D’emblée cette question apparaît comme difficile, particulièrement pour un petit groupe en développement comme le Centre psychanalytique de Chengdu. Mais cette difficulté reflète justement la singularité de la psychanalyse comparée à d’autres disciplines, singularité non seulement dans la pratique mais aussi dans les conversations entre deux cultures. Pour la culture chinoise, la question de l’autorisation comme telle, existe depuis longtemps dans le taoïsme et dans le bouddhisme. Cet ancien débat entre l’origine de la subjectivité et celle de l’objectivité dans une autorisation, ce débat se poursuit encore aujourd’hui. L’exemple extrême est donné par le débat entre Vijayavada et Zen qui met en évidence une pratique s’appuyant, pour l’un, sur la connaissance objective, pour l’autre, sur l’expérience interne.

Actuellement à Chengdu, cette même question provoque des opinions divergentes. Celles-ci dégagent deux questions plus fondamentales :


-La première est de savoir comment on comprend la formule de Lacan, « l’analyste ne s’autorise que de lui-même (Acte de fondation de lEFP ; 21 juin 1964), et de quelques autres (séminaire Les non-dupes errent, séance du 9 avril 1974) » [1]?

-La deuxième : comment se situe cette question dans la culture chinoise ? Cette question introduisant une autre : comment une psychanalyse chinoise est-elle concevable.




1


Certains comprennent cette question dans une perspective chronologique, à savoir qu’un psychanalyste s’autorise d’abord de lui-même, et ensuite de quelques autres. Étudions cela de façon précise ; les remarques ci-dessous apparaissent :

a Le sujet de la phrase est « lanalyste ». Il nous faut nous demander : si la personne qui se donne lautorisation était déjà un psychanalyste, alors pourquoi sautorise-t-il de lui-même ? Les questions suivantes sensuivent : comment devenir et où est la légitimité de lautorisation ? Ces questions nous ramènent au point de départ.

b Sil est possible de considérer ce problème dans une perspective chronologique, comment peut-on en dire le possible ? À savoir : comment peut-on sautoriser de soi-même ?


Une personne qui ne connaît rien à la psychanalyse n’a aucune chance de comprendre la position du psychanalyste, de même qu’une personne qui n’a jamais vu de rouge ne peut pas imaginer ce qu’est le rouge. Tout jugement subjectif s’étaye toujours sur un autre. Dans le domaine psychanalytique, l’expérience du cabinet constitue cet étayage pour chacun.

Mais cela ne veut pas dire que toute personne qui a une expérience analytique peut devenir psychanalyste. Une personne, au cours de son analyse personnelle, a une compréhension différente du psychanalyste quune personne ayant terminé son analyse. Seule une analyse terminée permet à lanalysant de bien comprendre ce quil en est de la relation psychanalytique. Mais une autre question surgit. Le psychanalyste et lanalysant, ensemble, mettent un terme à une analyse. Donc la fin adéquate dune psychanalyse dépend aussi bien de lanalysant que du psychanalyste. Mais en quoi est-ce que la légitimité de ce dernier est garantie ? Cette interrogation nous renvoie une fois encore au point de départ et nous introduit à une régression sans fin.


Heureusement cette logique d’une régression sans fin est interrompue par la contribution de Lacan. Il nous donne avec la théorie de l’objet a et de l’Autre une référence fondamentale — sans doute pas parfaite — pour trouver une solution. La théorie et la pratique se supportent toujours mutuellement bien que cette théorie ait d’emblée une dimension métaphysique.

En résumé, le psychanalyste, ne peut être en tant que tel, que dans l’autre. Il ne lui est pas possible de s’autoriser seulement de lui-même. Une telle ligne de pensée chronologique n’est pas pertinente. Le sujet et l’autre existent depuis toujours de concert, se conditionnent et se contraignent mutuellement.



2


De façon concrète, dans le domaine clinique, il est une condition nécessaire pour qu’une personne puisse devenir un psychanalyste : c’est qu’elle puisse comprendre véritablement son destin et la relation psychanalytique. Ainsi, cette compréhension porte au moins sur deux dimensions : la première est l’histoire personnelle, la deuxième étant l’histoire analytique de la cure. C’est parce que la structure analytique a une similarité avec celle du sujet lui-même que l’analyse peut se dérouler. Il existe une relation étroite entre la psychanalyse et l’analysant, la structure de celle-ci se retrouvant à l’intérieur du système psychique du sujet lui-même. En ce sens nous avons raison de faire une hypothèse : il y a au moins deux types de l’autre, le premier est l’autre dans la relation psychanalytique-psychanalyste, le deuxième est l’autre dans la tête du sujet.


Les études de « Lacan et Mencius » de Michel Guibal me permettent d’aller plus loin [2]. Il a essentiellement parlé à propos d’un discours de Mencius que Lacan a évoqué dans son Séminaire. Il s’agit d’une dualité conceptuelle classique, l’extérieur et l’intérieur, que Freud a beaucoup travaillé particulièrement dans l’élaboration de la notion du Moi. Wittgenstein a formulé une démonstration célèbre affirmant qu’il faut un étayage de l’extérieur pour chaque jugement de l’intérieur. En se référant à cette dualité, nous pouvons nommer l’autre dans l’esprit de l’analysant l’autre de l’extérieur et conjointement nous pouvons nommer l’autre dans la réalité du terme de l’autre de l’intérieur.

En même temps qu’il y a le sujet de l’analysant, le psychanalyste apparaît aussi comme un sujet à part entière dans le cabinet. S’il occupe cette position-là, c’est justement parce que, en tant que sujet, il a compris son destin. Dans un souci de différenciation, nous nommons le sujet de l’analysant du terme de sujet de l’intérieur, et le sujet de l’analyste du terme de sujet de l’extérieur. Certes leur relation est purement relative.

En fait nous pouvons considérer deux dimensions : l’abscisse représente l’axe extérieur-intérieur, l’ordonné représente l’axe sujet-autre, bien que certains les confondent souvent. D’où la figure suivante :




Figure 1


En fonction de cela nous pouvons indiquer le sujet de l’intérieur par 11, l’autre de l’intérieur par 10, l’autre de l’extérieur par 00 et le sujet de l’extérieur par 01.

Ci-dessous, nous analyserons les relations potentielles dans le cabinet en reprenant cette désignation :


1- L’analysant comprend le rôle de l’analyste comme l’autre via l’autre de l’intérieur : 1110→ 00.


2- L’analyste comprend le destin de l’analysant comme le sujet via le sujet de l’extérieur : 00→ 01→ 11.

En même temps, le déroulement et la terminaison de l’analyse signifient quand même que l’analysant doit avoir conscience que l’analyste, comme lui-même, est un sujet pris dans son destin. D’autre part, c’est la position de l’analysant en tant que l’autre par rapport à l’analyste qui permet à l’analyste de dégager son transfert et de trouver sa position adéquate.


3- L’analysant comprend le destin de l’analyste comme le sujet via l’autre de l’intérieur : 11→ 10→01.


4- L’analyste comprend le rôle de l’analysant comme l’autre via le sujet de l’extérieur : 00→ 01→ 10.


Certes, sur cette base il existe d’autres points à discuter. Par exemple, comment l’analysant se comprend lui-même comme un sujet. Le chemin probable est 11→10→01→11 ou 11→10→00→01→11, etc. Nous ne faisons pas ici une énumération.


Finalement, dans la mesure où nous essayons de structurer ces passages, on trouvera que le résultat est justement la figure du signifiant évoqué par Lacan dans son article « La lettre volée ».



Figure 2


Ainsi, nous nous apercevons que les relations entre l’analyste et l’analysant sont essentiellement caractérisées par la structure du signifiant. Celle-ci est une construction véritablement essentielle, dans laquelle l’axe sujet-autre et l’axe intérieur-extérieur s’orientent mutuellement et se conditionnent, cette construction étant alors nommée par Lacan « L’Autre ».


Cette construction existe non seulement dans une analyse actuelle, mais encore dans le dispositif de la Passe corrélativement à l’autorisation. Même si le sujet s’autorise de lui-même, ceci est totalement lié à l’autre. L’inconscient a lieu entre les deux.

On voit ci-dessus que lautre de lintérieur construit le passage pour que le sujet de lintérieur comprenne lextérieur et que le sujet de lextérieur construit le passage pour que lautre de lextérieur comprenne lintérieur. Dans la figure 2, « 10 » représente lautre de lintérieur alors que « 01 » représente le sujet de lextérieur, tous les deux reconstruisant une circulation. Si nous la considérons comme une unité, elle deviendra alors le passage entre le sujet et lautre et entre lextérieur et lintérieur. Bien sûr, elle représente lextérieur par rapport à lintérieur, de même quelle représente lintérieur par rapport à lextérieur ; de la même façon elle représente lautre par rapport au sujet comme elle représente le sujet par rapport à lautre.

Cette position particulière est en fait celle de lobjet a. Jai donné sur ce point une série de démonstrations ainsi que des discussions corrélatives dans mon article « Science, psychanalyse et lobjet a » [3]. Du point de vue du système formel, dune part, elle représente le passage, comme il a été dit précédemment ; dautre part, ce passage lui-même nest pas démontrable, de même que le trou du système ou le paradoxe et même lobjet perdu. Lobjet a signifie alors tout à la fois, l’étayage et le perdu.





Figure 3


Si l’on revient à la clinique, pour qu’une fin d’analyse soit possible, il faudrait que l’analysant puisse saisir cette série d’opérations dans la relation analytique. De façon concrète, il lui faut comprendre son désir ainsi que sa cause — l’objet a, et même comprendre la position paradoxale de l’analyste. La situation existe pareillement dans le dispositif « de la Passe ».




3


En parlant de l’objet a, nous nous référons nécessairement aux quatre discours de Lacan qui situent la position du psychanalyste. Ce point suscite pourtant une grande perplexité en Chine. S2 représente le discours universitaire dans la théorie de Lacan. Le savoir est produit puis transmis au sein de l’Université occidentale dont les fondements sont liés à l’histoire de l’Occident ou à « l’espace public » comme il est défini dans la sociologie. Le professeur, en tant qu’expert prévaut dans l’Université.


En Chine, le professeur fonctionne plutôt comme un maître tel qu’il apparaît au fil de plusieurs millénaires d’enseignement classique. Dans la série éthique « Ciel, Terre, Empereur, Parents, Professeur », les professeurs sont les parents de l’école de la même façon que les empereurs sont les parents de l’État. La fonction essentielle du professeur à l’école n’est pas la transmission du savoir mais celle du Tao qui peut être simplement considérée comme la vérité vécue. Dans la conception habituelle, la famille, et non l’individu, est l’unité la plus fondamentale. C’est uniquement dans un certain clan familial que l’individu peut trouver une identité.

En imitant les institutions d’enseignement occidentales, les Chinois ont commencé, à partir de l’époque moderne, à instituer les premières universités. Mais jusqu’à ce jour, l’Université reste considérée comme le prolongement de la famille. Les étudiants dont le quotidien est principalement géré par des professeurs spéciaux, sont considérés comme des enfants en développement. De fait, l’enseignement universitaire a le même mode de structure que celui de la famille.

En considérant les quatre discours de Lacan nous constatons qu’il n’y a pas la position de S2 ou plutôt, sa position se confond avec celle de S1. De ce fait, il n’y a que trois positions qui interviennent dans l’expérience analytique des Chinois (figure 4). Il est intéressant de constater que cette figure a une structure similaire à celle de la figure 3.




Figure 4


À Chengdu, le Centre psychanalytique de Chengdu est en lien étroit avec l’Université. Certains analystes travaillent ou sont chercheurs au sein de l’Université. Évidemment, leur choix est en liaison avec leurs désirs. De ce fait, et dans le contexte culturel chinois, leurs rôles sont multiples : psychanalyste, Professeur, et même maître [4]. En même temps l’enseignement universitaire ne permet pas à chaque analysant de prendre ses distances par rapport au discours « Maître-Esclave », mais redouble ce discours. Ils recherchent inconsciemment un maître. Cela signifie que la relation analytique a tendance à être plus dépendant qu’en Occident de ce couple Maître-Esclave. L’enseignement universitaire vise néanmoins secrètement à annuler ce couple Maître-Esclave, mais cette tendance est moins forte.


Si l’analyse vise « la singularité du sujet » liée étroitement à l’autre, la situation chinoise nous pousse à remarquer :

S’il n’y avait pas de différences de culture dans le processus analytique, l’analyse des Chinois durerait plus longtemps.

Si inversement il existe des différences de culture comment l’analyse des Chinois se déroulerait-elle ? Comment se marquerait la terminaison de la cure ?



4


Lacan a indiqué dans une lettre adressée à trois psychanalystes italiennes en 1974 : « s’autoriser n’est pas s’auto-ri(tuali)ser ». Ceci signifie que la position de l’analyste n’est pas totalement déterminée par le rite symbolique. En même temps la théorie de l’objet a de Lacan implique la même idée. L’objet a est un trou à l’intérieur du système, un manque. Il existe à la fois au-dedans du symbolique et au dehors.


D’une part, en Chine, les rites sont très importants aussi bien dans la vie courante que dans l’activité culturelle. Ils caractérisent non seulement l’identité de l’individu et sa relation sociale, mais ils construisent aussi le système symbolique de la société entière. « Les Rites du Confucianisme » en sont la représentation principale.

D’autre part, le Taoïsme est une des traditions importantes dans la culture chinoise. Il souligne, par opposition au Confucianisme, l’individualité isolée du système symbolique, autrement dit la qualité du Vide et l’Intelligence de la personnalité (空灵 [5]). Dans la pensée taoïste, le Vide indique non seulement un manque mais aussi un étayage à l’Avoir. Nous pouvons voir le Vide en référence à l’Avoir, et plus important, nous pouvons voir l’Avoir en référence au Vide.

Ce point, la logique des mutations chinoises l’a indiqué de façon formelle. D’une part, du point de vue structural, le Vide est le trou à l’intérieur du système ainsi que le noyau du système. Il assure la stabilité du système comme l’indique le mouvement des huit trigrammes aux neuf palais. D’autre part, sous l’angle chronologique, le Vide produit tout l’Avoir comme l’indique l’évolution des deux formes aux quatre phénomènes. En fait, le dernier sens est davantage proche de la signification que wu a exprimée (cf. la note 5). Nous voyons qu’il existe ici trois définitions du Vide (figure 5).





Figure 5



Je n’ai pas l’intention de spécialement décrire ces logiques. Je voudrais plutôt souligner que si la position de l’analyste est le Vide, comme l’enseigne Lacan, elle a une définition différente dans la culture chinoise. Bien sûr, nous ne pouvons pas parler d’une sorte de Vide pure et complète. Le Vide est à jamais lié à l’Avoir, tel que l’objet a l’est par rapport à l’Autre. C’est donc seulement dans un système symbolique concret que nous pouvons entendre la position du Vide ; il en va de même en Chine.





Grand merci à Michel Guibal ainsi qu’à Jiang Yu pour leur aide en cours d’écriture.

Grand merci à Guy Flecher pour sa mise en forme en français.

 

S’autoriser psychanalyste en Chine


Ju Fei

1 - Il existe là un problème de grammaire. « ne…que » signifie en le français « «seulement », et alors il est contradictoire avec la derrière partie. Mais il nous remarquer que celle-ci a été ajoutée par Lacan dix ans après.





































































2 -  Guibal M., D’un problème crucial à l’autre , Argument préparatoire pour une table ronde, http://www.lacanchine.com/Ch_Retour_Guibal12.html.














































































































3 - Voir : Recueils du colloque du CPC et de Convergencia, 2006.
































































4 - Sur ce point, voir l’article de Huo Datong : Singularité de la formation des analystes en Chine (Chengdu), ESSAIM n°11.




































5 - Il y a deux caractères chinois correspondants au terme français « Vide » : (kong) et (wu). Tous les deux sont utilisés confusément dans la philosophie chinoise. Je préfère ici choisir de le traduire par (kong). Il existe principalement deux raisons : premièrement, dans l’idée traditionnelle de la Chine, (wu) s’emploie davantage au niveau ontologie dans lequel il représente un état originaire, alors que (kong) porte toujours un sens structuraliste auquel il souligne l’absence d’une certaine chose à une certaine place ; deuxièmement : au plan  sémantique courante, (wu) s’emploie pour indiquer la non-existence, alors que (kong) s’emploie pour indiquer le manque d’une certaine chose.


Retour
sommaire
Ch_C_0.html
TéléchargementCh_C_JuFei_1_files/Ju%20Fei-S%27autoriser%20en%20Chine.pdf