Note de la traductrice : le texte contient deux mots importants :

女性 (nǚxìng) traduit par féminin mais qui peut être aussi traduit plus proche du mot chinois par condition de femme.

妇道(fùdao) traduit par règles morales et de civilité des épouses pour refléter le sens complet de l’expression chinoise. Par ailleurs les deux caractères chinois signifient séparément épouse/femme et chemin/tao.]


Durant la dynastie des Qing, pendant le règne de Qianlong, un beau-père en décachetant une lettre de sa bru, Chen Yun, à son mari au loin, Shen Fu, s’irrita jusqu’à la blâmer et donner l’ordre de l’expulser au seul motif que : « Dire « votre mère » au lieu de « gu tante », « vieil homme » au lieu de « weng beau-père », c’est parfaitement injustifiable. » !

C’est un récit dans Six récits au fil inconstant des jours de Shen Fu de la dynastie des Qing. Shen Fu est né à Suzhou dans une vieille famille noble de mandarins, et n’est pas une figure très connue. Six récits au fil inconstant des jours est le seul ouvrage qu’il nous a laissé et qui est principalement une collection de souvenirs à propos de sa vie et de celle de sa femme, Chen Yun : depuis leur rencontre, les joies après leur mariage, son devenir après qu’elle a perdu la considération du chef de famille, sa vie de vagabondage jusqu’à la maladie de Chen Yun causée par l’accumulation de dépressions, se terminant par sa mort loin de son foyer. Ce qui a été dit ci-dessus, c’est le tournant de leur vie.

Confucius a dit que si les noms définissant le statut d’une personne sont mal choisis, alors ne peut s’ensuivre dans le langage un ordonnancement logique Bien que le principe que Confucius souligne, reflète l’usage correct des noms dans l’administration d’un pays, l’usage correct des noms dans l’administration d’un foyer est tout aussi important… [2] Dans le système rigoureux des titres de la Chine ancienne, gu et weng sont les titres qu’une femme donnait respectivement à la mère et au père de son mari, alors que votre mère et vieil homme sont respectivement les appellations qu’une femme donnait à la mère et au père de quelqu’un d’autre. Le tort de Chen Yun est d’enfreindre au code des titres des parents, de transgresser les règles morales et de civilité des épouses, de sortir de sa position de femme de son mari, de bru de ses beaux-parents, et de se placer ainsi hors de la famille de son mari, comme une simple amie de Shen Fu. Comment son beau-père, le maître de la famille, peut-il alors tolérer un tel manquement !



1. Le vide du féminin

Dès lors, quelle est la place de la femme dans la structure familiale ? Selon les « trois soumissions » [3], « la femme suit donc les autres, lorsqu’elle n’est pas encore mariée et vit chez ses parents, elle est sous le contrôle de ses parents ; lorsqu’elle se marie, elle arrive dans la famille de son mari, elle est sous le contrôle de son mari, et lorsque son mari meurt, elle doit s’appuyer sur son fils » [4]. Elle n’a pas de place indépendante, elle doit être dans un état où elle doit se conformer. Elle ne peut se positionner que relativement à ses parents, mari et fils ; elle est fille, épouse et mère. Parmi ces règles, du point de vue de l’épouse, les règles morales et de civilité des épouses sont essentielles. C’est seulement dans la famille de son mari que la femme prend sa position familiale véritable. « Le mariage c’est la famille, c’est lorsque la femme quitte la maison de ses parents pour entrer dans la maison de son mari et où la famille de son mari devient sa famille » [5]. Dans cette famille, elle doit respecter son mari et lui obéir, montrer sa piété familiale et son respect envers ses beaux-parents, s’attirer la satisfaction de ses beaux-frères et belles-sœurs. Le temps passé comme jeune fille chez ses parents constitue la phase d’apprentissage à se conformer aux règles morales et de civilité des épouses, et le fait de se conformer aux règles morales et de civilité des épouses est une condition essentielle pour devenir une mère qualifiée. Par comparaison avec l’éducation des hommes dans la Chine ancienne, les instructions et avertissements concernant les femmes pas encore mariées sont détaillés et stricts. Dans ceux-ci, l’Avertissement aux femmes de Ban Zhao [une femme] de la dynastie des Han n’est pas seulement l’ouvrage qui apparaît le plus tôt, mais constitue aussi pour les millénaires suivants le modèle pour l’instruction des femmes du gynécée. Elle présente le standard de qualité des femmes. La vertu d’une épouse ne nécessite pas que celle-ci ait des talents littéraires et artistiques excellents, il suffit qu’elle soit chaste, bonne, oisive et calme, que sa conduite soit réglée. D’emblée, elle indique pour l’épouse l’opposition entre vertu et talent. En ce qui concerne la vertu : ce qui est souligné c’est le caractère moral de la femme qui doit se contenter de rester chaste y compris après la mort de son mari, dans une condition de dissimulation sans rien dévoiler. Ceci est en opposition exacte aux talents divulgués vers l’extérieur, à la compréhension des choses anciennes et modernes, aux grands discours qui sont l’affaire des hommes. De plus la vertu morale est complémentée par les règles concernant le langage, l’apparence et l’habileté des épouses fixant les paroles, les attitudes et les obligations d’une épouse. De façon concrète, une épouse n’a pas besoin d’être éloquente, mais doit parler prudemment de façon choisie ; elle n’a pas besoin de s’embellir de couleurs, mais doit être propre et soignée ; elle n’a pas non plus besoin d’habileté surpassant les autres, mais doit se contenter de s’immerger dans le filage, l’ordre et la cuisine. Ces quatre éléments – leur point commun étant le silence et la dissimulation du féminin – forment la vertu de la femme à laquelle aucun des éléments nommés ne peut manquer [6]. Ce sont les trois soumissions et quatre vertus si connues. C’est la définition d’une femme où foisonne la condition d’épouse.

Les commandements posés par les règles morales et de civilité des épouses correspondent à la sphère des obligations des femmes régnant dans l’intérieur. La délimitation homme-femme et la séparation des tâches – les hommes régnant à l’extérieur et femmes régnant à l’intérieur – sont des prescriptions claires. « Les hommes ne parlent pas des choses intérieures, les femmes ne parlent pas des choses extérieures ; à part offrande et deuil, on n’échange pas de vaisselle » [7]. C'est-à-dire que l’ordre dans lequel les hommes et les femmes accomplissent leurs tâches consiste en ce que les hommes ne posent pas de question sur les affaires intérieures au foyer, tandis que les femmes n’interfèrent pas dans les affaires extérieures au foyer. À part pour les offrandes et les deuils, les transferts mutuels entre hommes et femmes sont impossibles, et même dans ces deux occasions permises, les modalités pour échanger des objets sont strictement réglementées. Même sur la route, les hommes marchent à droite et les femmes à gauche, sans interrelation. L’épouse dont le statut implique la fermeture et la dissimulation doit scrupuleusement observer sa position à l’intérieur de la famille : régnant à l’intérieur, dans la sphère susnommée des habiletés de l’épouse : elle préside à la nourriture, aux habits, aux offrandes aux ancêtres, au service des invités, elle constitue le support arrière du pouvoir du mari hors de la maison, pour garantir la prospérité de tout le clan. Certaines épouses possédant intelligence et sagesse sont seulement utilisées pour assister leur mari quand il gouverne, pour parer à ses déficiences, mais ce n’est pas une poule qui chanterait au point du jour [8]. Par conséquent, il n’existe entre mari et femme que des séparations, et il n’y a aucune affection dont il vaudrait la peine de parler [9]. La relation entre mari et femme est limitée au lit.

Tout ceci est fondé sur le but du mariage, les offrandes aux ancêtres continuent avec les générations futures [10]. Pour les Chinois, la relation mari et femme formée par le mariage passe par la relation parents-enfants. L’attention spéciale conférée à la dimension parents-enfants restreint la dimension homme-femme : le remplacement vertical et l’héritage inhibent l’espace homme-femme. Le mariage n’est pas une affaire privée, les hommes ne peuvent décider eux-mêmes avec qui s’unir, les femmes ne peuvent pas non plus décider elles-mêmes avec qui se marier, ils doivent suivent les ordres des parents, les paroles des marieuses, pour prévenir et empêcher le désordre de la débauche procréative [11]. Les parents de l’homme sélectionnent selon les standards des règles morales et de civilité des épouses une bru qui favorisera la continuation du clan. La mission la plus importante de l’épouse c’est d’engendrer un héritier mâle pour la famille du mari, pour la continuation du nom du mari cela constitue une fonction de support importante. Dans ce cas, les règles morales et de civilité des épouses et les règles morales et de civilité des maris sont en accord. La femme dans sa condition d’épouse correspond à l’homme dans sa condition de mari [12].

Revenons au caractère principal féminin des Six récits au fil inconstant des jours, sous la plume de Shen Fu, Chen Yun qui n’observe pas non plus les règles morales et de civilité des épouses. Son père étant mort lorsqu’elle avait quatre ans, elle a grandi dans une grande désolation avec sa mère nommée Jin et son frère, en soutenant depuis le plus jeune âge tous les trois par son travail de brodeuse. Connaissant ce contexte, voyant une femme vertueuse, bonne et chaleureuse, Madame Shen avait décidé de ces fiançailles. Shen Fu fut marié à 17 ans à Chen Yun, « en tant que jeune épouse, elle était très silencieuse, toute la journée ne montrant jamais de mine sombre, souriante en parlant, servait respectueusement les générations plus âgées, s’occupait harmonieusement des générations plus jeunes. » Il est certain qu’elle prit une mine solennelle et sobre, très correcte, tout en restant modeste et révérencieuse. Par la suite, Shen Fu suivit son père à l’extérieur, et Chen Yun, aux ordres de gu, prêta sa plume pour faire les comptes de la famille. Comme il y eut des plaintes dans le foyer, les comptes furent arrêtés, elle reçut les reproches du weng. Chen Yun ne contesta même pas et endura l’humiliation : « je préfère l’accusation de weng, plutôt que de perdre la satisfaction de gu ». C’est bien selon l’adage : « ce que la belle-mère dit avec raison, il faut y obéir, ce que la belle-mère dit de faux, on y obéit aussi. Et il ne faut pas en disputer la véracité » [13]. Cependant, à partir du moment où elle commence à écrire des lettres, les calamités futures s’annoncent.



2. La protubérance du féminin

Bien que Chen Yun, fille du frère de la mère de Shen Fu, ait été mariée dans la famille Shen avec l’approbation de Madame Shen, Shen Fu dès le début a le coup de foudre pour elle : « hormis avec la grande sœur pas de mariage » [14]. Après le mariage, ils se frottent les tempes, forment une seule ombre, les sentiments d’amour ne peuvent être qualifiés par des mots. Dans le foyer, lorsqu’ils se rencontrent dans les allées étroites, ils se serrent la main impatiemment et demandent à l’autre « où vas-tu ? ». Trop d’amours privés, d’égoïsme. Les sentiments sont en conflit avec la séparation homme-femme, la distinction mari-épouse qu’ils devraient respecter. Chen Yun n’est plus, pour son mari, l’être inférieur et faible, mais marche du même pas et s’assoit à la même table, elle n’est plus respectueuse et prudente, mais plaisante d’égale à égal.

Pour Shen Fu, ce qu’il préfère ce sont ses talents. L’esprit de Chen Yun, se retrouve non seulement dans les travaux de femme, mais aussi dans le maniement du pinceau et de l’encre : elle est « intelligente de façon innée, dès l’apprentissage de la parole on lui a appris à chanter Pipa et elle y est arrivée tout de suite », « dans ses moments libres elle brode et chante des vers, elle a quelque chose de cette phrase « touchée par l’automne, sa figure s’amincit, gorgée de gelée, le chrysanthème s’épanouit pleinement ». » Comme un homme, elle sait commenter et écrire des poèmes, elle a des opinions originales, ce n’est pas comme si « le mari prend l’initiative et l’épouse suit ». Shen Fu ouvre à Chen Yun un espace. Il libère les contraintes qu’elle porte en son corps, données par les règles morales et de civilité des épouses, et Chen Yun répond à cette opportunité, sa pulsion féminine apparaît alors sur la trajectoire de la condition d’épouse. Chen Yun veille aux rites d’épouse, se lève à chaque fois que Shen Fu lui donne quelque chose, que ce soit un mouchoir ou un éventail. Shen Fu trouve ça pédant et dès ce moment ose y faire offense et ne regarde ces normes que comme des mots accessoires. Shen Fu incite Chen Yun à porter son chapeau, mettre ses habits, se déguiser en homme pour sortir. À mi-chemin, Chen Yun hésite, « si les gens me reconnaissent ce serait malencontreux, si gu le savait elle ne l’autoriserait certainement pas. », mais Shen Fu l’entraîne à partir secrètement. Peu après ces choses deviennent très naturelles. Chen Yun n’est plus celle qui ne sort pas de sa retraite profonde. Les chemins du mari et de son épouse s’élargissent en dehors du lit et des coussins, s’étendent à la cour, aux environs, au lac. Dans les nuits d’automne ils admirent la lune et récitent des vers ; à la mi-été, ils louent un pavillon bleu à la campagne pour passer l’été, loin du foyer ; ils voyagent ensemble sur le lac Tai, n’hésitent pas à tromper le chef de famille en prétextant un retour à la famille de jeune fille de Chen Yun ; sur un bateau ils vont même jusqu’à boire et jouer à des jeux d’alcool avec une pêcheuse…

Cependant, en suivant l’avertissement dans les mémoires de Shen Fu : « si je peux offrir un conseil, dans la vie mari et épouse ne peuvent montrer des sentiments profonds », nous arrivons à la scène ouvrant cette étude. Dans la correspondance de Chen Yun, l’erreur qu’elle a commise la confronte au risque d’être évincée. Le vide du féminin fait que Chen Yun ne peut trouver sa place que par le biais de l’identification à un ami masculin, Shen Fu. Shen Fu ne peut que lui donner la place d’un(e) ami(e) à lui pour caractériser leur relation inhabituelle « intime l’un pour l’autre » ; il la qualifie par des qualités masculines : « Yun n’est qu’une femme, mais avec un esprit masculin », « Monsieur Femme » - mais cela est défendu.



3. La mort du féminin

Sous la protection de Shen Fu, Chen Yun n’est pas évincée, mais ceci constitue un compromis, puisque Shen Fu est obligé d’emmener sa femme pour vivre ailleurs. Shen Fu abandonne aussi de succéder à son père professionnellement et ouvre un magasin de peinture et de calligraphie pour vivre. Dès que le père a calmé son ire, ils rentrent à la maison.

Ce qui en vérité causa la mort de Chen Yun, est lié à une prostituée nommée Hanyuan [Jardin Naïf]. Chen Yun voulait trouver une concubine pour Shen Fu. Le but du concubinage dans la Chine ancienne c’était de procréer plus d’héritiers et en même temps de répondre aux demandes de la contenance masculine. De ce fait, plus on avait de concubines, plus cela plaçait l’homme dans une position de capacité plus élevée. L’union avec son épouse est décidée par les parents, mais prendre une concubine est décidé principalement par l’épouse, ou bien choisie par l’homme, il s’agit d’un engagement officieux [15]. La famille de la concubine est de condition bien inférieure à celle de l’épouse, seule l’épouse peut être accordée au mari pour devenir mari et femme, alors que la concubine s’apparente plus à une servante [16]. En prenant une concubine, l’épouse peut céder la place la plus basse de la maison, obtenant ainsi un équilibre partiel dans les paires belle-mère/bru (épouse) et bru (épouse)/concubine ; et jalousie et haine entre épouse et concubine se présentent comme une rivalité de féminin.

Lorsque Madame Shen emmène Chen Yun pour voyager, elles rencontrent la jeune prostituée Hanyuan, mince et gracieuse, bien cultivée. Bien que Shen Fu pense que leur couple est plein de sentiments profonds, et que ce n’est pas nécessaire, mais comme Chen Yun y prend vraiment plaisir, voyant dans son corps l’idéal qu’elle poursuit, elle est déterminée à la ramener dans son foyer. Elles sont sœurs en alliance. Mais Hanyuan ne tient pas sa promesse et se marie dans une autre famille ayant richesse et influence. L’hématémèse que Chen Yun n’avait pas remarquée depuis après sa rencontre avec Hanyuan, se déclare et s’avère irréparable. Peu avant sa mort, elle crie « Hanyuan pourquoi me faire payer ! ». C’est ici, à la suite de la défection de Hanyuan, la double fonctionnalité que Chen Yun avait prévue s’avère être une chimère. D’une part, l’identification féminine qu’elle recherche et trouve a été coupée, l’occasion de pouvoir mettre le féminin en action amené par la compétition entre épouse et concubine n’est plus. La dernière tentative de féminin de Chen Yun échoue. D’autre part, par le biais de l’introduction d’une concubine, elle se replace dans la position d’épouse acceptable à la famille, dans le droit chemin des règles morales et de civilité des épouses. Ceci est aussi impossible, et d’un bout à l’autre elle ne peut que porter sur ses épaules l’infamie de ne pas avoir « observé les instructions du gynécée ».

Une fois alors qu’une sœur de Chen Yun envoie quelqu’un prendre de ses nouvelles, le weng confond cette personne avec un envoyé de Chen Yun et Hanyuan, il se met de nouveau en colère et chasse complètement Monsieur et Madame Shen Fu de sa maison. Chen Yun recommande à sa propre fille : « ne deviens pas comme ta mère, naturellement pleine d’amour ; tu dois rester dans les règles morales et de civilité des épouses ». Ses sentiments ne vont pas seulement vers Shen Fu, mais aussi vers la prostituée Hanyuan, mais ces sentiments sont incompatibles avec les limites données par les règles morales et de civilité des épouses. La mort de Chen Yun démontre la présence de son féminin et en même temps sa mort démontre l’impossibilité de divulguer le féminin. Une femme ne peut qu’observer la morale de l’épouse, pour ne pas en arriver à payer un prix aussi élevé. C’est pourquoi, l’absence de talent de la femme est sa vertu, c’est l’opposition entre condition de femme et condition d’épouse. Si les règles morales et de civilité des épouses sont établies sur le refoulement de la condition de femme, alors avec l’aide de la condition de femme incarnée dans la condition d’homme, quelle est alors l’apparence de la condition de femme originellement ?



La tragédie de Chen Yun et le narrateur de la tragédie, Shen Fu, ne peuvent être séparés. Après la mort de Chen Yun, de douleur Shen Fu perd ses amies du gynécée, et gémit « l’absence de talent de la femme est sa vertu, seuls les mots pertinents sont vraiment éternels ! ». Comment peut-il faire autrement ?

L’oncle paternel de Shen Fu était décédé depuis longtemps, sans laisser d’héritier et donc le père de Shen Fu lui avait donné Shen Fu en héritier. Peut-être peut-on déduire dans la dimension père-fils que le déplacement de Shen Fu lui fait perdre ses règles morales et de civilité des maris : depuis son enfance il s’intéresse aux « choses transcendantales », il cherche son propre masculin, il cherche une position nouvelle. Peu après le mariage, alors que Chen Yun est comme une épouse vertueuse et bonne, adhérant pleinement aux conventions, il se plaint un peu : « Est-ce donc que tu voudrais me restreindre par le biais des conventions ? Pleine de fausse courtoisie. » Il fuit les conventions comme si les conventions le révulsaient. Son masculin dépasse la condition de mari et n’a de cesse de trouver en la personne de Chen Yun un objet égal et donc il donne au féminin de Chen Yun un espace pour le faire apparaître. Lorsque Chen Yun est bannie à cause de sa faute dans sa correspondance, il prend son parti, il abandonne et cède sa position de fils, pour poursuivre son masculin indépendant. Lorsque le féminin de Chen Yun lutte désespérément mais finit par essuyer une défaite, Shen Fu perd aussi son propre support. Il ne peut faire autrement que d’accepter un dernier compromis. À la mort de son père, il reçoit un signe de sa mère : « Ton frère cadet n’est pas quelqu’un sur qui on peut suffisamment compter, j’espère que t’animera à l’écoute des appels de la maison. » Il retourne au foyer, succédant ainsi à son père mort en reprenant sa place, se remariant pour assurer la continuation de la lignée, re-donnant ainsi l’avantage à la dimension parents-enfant. Sous la plume de Shen Fu, non seulement sur l’inhibition du féminin se projette une inhibition du masculin, mais de plus se révèle aussi que la présence du masculin appelle la mise en place d’un féminin. Non seulement cela reflète le conflit entre condition de femme et condition d’épouse, mais cela reflète aussi le conflit entre condition d’homme et condition de mari.



Au début de la dynastie des Qing, du temps où vit Shen Fu, se produit une avalanche de travaux littéraires décrivant en abondance des sentiments amoureux, où les protagonistes hommes et femmes outrepassent les ordres de leurs parents et les mots des marieuses pour s’unir dans un idéal littéraire. Ce n’est pas seulement dans Six récits au fil inconstant des jours que Shen Fu parle d’amies dans le gynécée, c’est aussi ancré dans le réel, dans la pratique ; seulement le dénouement est tragique. Si il y a désir car il y a des règles, alors Six récits au fil inconstant des jours nous montre le conflit entre règles et désir. Après deux trois cents ans, aujourd’hui, il n’y a plus la restriction des ordres des parents et des mots des marieuses, il n’y a plus la séparation obligatoire des tâches entre homme et femme avec les hommes régnant à l’intérieur et les femmes régnant à l’extérieur, il n’y a plus non plus les demandes rigoureuses face aux règles morales et de civilité des épouses, après avoir fait l’expérience des vicissitudes de l’histoire et de l’influence de l’Occident, les demandes excessives face à la position de femme de Chen Yun apparaissent aux femmes modernes comme des choses naturelles. Une femme peut être une femme travaillant et peut aussi être une femme au sein du foyer. Alors y a-t-il encore le conflit entre règle et désir ? ou le conflit entre désir et désir ? Comment peut-elle trouver la place de femme dans les choix qui lui sont autorisés ?

 

L’absence de talent de la femme est-elle sa vertu ? [1]



Xu Dan


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1 Un grand merci à Huo Datong pour ses précieux commentaires sur le texte et aussi à Violaine Cousin pour sa traduction du texte.





























2 Confucius a dit : « Si les noms sont incorrects, le langage n’est pas en accord » Entretiens de Confucius, chapitre XIII, vers 3. Traduit et commenté par Yang Bojun : www.zhbc.com.cn, 2002.








3 « Les femmes agissent sous les « trois soumissions », et ne peuvent prendre de chemin indépendant et exclusif. » Commentaires des cérémonies et des rites, Deuil, Commentaires de Zheng Xuan (Dynastie des Han) et de Kong Yingda (Dynastie des Tang), Presse de l’Université de Pékin, 2001.


4  « Les femmes suivent les autres. À la maison la femme suit ses parents ; après le mariage, elle suit son mari et après la mort de celui-ci, elle suit son fils. » Interprétations des classiques à la conférence du temple du tigre blanc, chapitre X sur le mariage, composition de Chen Li (dynastie des Qing), www.zhbc.com.cn, 1997.


5  « C’est seulement par le mariage qu’elle a une famille [NdT : jia4/se marier et jia1/famille sont homophones en Chinois]. La femme ne devient épouse qu’en sortant de chez ses parents, c’est à l’extérieur qu’elle a une famille. » Ibid.







6 « Les femmes ont quatre sphères d’action : la morale, la parole, l’apparence et l’habileté. La morale ne requiert pas d’habilité particulière ; la parole ne requiert pas l’éloquence ; l’apparence ne requiert pas de signes extérieurs de beauté ; l’habileté ne requiert pas d’être meilleure que les autres. Calme, sans mouvement, suivant les règles de son mari, ordonnée, sans attirer sur elle la honte, sans mouvements brusques, c’est ce que le terme de morale veut dire. Choisir ses mots, ne pas dire de gros mots, ne pas parler avant les autres, parler sans ennuyer les autres, c’est ce que le terme de parole veut dire. Ce qui est sale doit être lavé, les habits propres, prendre un bain si nécessaire, avoir un corps propre, c’est ce que le terme d’apparence veut dire. S’appliquer à la couture, sans rire bêtement, préparer des bons mets pour entretenir les invités, c’est ce que le terme d’habileté veut dire. Ces quatre éléments constituent la grande morale de la femme, pas un seul ne doit y manquer. » Livre des Han postérieurs classique des femmes, Chapitre 84, Fan Sun (Dynastie des Song), www.zhbc.com.cn, 1986.


7  Commentaire du Livre des rites, chapitre XII, Commentaires de Zheng Xuan (Dynastie des Han) et de Kong Yingda (Dynastie des Tang), Presse de l’Université de Pékin, 2001.


8 « Les femmes s’occupent des repas ; mets et habits sont de leur responsabilité, les femmes ne peuvent participer aux affaires de l’État, et ne peuvent interférer dans les travaux des hommes. Si une femme est très intelligente, qu’elle connaît les choses du présent et du passé, elle doit assister son mari, parer à ses déficiences, elle ne doit pas être le coq qui chante au matin, sinon il risque d’arriver un malheur. » Collection des standards pour familles, Shanghai, 1982


9 Feng Youlan : « Pour le couple confucéen, les gens disent seulement qu’entre eux il y a des différences, ils ne disent jamais qu’il y a de l’amour entre eux. » Système d’éducation, Commercial press, 2004.


10 « Au mariage on met ensemble les deux noms de famille pour vénérer les ancêtres et engendrer la prochaine génération. » Commentaire du Livre des rites, chapitre XII, Commentaires de Zheng Xuan (Dynastie des Han) et de Kong Yingda (Dynastie des Tang), Presse de l’Université de Pékin, 2001.


11  « L’homme ne peut décider à qui se marier, la femme ne peut décider à qui s’unir, les parents doivent décider, pourquoi est-ce ainsi ? Pour éviter honte et débauche. » Idib.


12 « Le mari suit les règles du père et l’épouse suit les règles de la mère. Le mari suit les règles des fils et l’épouse suit les règles des épouses. » Interprétations des classiques à la conférence du temple du tigre blanc, chapitre X sur le mariage, composition de Chen Li (dynastie des Qing), www.zhbc.com.cn, 1997.


13  « Lorsque gu a tort, on doit suivre ses ordres, lorsque gu a raison, on doit de même obéir à ses ordres. Qu’importe que ce soit une transgression, on ne discute pas si elle a tort ou raison. » Livre des Han postérieurs classique des femmes, Chapitre 84, Fan Sun (Dynastie des Song), www.zhbc.com.cn, 1986.


14 C’est un mariage de cousins que l’on voyait souvent en Chine ancienne, peut être que Shen Fu retrouvait en Chen Yun l’ombre de sa mère. [NdT : La « grande sœur » c’est ici Chen Yun car elle est un peu plus âgée que Shen Fu.]




















15  « Fiançailles avec une épouse, sans formalités avec une concubine. » Livre des rites, chapitre XVI, Commentaires de Zheng Xuan (Dynastie des Han) et de Kong Yingda (Dynastie des Tang), Presse de l’Université de Pékin, 2001.


16 « L’épouse est équivalente, de condition égale à celle du mari. » « La concubine, comme accessoire, est attachée comme une esclave. » Interprétations des classiques à la conférence du temple du tigre blanc, chapitre X sur le mariage, composition de Chen Li (dynastie des Qing), www.zhbc.com.cn, 1997.

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