Traduction de l'allemand par l’auteur
et par Ferdinand Scherrer
Texte original en allemand par ici
Métamorphose du signifiant
À propos de la signification de l’image corporelle pour la réalité du sujet
1. La racine épistémologique du livre
Ce livre, par la voie de questions épistémologiques relatives à la portée de l'image corporelle du sujet, traite des signes chinois et de leurs relations à la psychanalyse.
Le point de départ est le stade du miroir qui représente pour chaque sujet une matrice de la totalité caractérisée par la primauté du visuel. Lorsque le sujet découvre sa forme dans le miroir, sans savoir qu’il s’agit de la sienne, il est fasciné par cet autre. Il méconnaît son reflet, il est entièrement auprès de l'autre - on pourrait parler d'un oubli originaire [Urvergessen], peut-être un abri contre l'expérience traumatique du signifiant.
La réflexion (qui procède par étapes) le conduit aux clivages entre le reflet et le reflété, entre l'invisible et le visible, entre l'extérieur et l'intérieur, entre l'image (morte) et lui-même comme sujet (vivant), entre le manque et la totalité, entre l'être et le non-être. La totalité imaginaire garde structurellement la puissance d’orientation au sujet.
L'expérience de l'invisible induit les premières anthropomorphisations du sujet se manifestant dans des perceptions et des dessins. Le soleil est dessiné régulièrement avec un visage. Le Petit Hans de Freud voulait savoir si la locomotive avait un sexe, etc. Les expressions anthropomorphiques sont également observables chez les adultes : une montagne a un dos, un aéroport des Fingerdocks [docks en forme de doigts], et il n’est pas nécessaire de tirer d'autres exemples par les cheveux, ils sont manifestes — même un texte a une tête et un pied, peut-être même une Fussnote [note de pied… de page].
L’anthropomorphisation est même observable dans le champ des unités de mesure : entre des pas et des mètres, entre le battement du pouls et les secondes, il existe de semblables relations. Enfin, il y a pour le sujet des objets vitaux dans le monde extérieur qui métaphorisent l'être soi-disant perdu (beaucoup d'objets sont conçus sur le mode de l'appropriation nécessaire à la subsistance du sujet).
La réflexion qui confronte le sujet avec son manque à être et sa sexuation est constamment menacée par le refoulement. En termes kantiens : le sujet de la raison [Vernunft] s'oublie lui-même et séjourne auprès de l'autre en utilisant son entendement [Verstand]. En percevant le monde des objets, le sujet « oublie » en même temps que chaque objet entre dans un système de co-appartenance [Bewandtniszusammenhang]. Ici nous aurions beaucoup à apprendre de Heidegger (maniabilité, ustensilité des choses, etc.).
2. L'accès à la portée de l'écriture
L'écriture a une place privilégiée dans le sujet du manque. L'écriture sino-japonaise le montre avec une évidence inégalée.
La différence entre écriture chinoise et japonaise peut selon cette perspective être négligée, car les Japonais, dont la langue était sans écriture - quoi qu’on entende par là - jusqu'au VIIe siècle, ont importé les signes chinois et les ont employés pour les mots japonais. Ils ont également introduit partiellement des mots chinois sans en adopter l’intonation.
On peut également ici négliger le fait que l'appropriation japonaise des signes chinois a donné naissance à deux écritures syllabiques. On peut toutefois indiquer qu'elles ont une orientation vocale [lautorientiert], à l’opposé des signes de l'écriture chinoise qui ont orientation imagée [bildorientiert].
Quelles sont les relations entre l'écriture et le sujet du manque ? Les signes de l'écriture remplissent différentes fonctions : ils rendent possible une meilleure élaboration du monde extérieur. Les hommes dans des cultures dites sans écriture devaient davantage interpréter ce qui était écrit dans les étoiles ou ce que prédisait le vol des oiseaux. Ils devaient s’adapter aux réalités. Le monde extérieur était en relation directe à leur être. L'écriture, par contre, crée un plan intermédiaire entre les hommes et le monde. Les expériences peuvent être ainsi non seulement fixées - ce qui est possible aussi dans des cultures sans écriture - mais également rendues accessibles à tout le monde. La mémoire individuelle qui dans des cultures sans écriture emmagasine les engrammes des contacts avec la réalité donne naissance à des signes extérieurs, visibles, artificiels, potentiellement accessibles à tous. Qu’ils soient articulés ou figurés, ils servent de modèles d’interprétations qui marquent d’une empreinte les objets. Des images d’écriture [Schriftbilder] se coulent ainsi dans la perception du sujet et en influencent les modalités. Il en va même ainsi que les signes écrits confluent avec la perception de la réalité intérieure des sujets. Ce qui peut s’écrire est tangentiellement soumis au changement, comparé à une réalité intérieure inarticulable.
(Remarque : Les énoncés apparemment contradictoires de Lacan sur le primat de l’écriture, respectivement du langage verbal, trouvent peut-être leur origine dans la définition de l’écriture qui peut être soit très étendue au point d’inclure les images des étoiles et les vols des oiseaux, soit limitée aux signes proprement dits. Selon le cas, il y a ou non primat de l'écriture - Voir à ce sujet J. Derrida, De la grammatologie).
Les rétroactions des signes sur le sujet sont tout aussi importantes. Afin de pouvoir les lire, le sujet doit prendre une position réflexive, se distinguer de l’objet extérieur. Cela veut dire, que le positionnement du sujet (être à gauche, à droite, en bas, en haut, devant, derrière, voire même au sud, au nord, à l'est, à l'ouest, etc.) est présupposé dans l’emploi des signes et toujours redéfini. En ce sens, les signes sont des pré-scription [Vor-schrift].
On peut ajouter que les signes sino-japonais sont des métaphores de l'image corporelle. Ils sont, comme dans un symptôme, composés non seulement d’aspects visibles et invisibles du sujet, mais encore d’aspects objectaux.
Je prends ici l'exemple de Huo Datong, « arbre » 木. Il désigne non seulement un objet extérieur, mais il représente une métaphore du sujet, son enracinement, sa grandeur, sa protection, son âge. De telles propriétés apparaissent ensuite dans des signes composés comme par ex. « vacances » 休 où le radical pour « homme » est dessiné devant « l'arbre ».
Un autre exemple concerne le signe pour « langage » go : 語. Il est composé de « parler » 言 et du chiffre « cinq » 五 ! Qu'est-ce que cela peut vouloir dire d’autre que dans ce cas a été instaurée une relation étroite entre la main avec ses cinq doigts et le langage ?
Cette relation avec le corps se retrouve d'ailleurs dans la langue des Mayas, où le chiffre 20 est représenté par une tête.
Autre exemple : On prétend que le signe actuel pour « soleil » ou « jour »日 aurait eu pour origine le cercle et qu’il se serait par la suite transformé en signe : nichi. Mais ce rectangle divisé ne représente-t'il pas plutôt l'expérience d'une unité divisée, c'est-à-dire du jour comme unité du jour et de la nuit ? Et ne faut-il pas un sujet capable de réfléchir cette expérience, de sorte que le temps soit en Kanji pour ainsi dire retenu, objectivé ?
Ou encore l’exemple « eau », dont on prétend également qu’il tire son origine d’une reproduction imagée (Abbildliches). N'est-il pas plus vraisemblable que sa forme moderne 水 mizu, qu'on trouvait déjà sur de vieilles façades de la Chine ancienne, signifie un puits [Ziehbrunnen], et que son inscription sur des murs (en bois) renvoie à un risque d’incendie ? Même le signe pour fleuve 川 kawa ne reproduit pas simplement une impression imagée, ou bien quelqu’un a-t-il déjà vu trois vagues ? N’est-ce pas la temporalité, présent, passé et futur, que le fleuve métaphorise si bien ?
J’espère avoir montré, grâce à ces références, en quel sens mon approche se distingue de celle de Huo Datong : celui-ci met, d’un point de vue structural et linguistique, en évidence de façon impressionnante les relations entre les signes chinois et l'inconscient. Ma contribution modeste essaye de souligner les dimensions subjectives et anthropomorphiques des signes chinois sans pour autant contredire les énoncés de Huo Datong.
Ma préoccupation est de rompre l‘illusion que l'écriture, particulièrement les signes sino-japonais, soit l’expression immédiate de la réalité (voire même du réel) qui pourrait dans le fond renoncer à la parole. J’ai pu lire dans plusieurs manuels la conception que les signes sino-japonais proviendraient de reproductions imagées [Abbildern] et se seraient prétendument transformés, sans que l’on sache pourquoi, dans les formes actuelles. Avec de telles théories, on suppose, sans que cela soit dit explicitement, que les signes ont un accès sui generis à la réalité ou même au réel. Autrement dit qu'ils peuvent se passer de la parole. La dimension subjective est omise. C’est avant tout le manque éprouvé en parlant qui est escamoté. Il est pourtant un facteur essentiel de l'invention de l'écriture.
3. Le point de vue ontogénétique
Je joins quelques remarques concernant l'aspect ontogénétique. Il présuppose que la réserve des signes est déjà constituée, donnée en soi pour chaque sujet. Le point de vue ontogénétique met en lumière le processus selon lequel l'en-soi des signes devient pour-soi, il clarifie les modes d’appropriations des signes d’écriture par le sujet et les conséquences qui en résultent.
Deux dimensions peuvent être distinguées. L'une se focalise sur le versant productif, c'est-à-dire qu’elle explore les métaphorisations de l’image corporelle, telles qu’elles se manifestent dans les dessins et les figurations libres. Les sujets, en partant de l’image spéculaire, comme matrice avec laquelle ils s'identifient, et de la réflexivité conditionnée par les signifiants qui les confrontent au manque, créent des figures dans lesquelles l'intérieur devient extérieur, l'invisible visible et l'immédiateté du corps médiatisé. Cette dimension contient beaucoup de singularité, bien que la représentation par les signifiants soit un effet structurel. Dans l'autre dimension toute singularité doit être rétractée ; ce qui importe aux sujets, c’est de s'approprier la réserve de signe en soi déjà disponible. Obéissance, discipline, adaptation prennent dans ce cas la priorité. Elles ne sont toutefois pas un but en soi, mais elles sont le moyen de muter la créativité à un niveau supérieur. Cela se produit lorsque les sujets disposent tout simplement et sans effort de la réserve des signes, lorsqu’obéissance, discipline et adaptation passent inaperçues aux sujets. Des combinaisons de dessins libres et d’image d’écriture sont alors possibles, de telle sorte que les expressions de la singularité soient élevées à un échelon inédit.
Si on observe de plus près le processus d’appropriation de la réserve de signes, on constate non seulement la nécessité des efforts du sujet pour s’intégrer dans un réseau de relations déjà données, mais on reconnaît également la rencontre de deux sortes d'images corporelles. En effet, Les signes déjà subsistants contiennent également des images corporelles, à savoir celles des sujets des générations précédentes. Chaque sujet qui apprend les signes de l'écriture est tenu de les adopter, ce qui exige un renoncement aux propres créations libres. Au-delà de l'adaptation, les images corporelles des générations précédentes s’intègrent dans celles des sujets au cours de l’apprentissage. Que ces influences passent inaperçues ne change rien à l’affaire. Un trait conservateur accompagne l'appropriation des signes ; ce ne sont non seulement les formes des signes qui sont adoptées, mais avec elles aussi les expériences des générations précédentes qui se sont sédimentées dans les signes des images corporelles.
Si les sujets se prévalaient trop de leur autonomie et produisaient les signes de l'écriture selon leur goût, à la manière des dessins libres, ils deviendraient incompréhensibles pour les autres, les signes deviendraient illisibles. Cela veut dire que dans l'écriture transmise par les générations précédentes est incluse implicitement une deuxième écriture, une
pre-scription donnant le mode d’emploi de l'appropriation. Dans la culture sino-japonaise de l’écriture on sait très bien de quoi je parle, car même la série des traits qui constituent un signe est sévèrement pre-scripte. Dans beaucoup de manuels les éléments des signes chinois, les traits, sont munis de petits chiffres, qui ne laissent aucun espace pour des figurations libres.
L'appropriation de la réserve de signes au cours de l’apprentissage produit encore autre chose : Le signe mort et préexistant se transforme au cours de son emploi en une expression vivante du sujet. On est presque tenté de parler d'une résurrection perpétuelle. Dans l’acte décrire, le signe renaît à nouveau pour un court laps de temps, avant de devenir à son tour partie de la réserve en attente de ses lecteurs. La résurrection est encore plus patente dans la lecture ; la différence avec l'écriture consiste en ce que dans l'acte d’écrire le signe doit être morcelé avant de redevenir à nouveau un tout, tandis qu’il est présent d’emblée comme un tout dans la lecture.
Le sujet, en adoptant les signes de l'écriture, poursuit l'histoire des générations antérieures. Il s'inscrit dans sa suite. Chaque histoire d'une écriture montre que des changements se produisent. De même que les sons changent, de même les images de l'écriture se transforment. Quelques changements sont d’ordre général et s’imposent comme un nouveau paradigme culturel, tandis que d'autres plus singuliers suscitent l'intérêt des graphologues. Quels que soient le niveau d’adaptation et le degré d’observance des règles nécessaires à l'appropriation des signes préexistants, chaque sujet se distingue des autres dans sa manière d’écrire. La singularité se manifeste dans les styles d'écriture, qu’il est possible de classifier. Il y a malgré tout un reste inclassable, il exprime la singularité d'un sujet.
4. Quelques thèses
En guise de conclusion quelques thèses extraites en partie de mon livre :
a) Les signes chinois dans leur système de renvois peuvent être conçus comme un ordre symbolique, qui consiste dans la formation d'un sujet (général) et dans des relations référentielles aux objets. Ils sont en raison de leur dimension subjective des images corporelles inconscientes constitutives de la réalité.
b) Dans chaque signe chinois sont métaphorisées :
• les expériences spatiales du sujet
(le signe chinois est suspension de la positionnalité du corps du sujet ; l'écriture peut être partout et reproduite partout);
• les expériences temporelles du sujet
(le signe chinois est suspension du temps du sujet ; il est lisible durant de grands espaces de temps);
• les expériences corporelles du sujet
(le signe chinois est l’incarnation du corps spatio-temporel du sujet. Il est de ce fait métaphorisé et bidimensionnel);
• les expériences mentales du sujet
(le signe chinois est l’incarnation des expériences mentales du sujet. L’invisible, le conceptuel, devient représentable et visible).
c) Les signes chinois incarnent les catégories de l'entendement au sens de Kant. La quantité se manifeste dans l’unification des traits singuliers ; la qualité dans la négation de l'objet (présence de l'absent) ; la relation dans la liaison du sujet et de l'objet ; la modalité dans la constitution de la réalité par l'articulation.
d) Les signes chinois représentent la jouissance en tant qu'ils sont des signifiants et qu'ils fixent quelque chose par l'image où le sujet peut séjourner.
e) Le rapport entre représentations de chose et signes chinois renvoie implicitement au processus primaire et au principe du plaisir, donc aux caractéristiques de l'inconscient freudien. C’est pourquoi les sujets chinois et japonais ont un tout autre accès à l'inconscient qui ne correspond pas au refoulé, mais à l'écriture dont les signes sont contextuellement définis et équivoques.
f) La figurabilité des Kanjis et la référence aux choses qu'ils désignent ont pour conséquence un oubli du langage qui s’accroît avec la connaissance approfondie des caractères. Pour un sujet chinois ou japonais habitué à lire ces signes, ils lui apparaissent comme les signes d'une réalité immédiate, loin du langage parlé ; les représentations de mot restent inaperçues.
Les signes deviennent des miroirs de l'Autre dans lesquels les sujets se métaphorisent inconsciemment. Plus ils s'approfondissent dans les signes, plus ils perdent en réflexivité ; plus ils reflètent la référence, plus apparaît le sujet du vide.