écriture chinoise ne peut pas être reléguée à un statut de simples moyens de transcription pour la vraie langue qui est celle de parler. Libre de dogmes professionnels et universitaires en matière de la linguistique, Lacan portait donc un regard frais sur le chinois — surtout sur son écriture — et il en a découvert un système de signifiance qui révélerait, à ses yeux, le mécanisme subtil de l’inconscient. Différents des écritures alphabétiques qui, grâce à des règles dans la plupart des cas directes et simples, représentent la langue d’une manière presque transparente, les caractères chinois, quant à eux, constituent un vaste champ de représentamen (si on peut employer ce terme de Peirce) dont le fonctionnement autonome est assuré d’un côté par ces liens extrêmement compliqués et aléatoires avec la voix vivante, ces signes étant certes toujours prononçables mais souvent prononcés de façon fort différente, d’un autre côté par leur rupture devenue infranchissable avec les images du réel dont on dit qu’ils ont tiré ses premières formes, car, contrairement à ce qu’on peut entendre des ouvrages pour le grand public, les caractères chinois ne sont pas des images. Ce qu’a affirmé Lacan à propos des hiéroglyphes égyptiens vaut également pour les caractères chinois : « cette valeur de signifiant de l’image n’a rien à faire avec sa signification ». Aux yeux d‘un lecteur, surtout de quelqu’un qui ne s’exerce pas à la langue parlée, ces signes carrés composés des traits de forme arbitraire sont autant d’énigmes imprégnant de sens, un sens qu’on doit déchiffrer par un effort d’interprétation ingénieuse. N’est-ce pas justement ce qu’a fait Freud dans sa Traumdeutung ? De là il n’y a qu’un pas pour s’être convaincu que le rêve, et de ce fait tout l’inconscient, ressemble à une langue, une langue structurée en rébus comme le chinois.

Si l’inconscient est structuré comme une langue, alors à qui appartient cette langue ? La fameuse thèse de Lacan définissant l’inconscient humain mènerait inévitablement à la question du sujet, une question fondamentale pour la théorie psychanalytique. Certains traits originaux du chinois et à plus forte raison de l’écriture chinoise pourraient inspirer une vision de sujet qui serait en décalage avec le concept de sujet dans la tradition philosophique occidentale. La voix de la langue émane nécessairement de la personne énonciatrice et le vocable “je”, sujet de la phrase, marque éminemment la présence d’un sujet, l’auteur souverain et indivisible de toute pensée et de tout discours. Venant au chinois, on constaterait par contre un autre système dont le sujet est sensiblement désaxé et même insaisissable. Réalisée en dizaine de milliers de signes visuellement distincts les uns des autres, l’écriture chinoise ne constitue pas un système phonémique et le lien avec la voix s’avère distant et incertain. Si Lacan, rejetant le sacré-saint principe de la doublement articulation, nie le niveau de phonème en chinois, ce n’est pas pour provoquer une polémique proprement linguistique. Son intention serait de signaler l’absence de la pure voix en ces caractères et par conséquent l’effacement du sujet au niveau de signifiant. Ajouter à cela le fait que la grammaire chinoise n’exige pas la présence obligatoire d’un sujet grammatical pour valider la constitution d’une phrase, nous sommes ainsi devant une situation où la connaissance du sujet est à retrouver et à rétablir dans un ordre symbolique fragmenté. C’est là, on serait tenté de dire, une situation proprement psychanalytique selon Lacan.

À travers quelques références en passant dans son ouvrage et aussi grâce à de rares témoignages de l’époque, on pourrait s’apercevoir du rôle qu’un contact intime avec les caractères chinois aurait pu jouer dans la gestation de la pensée lacanienne. Ce qui est plus facile à établir, c’est le renouveau de son intérêt pour le chinois au début des années soixante-dix quand les grandes thèses de sa théorie ont été déjà solidement fondées. Pendant cette période-là où sa renommée commençait à dépasser les frontières françaises, Lacan a consacré plusieurs années à une lecture intensive de quelques textes classiques chinois avec François Cheng. En même temps, ses réflexions sur ce que le chinois et la pensée chinoise ont pu apporter à la théorie psychanalytique ont trouvé une rare occasion d’exposition dans son séminaire de l’année 1971, un séminaire intitulé D’un discours qui ne serait pas du semblant. De tous les textes lacaniens accessibles actuellement, ce séminaire est le seul qui nous permette de mesurer directement l’importance de la pensée chinoise pour Lacan et, inversement, son séminaire nous a fourni en même temps une exégèse originale d’un texte classique chinois élaborée dans une perspective inhabituelle.

Sans avoir passé par un “resserrement” d’écriture qui a rendu ses textes hermétiques, les séminaires de Lacan, édités et publiés irrégulièrement après sa disparition, démontrent la progression de la pensée de Lacan d’une manière qu’on ne saurait pas trouver dans les Écrits. Ainsi le tome XVIII de la série nous laisse-t-il percevoir où et comment les éléments de la pensée chinoise ont pris la place dans la configuration de la théorie lacanienne.

Au commencement était le mot. Ce mot, c’était un caractère chinois, un signe, dirait Lacan. Ce signe, en l’occurrence, recèle bien des secrets qui ne se rendent qu’au regard persistant de Lacan. Ayant d’abord fait varier les transcriptions phonétiques différentes de ce signe, “sing”, “hsing” ou “xing”, il a effectivement coupé le caractère de sa face sonore qui l’accompagne, ou a montré le menu lien entre le caractère et ses assises phonétiques ou physiques. Ainsi présenté, ce signe est réduit à son état pur, c’est-à-dire, à une simple forme, quelques traits sur un tableau noir, qui révélerait pourtant une richesse signifiante prodigieuse, car il signifie et la “nature” et la “sexualité”, ce qui le fait un signe de rêve pour Lacan. Sans heurts et sans passer par une référence au monde réel, ce signe chinois glisse d’un sens à un autre, construisant un dense réseau de rapports qui est nommé par Lacan “intersignifiance”. En effet, comme le concept de “intersubjectivité” que Lacan avait proposé mais voulait ensuite remplacer par celui-ci, l’“intersignifiance” se situe en sphère symbolique et ne saurait pas être fonction d’une quelconque « parade des signifiés ». Le réel, s’il a son rôle à jouer, ne peut faire apercevoir son impact qu’entre les positions de la signifiance, dans ce que Lacan appelle les “trous”, indicibles et insaisissables. Toute cette caractérisation nous amène à la définition lacanienne du signifiant, conception clef de la théorisation que Lacan a poursuivi depuis sa nouvelle orientation vers une interprétation linguistique de l’inconscient. Or on n’a pas besoins d’être un linguiste professionnel pour constater que ce concept de “signifiant” et les ramifications théoriques que Lacan lui a pleinement donnés ne correspondent pas exactement à l’usage courant de ce terme en linguistique structuraliste, malgré toutes les références à l’éminent linguiste genevois. Mais quoi que l’on en dise, l’accusation d’une distorsion conceptuelle n’est pas de mise ici, car le propos de Lacan n’était pas de trouver un modèle de description pour les langues humaines mais plutôt de forger un outil pour rendre compte de ce qui se passe dans l’inconscient. Ce qui abonde dans l’inconscient, ce sont, on le sait depuis Freud, des jeux de condensation et de déplacement du sens au niveau des petits signe, les jeux qui ne sont pas vraiment étranges aux fonctionnements des caractères chinois comme il a montré avec les signes 性, etc. L’inconscient est structuré comme un langage, ce mot de passe du lacanisme, est-il né lorsqu’il scrute avec « l’obstination et finesse les idéogrammes » chinois comme le témoigne François Cheng ?

La question que l’on peut se poser ici concerne le choix de la langue chinoise. Est-il une spécificité de la langue chinoise qui s’accorde particulièrement bien à la vision lacanienne de l’inconscient ? En effet, la tentation est grande, quand on s’aventure dans une autre langue apparemment si différente, de tomber dans le particularisme linguistique et culturel. Mais à y regarder de plus près, on ne saurait affirmer que Lacan a attribué un statut exceptionnel, quel qu’il soit, à la langue chinoise. Comme il a bien pris soin de le préciser, l’écrit, ce répertoire de signes autonomes, n’est pas la langue. Encore faut-il croire que ce qui est exceptionnel, c’est sa façon de percevoir les caractères chinois. N’étant pas affecté par une familiarité avec les usages courants dans les communications quotidiennes, il a soumis les caractères chinois à une contemplation serrée qui les fait apparaître dans une abstraction radicale. Pris en dehors de leurs rapports syntaxiques, libres de connotations usuelles et à peine liés à des sons physiques, ces caractères chinois incarnent ainsi ce que Lacan appelle « le représentant de la représentation ». Bien à l’écart du réel, de la référence et de ce qui est susceptible d’un jugement de vrai ou de faux de par le logico-positivisme, les caractères chinois sont aux yeux de Lacan des signifiants par excellence. C’est à travers une transposition des signes chinois dans un environnement qui n’est pas le leur que Lacan nous a montré ce qui a été caché par être trop familier. Dans l’un de ses séminaires, pour illustrer graphiquement sa grande thèse sibylline qu’un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant où le sujet est absent, Lacan a choisi deux parmi la myriade des caractères chinois et les a dessinés en juxtaposition sur le tableau noir : que nous avons déjà évoqué plus haut et (le décret du ciel, le fatal).

La prééminence que Lacan a voulu donner à ces deux signes dans son enseignement n’est par fortuite. En effet, ces deux caractères chinois, et , désignent deux concepts clefs de la pensée chinoise autour desquels se sont construites de diverses positions philosophiques tout le long de deux mille ans de réflexions philosophiques chinoises. Quand Lacan planchait sur ces deux caractères dans son séminaire, il répondait effectivement à une très vieille et riche tradition philosophique.

Dès sa première conception la pensée philosophique chinoise se préoccupait beaucoup de la question de bonne conduite humaine dans la société. Pour révéler les vecteurs qui déterminaient les comportements des individus, les discutions se sont convergées sur deux concepts cristallisés dans les deux signes : , la nature, et , l’ordre, ou ce qui est imposé aux humains dans leur itinéraire de ce monde. L’un de l’intérieur, l’autre de l’extérieur ; l’un se manifestant chez un individu ; l’autre agissant sur une collectivité. Comment faire le départ entre ces deux forces sur l’acteur humain et, tâche plus urgente pour les penseurs chinois, comment définir ces deux notions fondamentales afin de fonder une vision de l’univers humain ? Chaque maître à penser de Cent Écoles, nom donné à la multitude des courants de pensée évoluant durant la grande époque du Printemps et l’Automne (du VIIIe au Ve siècle av. J.-C.) ainsi que Les Royaumes Combattants (du Ve au IIIe siècle av. J.-C.) se devait ainsi de formuler une doctrine vis-à-vis de ces deux notions. S’agissant de , trois thèses ont été avancées et défendues. Xunzi (circa 313-238 av. J.-C.), représentant d’un courant de pensée hérité de Confucius, voit dans le (la nature) des hommes la source de tous les maux, car, selon le Maître Xunzi, est originellement mauvais. De là, la nécessité d’un vaste programme de l’éducation pour transformer les hommes et les mettre sur la bonne Voie (le Dao). De source indirecte, nous connaissons aussi l’existence à la même époque de la thèse de Gaozi qui, appartenant à aucune école principale en vogue, affirme que la nature humaine, le , à son état originel, n’est ni bon ni mauvais. Tout comme une source d’eau qui pourrait être conduite aussi bien vers le haut que vers le bas, la nature humaine elle-même ne connaît aucune destination prédéterminée vers la bonté ou vers le mal. Le est donc neutre. À l’opposé de ces deux définitions de la nature humaine, Mencius, un grand fondateur du Confucianisme classique, a élaboré une nouvelle thèse sur le , une thèse qui est devenue par la suite la plus influente, si l’on juge par ses impacts postérieurs. En bon humaniste, Mencius attribue une bonté foncière à la nature humaine qui, pour peu qu’on la laisse manifester, confie à tout homme une potentialité de la sainteté. Par conséquent l’homme ne saurait commettre d’acte nuisible que si sa nature originelle était déformée et dévoyée.

Or dans cette perspective la perte de la bonne nature humaine n’est-elle pas somme toute l’action des forces extérieures ? N’est-ce pas finalement un ordre d’En Haut, le destin mystérieux, qui fait de l’un un tyran exécrable et de l’autre un saint admiré ? À ce point se fait alors l’enchaînement entre le et le (l’ordre, le destin). Le concept de , étant formulé et répandu plus précocement que celui de , a attiré très tôt l’attention des savants et fait l’objet d’une spéculation philosophique intense à la suite des grands chambardements sociopolitiques vers la fin de la dynastie Zhou (du XIe au IIIe siècle av. J.-C.) pour répondre à une question urgente : pourquoi les rois ont-ils pu perdre leur couronne alors qu’ils n’ont jamais manqué à leurs devoirs pieux envers leurs dieux ? Ne serait-ce pas en fin de compte l’effet mystérieux du qui dicte le sort des humains ici-bas ? En scrutant ainsi ce implacable les penseurs chinois ont élaboré et avancé dans cette époque axiale toute une gamme de théories sur les rapports entre l’homme et son destin. Dans une vision plus traditionaliste, les conservateurs défendent la fixité du éternel et permanent sujet à aucun changement, tandis que les radicaux rejettent purement et simplement la pertinence du pour les actions de l’homme. Entre ces deux positions extrêmes, nous pouvons distinguer trois lignes de pensée expliquant les conséquences apparemment aléatoires du . La première s’efforce d’établir un lien régulier de cause et effet entre les faits humains et le destin divin, le bon destin favorisant le vertueux et le mauvais sort poursuivant le méchant. Confronté aux cas trop nombreux contredisant cette première thèse, d’autres penseurs ont été amenés à une thèse plus nuancée qui, tout en maintenant la foi en la justice du destin, n’attend pas une récompense ou une punition immédiate et directe pour toute action humaine, la volonté divine étant si profonde et si inscrutable. Reste la dernière ligne de raisonnement pour comprendre le qui, selon cette vision à long terme, devrait suivre un cercle de mutation ordonnée et produire des impacts sur les activités humaines compréhensibles uniquement dans le cadre de ce grand dessein du Ciel couvrant des alternances de plusieurs siècles.

Les spéculations et les théorisations en Chine antique sur ces deux concepts de et de ne se limitent pas à une école particulière de pensée mais elles constituent en effet une problématique de base à laquelle chaque courant de pensée se doit d’apporter ses éléments de réponse. Ceci dit, les Confucéens, de par leur penchant éthique, se sont distingués par leurs discours abondants sur ces deux concepts, et on peut aussi constater les prises de positions assez différentes au sein même du Confucianisme par ses divers courants. Mencius, le digne successeur du grand maître Confucius, a notamment brossé une esquisse de la nature humaine basée sur son analyse et ses définitions de et de . Les développements théoriques que les époques postérieures ont fait connaître à ces deux notions, surtout dans la pensée néoconfucianiste à partir de la dynastie Song (960-1279) ont abouti à fonder une véritable ontologie de l’esprit humain. Dans l’optique de retrouver l’être éthique, les Confucéens tiennent à distinguer avec ces deux notions la part qui est donnée et la part qui est décrétée dans les rapports entre le Ciel et l’homme qui, comme l’a bien dit Anne Cheng, obéissent ainsi à une dialectique du et du , du descriptif et du prescriptif.

Or, qu’aurait pu être la pertinence de cette paire de concepts pour la théorie lacanienne ? La séduction de la force symbolique de ces deux signifiants ? ou bien la béance profonde qu’indiquent ses deux concepts à propos de la position de l’homme ? Une béance dont les deux rives sont pourtant fondamentalement reliées. En postulant et les Confucéens visent à réconcilier l’homme avec la nature et ses exigences, tandis que Lacan, se situant sur un autre plan de raisonnement, les a probablement aperçu plutôt comme une condition de rupture intrinsèque pour l’homme qui se trouve, d’après Lacan, dans une disjonction.

Dans l’optique de Lacan, le (le décret, le fatal) représente ce qui est exprimé dans un langage, avec tous ces enchaînements structuraux obligeant un cheminement logique. « (E)n fin de compte, qu’est-ce que la logique ? si ce n’est ce paradoxe absolument fabuleux que ne permet que l’écrit, de prendre la vérité comme référent » [4], disait Lacan. Pourtant cette logique basée sur une opposition absolue du vrai et du faux se voit refuser par l’inconscient. « Que l’inconscient dise toujours la vérité et qu’il mente, c’est, de chez lui, parfaitement soutenable » [5]. Et Lacan d’expliquer : « pourquoi ? sinon pour préserver ce qui s’appelle la liberté ». La liberté, ce quelque chose à quoi on doit s’intéresser, se trouve alors du côté de . Employant des termes qui faisaient écho à l’ambiance politico-idéologique de l’époque post-soixante-huit, Lacan décrit comme dans un état de sous-développement. « Alors, d’un discours suffisamment développé, il résulte que tous tant que vous êtes, vous êtes sous-développés par rapport à ce discours » [6]. Devant un suffisamment développé, le est donc sous-développé créant ainsi un désir. Désir de liberté, car le sous-développement de permet à échapper à la loi sexuelle qui a radicalement faussé les rapports de l’homme et de la femme. Ce qui aurait pu motiver cette thèse de Lacan à propos de et serait sans doute le fait que l’acception « sexe, sexualité », courante aujourd’hui, s’est ajoutée au sens de (la nature) assez ultérieurement et n’existait pas encore en Chine antique quand Mencius et ces contemporains dissertaient de la nature humaine à travers ce terme, ce qui justifierait dans une certaine mesure l’affirmation de Lacan que la liberté qui est provoquée par le sous-développement de , est identique à la non-existence du rapport sexuel. De même serait-on tenté de penser que la célèbre formule de Lacan : « la femme n’existe pas » aurait pu trouver sa source d’inspiration dans un cours de la langue chinoise parce qu’en chinois le terme de base pour indiquer un individu de homo sapiens est justement , sans distinction masculin ou féminin, traduisible précisément par « un humain », 女人 (femme) étant un mot dérivé.

C’est durant son exposé de ces deux caractères et que Lacan tenait à rendre un grand hommage au maître Mencius. « Je vous le présente comme quelqu’un qui, dans ce qu’il disait, savait probablement une part des choses que nous ne savons pas quand nous disons la même chose » [7]. Ce qui frappe Lacan dans la discussion de et par Mencius, c’est surtout sa façon de mettre en ensemble ces deux termes. « [À] côté de cette notion du hsing (), de la nature, sort tout d’un coup celle du ming (), du décret du ciel », Lacan s’étonnait de trouver cette liaison inattendue chez Mencius. En effet, pour tout ce qui oppose et dans leur signifiance fondamentale, Mencius les traite comme faisant partie d’un et même concept général. Non content de les juxtaposer dans son discours, il a même proposé l’identité de ces deux notions. Témoigne ce passage célèbre dans son ouvrage :

Les réactions de la bouche aux saveurs, de l’œil aux couleurs, de l’oreille aux sons, de tout le corps au bien-être, relèvent de la nature humaine (), Mais elles sont inévitables (), aussi l’homme de bien ne les considère-t-il pas comme étant seulement du , Les attitudes d’humanité à l’égard d’un père ou d’un fils, de sens moral à l’égard d’un souverain ou d’un ministre, de sens rituel à l’égard d’un invité ou d’un hôte, de discernement à l’égard des hommes capables, du sage à l’égard du Dao du Ciel, relèvent du . Mais elles appartiennent à notre nature humaine (), aussi l’homme de bien ne les considère-t-il pas comme étant seulement du destin inéluctable (). [8]


Lacan n’est pas le seul à être intriqué par la mise en rapport de ces deux notions chez Mencius ; nombreux ont été des exégètes à travers des siècles s’efforçant d’expliquer le sens précis des deux termes clef dans ce paragraphe de Mencius. Une étude devenue classique depuis sa publication dans les années trente du siècle dernier par l’historien Fu Sinian (1896-1950) s’appuie sur l’étymologie de ces deux caractères pour élucider la thèse de Mencius. Selon Fu, le caractère n’existait pas dans les écrits antérieurs à l’époque de Mencius ; il est en fait un dérivé tardif du caractère (naître, être né). C’est pour cette raison que le sens de dans le texte de Mencius devait être compris comme « ce qui est né avec ». D’une manière similaire est également un dérivé postérieur du caractère (ordre). La première forme écrite de qu’on trouve gravée sur les os de bovidés dessine un homme agenouillé sous le toit en une posture d’obéissance. Le nouveau caractère était constitué quand un petit signe de bouche, représentant la langue, s’est ajouté à la figure de l’homme du caractère de . Étymologie aidant, M. Fu pense avoir retrouvé le sens voulu de Mencius dans ce texte à première vue énigmatique : un rapprochement de ce qui est divin et ce qui est humain. En dernière analyse, l’ordre du ciel s’inscrit effectivement dans la vie même, avec les signes de langue reliant les deux (« c’est écrit, c’est  », disait Lacan). Dans une perspective différente, Lacan a repris à son compte la vision de Mencius et constitué autour de la juxtaposition de ces deux caractères chinois une espèce de topique confucéenne de la psychanalyse. À la fin d’un long exposé sur les deux caractères plusieurs fois montrés au tableau, Lacan définit ainsi la position humaine vis-à-vis de ces deux notions chinoises : Un humain « un tout petit peu au-dessus du commun, et qu’on traduit fort mal, ma foi, par l’homme », bascule « entre le , cette nature telle qu’elle, par l’effet de langage, inscrite dans la disjonction de l’homme et de la femme, et, d’autre part, le c’est écrit, ce … qui est celui devant lequel la liberté recule » [9].

L’intérêt que Lacan porte sur Mencius ne résulte pas d’un choix banal, le maître chinois n’étant pas parmi les penseurs chinois les plus lus et les plus commentés en Occident. Laozi et Zhuangzi, par leurs systèmes cosmologiques, leurs spéculations métaphysiques et leurs styles discursif éblouissant, s’imposent souvent comme un choix presque naturel pour tous ceux qui arrivent à s’intéresser à la pensée chinoise. En tant que le fondateur d’une philosophie, sinon officielle au moins dominante en Chine, Confucius a fait aussi l’objet d’une attention persistante et générale de la part des sinologues et des sinisants en Occident. Mencius, par contre, n’est rarement proposé comme une lecture obligatoire pour une initiation à la pensée chinoise, bien qu’il soit classé parmi les plus grands en Chine à travers les époques. Le choix de Lacan a donc de quoi étonner. Si l’on considère le statut de Mencius dans le panthéon confucéen, on pourrait remarquer un parallèle intéressant. Mencius, le plus talentueux et le plus innovateur qui arrivât sur la scène après la disparition de Confucius, se posait comme le fidèle successeur du fondateur tout en renouvelant radicalement les doctrines du grand maître, ce qui ressemble fort à la position historique que Lacan s’est assigné dans le mouvement psychanalytique. Ceci dit, c’est en tout état de cause une affinité de pensée, au premier abord non évidente, qui a fait tourner le regard de Lacan vers ce brillant théoricien de la nature humaine en Chine antique.

Il est bien connu que Lacan a accordé une importance particulière à une phrase de Freud qu’il a longuement commenté mot par mot : « Wo Es war, soll Ich werden ». Il y a une autre phrase sur laquelle Lacan a également fait montre de sa fougue interprétative et c’est une phrase de Mencius :

孟子曰:天下之言性也则故而已矣故者以利为本

Après avoir minutieusement annoté chaque caractère de cette phrase, Lacan en tire la signification suivante : « Pour ce qui est des effets du discours, pour ce qui est dessous le ciel, ce qui en ressort n’est autre que la fonction de la cause, en tant qu’elle est le plus-de-jouir » [10]. Ce qui est proposé ici par Lacan n’est pas bien évidemment voulu comme une traduction littérale de cette célèbre phrase de Mencius, ne saurait-il d’ailleurs pas l’être. Pour mesurer l’impact de la pensée de Lacan sur l’interprétation de cette phrase, on peut comparer l’exégèse lacanienne avec une traduction standard donnée dans l’ouvrage d’Anne Cheng : « Partout sous le ciel quand on parle de la nature, il ne s’agit en fait que du donné () originel. Or le donné originel prend racine dans le profitable » [11]. Mais, à y regarder de plus près, la liberté que Lacan a prise avec ces quelques caractères chinois n’est qu’apparente, car cette citation de Mencius est en fait une phrase ambiguë qui présente un grand problème d’interprétation pour les savants chinois depuis plus de mille ans, créant ainsi une riche tradition herméneutique autour de certains caractères clef de la phrase. Au cœur de la controverse se trouve le caractère qu’Anne Cheng a pris soin d’en reproduire la forme originelle dans sa traduction. Le grand penseur néo-confucéen Zhu Xi (1130-1200) le comprenait comme « la trace de ce qui fut », de même que son contemporain Lu Jiuyuan (1139-1193) qui le rendait comme « la trace du passé » ; Mao Qiling (1623-1716) pensait que ce petit caractère voulait dire « intellect » tandis que Yang Bojun, un spécialiste moderne du canon confucéen, l’expliquait comme « ce qui est nécessaire ». Récemment un chercheur chinois, s’appuyant sur des découvertes archéologiques de ces dernières années, a avancé une nouvelle interprétation de ce caractère qui devrait avoir le sens, selon lui, de « coutume ». Lacan, qui pense que « ku () ne veut pas dire autre chose que cause », rejoint effectivement le grand lettré Su Dongpu (1037-1101) qui affirmait que « veut dire participer d’une cause ». Serait-ce la polyvalence du mot “cause” qui a séduit Lacan : cause, causer (la raison, parler...) ? On se souvient que l’école que Lacan a fondée se nommait précisément La cause freudienne.

Dans l’interprétation que Lacan a voulu donner à cette phrase de Mencius, il s’est appesanti particulièrement sur la place de la langue dans l’affirmation de la nature humaine, ce qui constitue l’originalité de sa version d’explication. Le début de cette phrase «天下之言性也 » a été traduit par Lacan comme voulant dire « en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, le langage, voila ce qui fait , la nature », fournissant ainsi le point de départ pour toute son interprétation de la phrase autour du concept de la langue. Or, aucun commentateur de Mencius avant lui avait pensé à une telle lecture, le syntagme étant généralement analysé comme « parler de la nature », mais jamais comme « la nature, c’est le langage », un sens que Lacan lui a attribué ici. Pourtant, mis à part les considérations d’ordre argumentatif, la syntaxe du chinois classique ne lui donnerait pas tort, car cette lecture reste linguistiquement possible. Exploitant un potentiel peu soupçonné du texte de Mencius, Lacan a su faire apparaître, de la nature humaine à l’ordre du ciel en passant par la langue, une résonance des idées entre ses orientations théoriques et les grands thèmes philosophiques de Mencius.

Dans le domaine des échanges culturels Chine-France, ce qu’a réalisé Lacan est exemplaire, car il est le seul grand penseur occidental qui ait pris au sérieux la culture chinoise et qui ait entrepris sérieusement une étude chinoise. La voie par laquelle il a su incorporer des éléments chinois dans son système de pensée commence par sa foi dans l’importance des signes de la langue. C’est à travers des signes linguistiques, les vrais et les authentiques, qu’on peut espérer se nourrir d’une manière significative des apports d’une culture des autres. Cela est la leçon que le docteur Lacan nous a donnée.


Xiaoquan Chu

Département des études françaises

L’Université Fudan

Shanghai Chine

xqchu@fudan.edu.cn




Références :

Cheng, Anne, 1997, Histoire de la pensée chinoise, Paris : Seuil.

Cheng, François, 2000, « Lacan et la pensée chinoise », in Lacan, l’écrit, l’image, Paris : Flammarion

Fu, Sinian, 2006, Xingming Guxun Bianzheng (Etude du sens originel de Xing et de Ming), première édition 1938, Nanning : Guangxi Normal University Press

Lacan J. Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966.

Lacan J. (1971) D'un discours qui ne serait pas du semblant, Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006.

Roudinesco, Elisabeth, 1993, Jacques Lacan, histoire d’un système de pensée, Paris : Fayard


 

Lacan, lecteur de Mencius


Chu Xiaoquan

TéléchargementChu_01_files/Chu-Lacan%20lecteur%20de%20Mencius.pdf

















[1] Le Séminaire XVIII,

  1. J.Lacan, Seuil, 2006, p.36.


























































[2] J. Lacan, Écrits 1966, Seuil, p. 267















[3] ibid






































































































































































































































































































[4] Le Séminaire XVIII, J. Lacan, Seuil, 2006, p.74


[5] ibid, p.73









[6] ibid, p. 51

























[7] ibid, p. 53


















[8] Mencius VII B24, cité dans Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng, Seuil, 1997, p. 167.




































[9] Le Séminaire XVIII, J. Lacan, Seuil, 2006, p.75.





































[10] ibid, p. 60









[11] Histoire de la pensée chinoise, Anne Cheng, Seuil, 1997, p. 159

Ce texte a été présenté lors du colloque organisé à Milan, « Lacan e la Cina », les 17-18 octobre 2013

et dont vous trouverez la présentation par ici.


Lacan
Mencius
L_Mencius.html