Comme beaucoup de chercheurs en linguistique et littérature le savent, le caractère [xìng] est formé à partir du caractère [shēng]. Celui-ci a le sens premier de végétation qui pointe hors de terre, signifiant par extension de donner lieu ou donner naissance et par une extension ultérieure la vie et l’existence [16]. A partir de ce caractère [xìng], je vais essayer de discuter de ce qu’est [xìng] pour Mencius, et de plus de le mettre en comparaison avec ce qu’est [xìng] pour Lacan.


1. [xìng], signifie la nature/le caractère (d’une personne), le sexe/genre

[xìng], c’est la nature (humaine). Pour Mencius, la nature des êtres humains est innée et de plus elle est identique pour tous [1]. En ce qui concerne cette nature innée, Mencius pense qu’elle ne ressemble en rien à du chaos sans aucune règle, au contraire, notre nature possède des règles, est divisée en deux dimensions : corporelle et psychique. Mencius dit que le goût dans la bouche, la beauté dans les yeux, les sons musicaux dans les oreilles, les parfums dans le nez, les préférences dans le bien-être des membres sont tous des instincts naturels, et sont de la dimension corporelle, Mencius n’en préconise pas la poursuite [2] ; en même temps, les instincts naturels incluent aussi la dimension psychique : bénévolence, droiture, rites, sagesse. Mencius préconise que nous poursuivions la dimension psychique de la nature. Alors qu’est ce que bénévolence, droiture, rites, sagesse ?

Mencius dit que le sens principal de la bénévolence c’est le service dû aux parents ; le sens principal de la droiture c’est d’obéir au frère plus âgé ; le sens principal de la sagesse c’est de comprendre le sens de ces deux mots et de s’y tenir ; le sens principal des rites c’est d’accommoder les deux de façon appropriée et de les améliorer de façon adéquate [3].

Alors, en ce qui concerne notre nature, si on peut dire que de naissance tous sont identiques, comment se peut-il qu’il existe de telles différences entre les uns et les autres ? Mencius compare à titre d’exemple des frères en bas âge comme une année de bonne récolte et une de mauvaise récolte et montre ainsi que ce n’est pas la nature innée qui est différente, mais qu’ils sont devenus mauvais à cause de l’environnement [1]. C'est-à-dire que l’environnement a posteriori est très important dans le développement de notre nature, de pouvoir ou non développer pleinement la nature, c’est là que se dévoilent les différences entre les Hommes [4]. En effet bien que notre nature contienne de façon innée des éléments comme bénévolence, droiture, rites, sagesse, ils ne se développent pas du reste automatiquement et nécessitent nos efforts a posteriori pour être atteints. La question est de savoir comment les atteindre ? Par quel moyen ?

Mencius dit que nos yeux et nos oreilles ne peuvent penser, ils sont séduits par les choses de l’extérieur. Mais cet organe qu’est le cœur est la bonté de l’Homme réfléchissant, en réfléchissant nous pouvons l’atteindre, si nous ne réfléchissons pas nous ne l’atteignons pas. Cet organe nous a été intentionnellement donné par le Ciel, c’est un organe important, à qui nous devons donner la première place afin que d’autres organes secondaires ne la lui prennent pas [5]. C'est-à-dire que si nous voulons développer bénévolence, droiture, rites, sagesse de notre propre nature innée, nous devons y réfléchir par le biais du cœur, de plus ce n’est que par la réflexion que nous pouvons atteindre ces éléments innés.

De plus Mencius dit que « si nous arrivons à déployer pleinement la bonne conscience, alors nous pourrons obtenir la nature humaine [6] ». « Le cœur de compassion c’est la bénévolence, le cœur de honte c’est la droiture, le cœur du respect ce sont les rites, le cœur du vrai et du faux c’est la sagesse [7] » : ici Mencius parle de « tempérament [littéralement : nature du cœur] », quel est alors le rapport entre « tempérament » et la « nature » ? Qu’est ce que le tempérament selon Mencius ? C’est la raison et la droiture [1].

Le sens premier de [lĭ, signifie la raison] c’est de lisser un jade en suivant les veinures propres des pierres (Shuowen [dictionnaire de la Dynastie des Han]). C'est-à-dire que les êtres humains doivent d’une part suivre les lois de la nature, et d’autre part suivre les lois des Hommes pour lisser les pierres. Plus tard, le sens de [] s’est étendu pour inclure les deux sens suivants :

1. Les veines et gradations mêmes des matériaux, le rang des choses objectives (incluant les Hommes et le monde de la nature) : comme dans « mentalité » ou « cause ».

2. Les lois des choses, le standard déterminant le vrai du faux (incluant les Hommes et le monde de la nature) : comme dans « raison » ou « intelligence ».

C’est à dire que [] comporte les lois de la nature de même que les lois des êtres humains, sans contradiction. Pour Mencius, il souligne la cohérence qui existe entre tempérament et nature, mais la nature comprend les deux dimensions, corporelle et psychique. De ce fait, le tempérament devrait appartenir à la dimension psychique, soit la dimension des normes morales de bénévolence, droiture, rites, sagesse. Et ces normes morales sont innées, mais sont aussi a posteriori celles que nous en tant qu’Hommes devons respecter et qui font le propre des Hommes.

De ce fait, le tempérament 心性 est un sous-ensemble de la nature 本性 : ﹛nature﹛tempérament﹜﹜.


2. Bon de nature [xìng]

性善 [xìngshàn, théorie de Mencius selon laquelle les Hommes sont naturellement bons], c’est la nature qui se développe et tend vers la bonté. La théorie de Mencius est au service de l’Etat et de la politique. Il souligne que la nature humaine est bonne, et en même temps il souligne que c’est le souverain qui règne de façon bénévolente ainsi unifiant la relation entre familles et Etat pour consolider le pouvoir politique. Lorsque Mencius entre dans l’argumentation du « bon de nature » dans Gaozi, Mencius prend l’eau pour exemple : bien que l’eau n’ait pas de choses lui indiquant la direction à prendre, elle s’oriente du reste vers le haut ou le bas. La bonne nature humaine est comme la nature de l’eau qui coule vers le bas, il n’y a pas d’homme qui n’ait pas de bonté, il n’y a pas d’eau qui n’aille pas vers le bas – même si l’eau peut atteindre notre front quand on frappe dans l’eau, même si on peut user d’instruments pour la détourner. Mais cela n’est pas dans la nature de l’eau, ce sont les circonstances qui l’amènent à cela. La nature de l’Homme est similaire, tu peux l’amener à faire de mauvaises choses, mais ce n’est pas la direction du développement de sa nature [8].

Il utilise la même logique lorsqu’il parle de la nature, Mencius d’une part souligne que nous possédons une nature innée, qui est caractérisée par une orientation vers le bon, d’autre part il insiste aussi sur l’environnement externe dans lequel se réalise la nature. Mais, si la nature ne tend pas vers le bon, on ne peut non plus dire que cette personne est mauvaise, mais plutôt que l’environnement dans lequel elle se trouve ne lui a pas donné l’occasion de mettre en œuvre pleinement sa nature qui tend vers le bon.

De même, afin de développer notre nature qui tend vers le bon, cela nécessite des efforts a posteriori. Mencius préconise « la cultivation du cœur », c'est-à-dire la formation du tempérament. Hors dans le processus de la cultivation du cœur, Mencius souligne la relation entre le tempérament et le désir : Mencius pense que la méthode pour cultiver le cœur c’est de diminuer les désirs matériels. Si les désirs sont peu nombreux, les pertes de la bonté resteront moindres. Si les désirs sont nombreux, ce que la bonté peut conserver sera bien peu [9]. Dès qu’on atteint la bonté, de même on possède bénévolence, droiture, rites, sagesse, ainsi on obtient un accord harmonieux entre le tempérament cultivé et la nature obtenue [4].

Alors ayant obtenu bonté et nature de bénévolence, droiture, rites, sagesse, que se passe-t-il ? Mencius formule deux thèses :

1) La destinée et la nature. Mencius dit que si nous déployons pleinement la bonne conscience, alors nous pourrons comprendre la nature humaine. Si nous comprenons la nature humaine, alors nous pouvons comprendre la destinée. Si nous continuons à conserver la nature humaine, que nous cultivons la nature humaine, c’est la méthode pour aborder la destinée. Que notre vie soit courte ou longue, nous sommes tous sans enthousiasme, seulement si nous cultivons corps et cœur, attendons la destinée, c’est la méthode d’assumer ses aspirations [6].

Que signifie la destinée ? La destinée c’est la volonté du Ciel, c’est le Ciel qui dicte le destin des Hommes en bas. En même temps, la destinée c’est aussi la loi de la nature, comme [, signifie la raison]. Dans la philosophie chinoise, on pense que le Ciel décide des lois de la nature et des Hommes, ainsi les lois de la nature et des Hommes sont cohérentes. Alors Mencius fait référence au Canon des Poèmes : le Ciel engendre le peuple, chaque chose a ses lois, si le peuple saisit les lois immuables, alors il aimera la bonne conduite [4]. Cette phrase vient expliquer la cohérence qui existe entre les lois de la nature et les règles morales des êtres humains.

Allant plus avant, Mencius élabore ici un cycle : la destinée décide de la nature, la nature implique la dimension des normes morales de bénévolence, droiture, rites, sagesse. Tout d’abord nous voulons pleinement développer ces quatre dimensions, ensuite par le biais de ces quatre dimensions des normes morales nous pouvons réfléchir et comprendre la nature. Ainsi nous pouvons attendre la destinée. C'est-à-dire que le Ciel décide de la nature et des lois du monde de la nature et des êtres humains, nous ne pouvons qu’obtenir notre nature par le développement a posteriori. Du reste, du début à la fin nous ne pouvons que conjecturer à propos du Ciel sans jamais le connaitre.


2) L’homme vertueux. Mencius souligne le caractère de l’homme vertueux dans l’érection du modèle et de l’idéal moral. Mencius pense que tout d’abord ceux qui obtiennent notre nature, par le biais de réflexions a posteriori, sont ceux qui deviennent des hommes vertueux [5]. Ensuite, Mencius dit que la nature de l’homme vertueux ne change pas avec un changement des conditions extérieures, il n’accroit pas sa nature en réalisant ses propres idéaux, elle ne diminuera pas non plus si il devient un ermite destitue, car sa condition est déjà fixe. Bénévolence, droiture, rites, sagesse étant enracinées dans son cœur, la nature de l’homme vertueux n’apparaitra pas sur son visage ni dans ses mouvements, nul besoin de parler, les gens le voient et le savent [2]. Ici Mencius pense que l’homme vertueux non seulement atteint sa nature mais en même temps sa nature se fixe et est indépendante – elle ne change pas à cause de changements extérieurs.


Pour Mencius, atteindre sa nature et atteindre « être naturellement bon » s’accordent, il nous donne aussi un idéal de normes de notre conduite – l’homme vertueux. Pour Mencius, connaitre notre nature, devenir un homme vertueux c’est le but vers lequel doivent se tourner nos efforts. Mais cela ne veut pas non plus dire que nous pouvons ainsi obtenir mérite et fortune dans la société, car le premier forme la base du second [10].


3. Mencius et Lacan

Lacan dans les séminaires discute et met l’accent sur la phrase.

Toutes les discussions du monde sur la nature humaine se bornent à des “donc” et des “c’est pourquoi”

pour démontrer sa notion du « discours sur la nature humaine ».

En fait, même pour les linguistes chinois il est difficile de saisir le sens de cette phrase. Ici, nous allons essayer – en partant de cette phrase – de reprendre les considérations de Lacan et Mencius sur la nature humaine.

Mencius dit :

Toutes les discussions du monde sur la nature humaine se bornent à des “donc” et des “c’est pourquoi”, lesquels ont pour fondement l’intérêt. Ce qu’il y a de détestable dans l’intelligence, c’est cette façon de perforer. Si elle était semblable à l’écoulement des eaux pratiqué par Yu, elle n’aurait rien de rebutant. Le drainage des eaux par Yu consistait à faire en sorte qu’il n’y ait pas d’incidents. Si, elle aussi, suivait sa pente naturelle, l’intelligence n’en serait que plus grande. Si haut que soit le ciel, si lointaines que soient les étoiles, à en chercher le “pourquoi”, on pourrait parvenir sans bouger à calculer le solstice dans mille ans.

La première partie de la phrase « Toutes les discussions du monde sur la nature humaine se bornent à des “donc” et des “c’est pourquoi” » n’a pas donner lieu à des objections, c'est-à-dire que « les Hommes discutent de la nature humaine ». Mais la deuxième partie de la phrase est sujet de grandes discordes, en ce qui concerne le sens de [des “donc” et des “c’est pourquoi”] qui n’a jusqu’à présent n’a pas été déterminé. En 1998 dans la préfecture de Jingmen dans la province du Hubei furent mis à jour des rouleaux de bambou dont un portant le titre de La nature humaine prend son origine du jugement où était écrit : « ce qui engage la nature humaine, ce sont les causes » où justement « nature humaine » et « causes » [ ] sont liées et par là même explique le caractère gu. La nature humaine prend son origine du jugement date d’une période plus ancienne que celle de Mencius et montre la véritable signification de « Toutes les discussions du monde sur la nature humaine » et nous apporte des renseignements importants pour clarifier le « Toutes les discussions du monde sur la nature humaine » de Mencius.

Sur les bambous est écrit :

De façon générale, ce qui fait bouger la nature humaine ce sont les choses extérieures, ce qui supporte la nature humaine ce sont les plaisirs, ce qui engage la nature humaine ce sont les causes, ce qui broie la nature humaine c’est la droiture, ce qui chasse la nature humaine ce sont les forces conditionnelles, ce qui nourrit la nature humaine c’est la pratique, ce qui fait grandir la nature humaine c’est le Dao. [12]

La lecture des érudits se concentre sur « l‘éducation » et « l’apprentissage », dans le sens où ils modèlent et cultivent la nature humaine. Ceci est un point spécifique des écrits sur bambous. Ce qu’il est important de noter, c’est la phrase « ce qui engage la nature humaine ce sont les causes » qui est liée à celle de Mencius « Toutes les discussions du monde sur la nature humaine se bornent à des “donc” et des “c’est pourquoi” » et de laquelle il faut discuter. En se référant à l’exégèse de Liang Tao et de Qiu Xigui, le caractère jiāo [croisement, engager] dans la première partie de la phrase peut être expliqué par le caractère jié comme dans le mot « tempérer, contrôler » [12]. Cela veut dire une activité ou une action liée à l’éducation ou l’apprentissage. En ce qui concerne , en se référant à Liang Tao on a deux sens : l’un effort humain intentionnel et l’autre dans le sens de sagesse, car les deux caractères sont liés comme effort humain et pensée [12]. En même temps Liang Tao fait référence au texte de Qiu Xigui qui lui, rapproche du point de vue du sens, et wĕi qui contiennent tous deux le sens d’habitudes, d’usances [12].

De ce fait, il pense que la phrase écrite sur les bambous doit être traduite par :

En ce qui concerne la nature humaine, ce qui la bouge ce sont les choses extérieures, ce qui l’ajuste ce sont ce que les hommes aiment, ce qui la contrôle ce sont les rites tirées des œuvres classiques, ce qui l‘entraine ce sont les actions droites, ce qui lui permettent de s’épanouir ce sont les forces objectives, ce qui l’éduque et la modèle ce sont les études a posteriori, ce qui la font grandir c’est le Dao de l’Homme.

Si les bambous donnent grande importance à la modélisation et à l’apprentissage de la nature humaine, cela reflète un aspect de base de la discussion sur la nature humaine des anciens. Les anciens pensent que la nature est la direction, le processus et la règle d’accroissement de la vie. La nature a donc besoin de la modélisation et de l’apprentissage a posteriori. De nourrir la nature n’est pas seulement une notion importante des anciens, celle-ci est développée et diffusée par Mencius. Les vers précédents ceux que nous venons de traduire élucident cela aussi : les Hommes ne reçoivent pas instinctivement la nature humaine, mais c’est par les études qu’ils deviennent des hommes. De ce fait, avant Mencius, les hommes liaient déjà nature et étude ensemble, ils pensaient que la nature était donnée par le ciel, elle était innée, mais qu’elle nécessitait a posteriori de modélisation et apprentissage – des études, ceci étant une croyance relativement répandue à l’époque, à laquelle Mencius croyait aussi. Aussi en revenant à « Toutes les discussions du monde sur la nature humaine se bornent à des “donc” et des “c’est pourquoi” » : quand les hommes parlent de la nature, ils pensent aux coutumes et habitudes.

Dans la phrase suivante « … lesquels ont pour fondement l’intérêt. », selon les recherches de Liang Tao et de Qiu Xigui sur les bambous, le caractère de [intérêt] doit être compris comme shùn [obéir] [12]. Et donc cette phrase prend le sens de la modélisation et l’apprentissage des habitudes doivent se soumettre à la nature humaine, avec la nature de bénévolence et droiture comme base. Ceci est conforme aux vues et notions de Mencius.

Mencius dit aussi « Ce qu’il y a de détestable dans l’intelligence, c’est cette façon de perforer. » Donc, , lì et zhì [intelligence, sagesse, connaissance] sont liés ensemble. Mais ce que Mencius entend ici par zhì n’est pas ce qu’il décrit souvent comme sagesse mais comme connaissance venant de l’expérience. Au temps des royaumes combattants durant les 100 écoles confucéennes, certains pensaient que d’utiliser la connaissance n’était pas propice au développement de la nature humaine. Mencius pense lui que la question ne se pose pas au niveau de la connaissance elle-même, mais à savoir comment les hommes doivent se servir de la connaissance. Il emploie pour cela l’exemple du contrôle de l’eau, disant que si nous partons des choses matérielles, et nous plions à la nature des choses alors seulement nous pouvons utiliser pleinement l’endroit clé de la connaissance.

De ce fait, Mencius considère la nature humaine comme un processus dynamique, de développement et non pas comme une essence abstraite et fixe. Sa théorie sur la nature humaine et celle sur les études possèdent un lien intrinsèque, les deux formant un tout organique. Mencius fait grand cas des habitudes a posteriori. Quand il parle de , c’est une forme d’habitudes, de coutume. Ces habitudes sont étroitement liées aux études et aux activités de connaissance [12]. Donc ce passage peut être retraduit par :

La nature humaine dont les hommes parlent, ne signale que les habitudes, c’est tout. L’apprentissage des habitudes doit obéir à la nature humaine comme base. Ce pourquoi les hommes répugnent à la connaissance, c’est parce que ceux qui utilisent la connaissance se donnent des excuses et ne partent pas des choses matérielles. Si les hommes qui utilisent la connaissance étaient comme l’eau sous contrôle, alors les hommes ne répugneraient pas la connaissance. Le contrôle de l’eau (c'est-à-dire de contrôler la nature de l’eau en utilisant la méthode de la canalisation) n’est ni délibéré ni actif. Si ceux qui utilisent la connaissance étaient aussi peu délibérés et actifs, alors la fonction de la connaissance serait grande. Le Ciel est bien haut, les étoiles bien loin, mais si on en comprend les règles de mouvements, alors tous les solstices des mille prochaines années peuvent être calculés [12].

En même temps comme nous l’avons déjà signalé plus haut, quand Mencius désire nous amener à développer notre nature humaine, il y a un moyen important, c’est d’utiliser le « cœur » pour « réfléchir ». Mencius souligne que nous atteignons notre propre nature humaine par le biais de la réflexion. Ce qu’il vaut la peine de noter, c’est qu’auparavant nous discutions de la relation entre nature humaine et les habitudes et les activités de la connaissance qui a trait à la connaissance de l’expérience. Par ailleurs, Mencius souligne la nature humaine que nous développons par la réflexion, qui est la connaissance de la vertu, c’est à dire la morale (bénévolence, droiture, rites, sagesse) [5].

Ainsi, la nature humaine dont Mencius parle peut être divisée en trois dimensions :

        1. 1.La nature humaine de la connaissance – activités de la connaissance

        2. 2.La nature humaine de la morale – bénévolence, droiture, rites, sagesse

        3. 3.Les habitudes de la vie réelle dans lesquelles sont réunies les dimensions psychiques des deux dimensions ci-dessus – la dimension corporelle.

  1. Pour Lacan, lorsque dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, il décrit le sujet comme le « sujet réel », cela indique qu’il abandonne le sujet symbolique qu’il définit dans le premier séminaire. Dans ce sens, Lacan parle de la nature humaine comme Réel. Mais, bien que Lacan souligne que le sujet soit le sujet Réel, dès qu’il quitte ces trous de l’objet a, le seul destin du sujet, c’est d’entrer dans les lois du langage. Donc, le sujet est le « sujet parlant ».

En même temps il souligne l’apparition des pulsions internes, et d’autre part, Lacan va plus avant pour souligner le primat du langage : c’est du fait de l’insertion du langage, que dans la surface plane se créé un trou, et qu’il peut se former une structure psychique. En même temps, le psychisme produit un manque, et ainsi se créé le sujet, or cela est le sujet du manque. On peut dire que pour Lacan, s’il n’y a pas l’entrée du langage, il n’y a pas de sujet. Dès qu’il quitte le Réel, le sujet ne peut que s’attacher aux lois du langage. Donc, la nature humaine c’est « la nature du Réel ». Mais nous ne pouvons deviner « la nature du Réel » que par l’expression indirecte de la nature humaine dans le langage.


En ce qui concerne les théories de Lacan et de Mencius, il nous est peu difficile de voir que leurs points de vue montrent de très grandes différences :

1. A priori et a posteriori : la nature de Mencius est a priori, et elle est donné par le Ciel et possède un code. Notre travail a posteriori est de la développer suffisamment par le biais de notre réflexion et de nos activités. Ainsi nous pouvons conserver notre soumission au Ciel. Il souligne plus le contenu de la nature. Par contre, Lacan pense que si il n’y a pas l’insertion du langage, il n’existe pas de sujet et il n’y pas non plus de nature. Donc la nature de Lacan est une nature a posteriori. Plus avant encore, Mencius pense que toutes nos réflexions et activités a posteriori doivent répondre aux demandes de développement de notre nature. De façon extrême, on peut dire que le symbolique doit obéir aux demandes de développement de la nature, or pour Lacan c’est le contraire. Lacan pense que c’est le symbolique qui décide du sujet, le sujet ne peut que par son appui sur le code du langage pour s’exprimer lui-même. Donc le sujet est le « parlêtre ». De plus, quoi qu’il en soit, le sujet ne peut que s’inscrit à l’endroit de l’Autre et en même temps s’appuyer sur les lois du langage. Ceci veut dire que Lacan parle bien plus de la forme de la nature humaine.

2. Refoulement et inconscient. Pour Lacan, le refoulement c’est un résultat de l’établissement du discours, car l’établissement du discours permet la division du psychisme, formant ainsi le conscient et l’inconscient. La nature ne s’exprime qu’indirectement par le biais de la métaphore et de la métonymie. Par ailleurs, Mencius n’a pas de notion d’inconscient, donc lorsqu’il parle de nature humaine, naturellement cela n’a pas trait au refoulement ni à l’inconscient. Vu d’un autre angle, Mencius n’a pas besoin de parler de l’inconscient, car la théorie de Mencius sert de propositions pour gouverner un pays. De ce fait, son point de vue du début à la fin, se concentre sur l’établissement des lois autour des réalités extérieures. De ce fait Mencius parle de « réflexion ». Mais finalement c’est par les activités extérieures que cela peut être exprimé. Donc on peut dire que Mencius donne une telle proposition de la nature réelle.


Mencius décrit ce qu’est la nature, comment pleinement développer la nature dans la réalité. Alors, les activités qui se conforment à de telles demandes sont l’« être » de la proposition, et celles qui ne sont pas réponses des demandes ou qui ne développement pas pleinement la nature, alors elles sont le « ne pas être » de la proposition. La structure de la proposition de Mencius est horizontale, car il pense que la proposition « ne pas être » ne peut avoir lieu que parce que la proposition « être » n’a pas les conditions nécessaires. En même temps, les tendances de développement des propositions « ne pas être » tendent toutes vers la proposition « être ». Donc par la description d’une telle structure de proposition réelle, extérieure et horizontale, Mencius espère que sa propre théorie pourra aider des souverains à gouverner.

La naissance de la psychanalyse vient de la découverte de l’inconscient, que ce soit Freud ou Lacan, ils soulignent tous la fonction du refoulement, ainsi nous pouvons donner une proposition similaire à celle-ci-dessus :


Si la proposition de la conscience c’est « ne pas être », alors la proposition de l’inconscient c’est « être ». Ces deux propositions dépendent pour leur formation de la structure extérieure du langage. En même temps, la ligne horizontale dans cette structure représente le refoulement, cela montre la structure psychique divisée. D’autre part, ce qui est différent d’avec Mencius, c’est la proposition dont traite la clinique de la psychanalyse qui est « la réalité psychique ».

En comparant la structure des propositions sur la nature de Lacan et de Mencius, on peut aussi découvrir que même si les deux propositions sont des propositions « être », elles ne sont pas pour autant identiques :

1. La proposition de Mencius contient les dimensions psychiques et corporelles, il favorise non seulement l’acquisition de la nature par la réflexion, mais bien plus son expression dans l’activité. Or, la proposition de Lacan est une proposition dans le domaine du langage, c’est du fait que le sujet soit le « sujet parlant », que le psychanalyste ne travaille que dans la dimension du langage.

2. Mencius traite de la réalité extérieure, la psychanalyse traite de la « réalité psychique ». Donc la proposition de l’« être » de la nature humaine de Mencius c’est un critère extérieur réel. Or la proposition de l’« être » de la nature de Lacan c’est la proposition dans la réalité psychique. De plus, elle porte encore plus la caractéristique du sujet, qui n’est pas une proposition absolue.

3. La structure de la proposition de la nature humaine chez Mencius est une structure horizontale. La proposition « être » est une proposition absolue. La proposition « ne pas être » est une proposition subordonnée, qui tend vers la proposition « être ». La structure de la proposition de Lacan est une structure verticale, la proposition « ne pas être » est une proposition absolue et la proposition « être » existe relativement à la proposition « ne pas être », et en même temps elle supporte la construction de la proposition « ne pas être ».

4. Mais sous les propositions de la nature humaine de Mencius et de Lacan il y a le Réel. Le Réel pour Mencius c’est le Ciel, pour Lacan c’est l’objet a. Bien que le Ciel soit extérieur et que l’objet a soit intérieur, Mencius et Lacan ont tout de même un point commun dans leur structure : ils réfléchissent tous deux aux limites du Symbolique dans le Symbolique, ainsi soulignant la structure de leurs propositions.




[1] Dans les bonnes années la plupart des jeunes gens sont nonchalants, alors que dans les mauvaises beaucoup deviennent violents, dit Mencius. Ce n’est pas que le Ciel leur ait donné des tempéraments différents ; ce qui les rend ainsi ce sont les circonstances dans lesquelles leurs cœurs et leurs esprits sont pris au piège… Il faut donc prendre acte de cette similitude entre toutes choses ou êtres de même espèce. Pourquoi en douter uniquement quand il s’agit de l’homme ? Les saints sont de la même espèce que nous.

Maître Long disait : « Je sais qu’il ne fera pas de paniers, celui qui fabrique des sandales sans savoir pour quels pieds. »

Les sandales se ressemblent parce que les pieds humains sont semblables dans les mêmes goûts. Yiya avait le premier discerné les gouts de notre palais. Si le palais à l’égard des saveurs était de par sa nature différent selon les gens, comme chiens ou chevaux diffèrent de nous par l’espèce, comment se ferait-il que le goût, dans le monde entier, suive la façon dont Yiya traite des saveurs ? Pour ce qui est des saveurs, si le monde entier se réfère à Yiya, c’est que le goût, chez l’homme, est semblable partout.

Il en est de même de l’oreille. Pour la musique, si le monde entier se réfère au Maître Kuang, c’est que les oreilles du monde entier sont semblables.

On peut en dire autant de l’œil. Quant à Zidu, il n’est personne au monde qui ne le trouverait beau. Qui ne reconnaîtrait sa beauté, serait aveugle.

C’est pourquoi j’affirme que notre palais à tous connaît les mêmes goûts, que notre oreille entend de la même façon la musique et nos yeux à tous discernent la même beauté dans les couleurs du monde. Pourquoi en serait-il autrement uniquement quand il s’agit de notre cœur et notre esprit ? Qu’est-ce qui en fait l’identité ? C’est la raison et le sens moral. Les saints n’ont été que les premiers à saisir cette identité.

[2] Les rapports de la bouche aux saveurs, de l’œil aux couleurs, du nez aux odeurs, des quatre membres au repos relève de la nature, mais comme il y entre une part qui relève de la destinée, l’homme de qualité ne les qualifie pas de naturels.

L’humanité par rapport aux relations entre père et fils, la justice par rapport à celles entre prince et sujet, la courtoisie dans les relations entre hôte et invité, la discrimination chez le sage et le rapport du saint avec la Voie céleste, tout cela tient au destin, mais comme la nature y entre pour une part, l’homme de qualité ne les qualifie pas de providentiels.

[3] Mencius dit : « le fruit de la bonté est de servir ses parents ; le fruit de l’équité est de suivre les conseils de son frère aîné ; le fruit de la sagesse est de comprendre ces deux points et de n’en pas démordre ; le fruit de la courtoisie est d’orner et de régler ces deux conduites… »

[4] Quant aux sentiments, ils peuvent devenir bons, c’est en cela que sa nature est bonne. S’ils deviennent mauvais, ce n’est pas la faute des facultés de l’homme. Le sentiment de commisération, tout homme le possède en son cœur, comme celui de la honte, celui du respect et celui du bien et du mal. Du sentiment de commisération vient la bonté, de celui de la honte, le sens de l’équité, de celui du respect, la courtoisie, de la connaissance du bien et du mal, la conscience. Bonté, équité, courtoisie, conscience ne viennent pas du dehors pour nous fondre dans leur moule, nous les avons assurément déjà en nous ; c’est simplement que nous n’y pensons pas. Aussi ne dit-on pas : « Qui cherche, trouve », y renoncer, c’est les perdre. Si l’on diffère les uns des autres du double, du quintuple, voire un nombre incalculable de fois, c’est par l’incapacité d’utiliser à fond nos facultés. Comme le dit le Classique de la poésie :

Le Ciel a donné naissance à la multitude,

A chaque être et chose sa norme,

Par le maintien de leur permanence,

C’est belle vertu que le peuple aime.

« Comme il comprenait bien la Voie, l’auteur de cette ode ! — s’était exclamé Confucius —car tout être ou chose possède nécessairement ses normes ; en en maintenant la permanence, les gens aimeront la beauté de la vertu. »

[5] L’oreille et l’œil sont des organes qui ne pensent pas et qui sont susceptibles d’être obnubilés par l’objet. Lorsque deux objets entrent en contact, ils s’attirent et c’est tout. Le cœur est l‘organe qui pense et la pensée permet d’acquérir ce que l’on ne saurait obtenir sans penser, une faculté que le Ciel a mise en nous. Si l’on donne la première place à cette partie majeure, les inférieures ne pourront plus la lui disputer. Ceci fait le grand homme, rien de plus.

[6] Qui exerce à fond les facultés de son cœur et de son esprit, comprend sa propre nature. Qui comprend sa nature, connaît le Ciel. C’est en gardant son cœur et en nourrissant sa nature que l’on sert le Ciel.

Qu’importe la brièveté ou la longueur de notre laps de vie, c’est en cultivant sa personne dans l’attente du destin qu’on l’assume.

[7] Ce qui nous fait affirmer que tout homme est doué de compassion, c’est que toute personne qui apercevrait aujourd’hui un petit enfant sur le point de tomber dans un puits, éprouverait en son cœur panique et douleur, non pas parce qu’il connaîtrait ses parents, non pas pour acquérir une bonne réputation auprès des voisins ou amis, ni parce qu’il détesterait l’entendre pleurer…

La commisération est la racine de la bonté ; le sentiment de justice se fonde sur la honte de ses fautes et l’horreur de celles d’autrui ; l’esprit de renoncement et de conciliation est la base des rites ; la conscience du bien et du mal est le début de la sagesse. L’homme est doué de ces quatre germes innés tout comme il dispose de quatre membres.

[8] Certes, l’eau ne fait pas de différence entre l’est ou l’ouest, mais en est-il de même du haut et du bas ? La nature humaine va au bien comme l’eau coule vers le bas. Il n’est d’être humain qui n’ait en lui la bonté, comme il n’est d’eau qui ne descende. Certes, même l’eau, en la frappant, vous pourriez vous éclabousser plus haut que le front ; en l’obstruant et la canalisant, on lui ferait gravir une montagne. Mais serait-ce dans la nature de l’eau ? Il en serait ainsi par la situation qui la conditionne. On peut conduire l’homme au mal, mais de façon analogue, en faisant violence à sa nature.

[9] La meilleure façon de cultiver son cœur et son esprit est de réduire ses désirs. S’il en a peu, qui veut remplir son rôle d’homme, même s’il souffre de déficiences, elles seront rares ; s’il a beaucoup de désirs, même s’il ne manque pas de vertus, il en aura peu.

[10] Il est des titres conférés par le Ciel et il y a ceux qu’honorent les hommes. Bonté, équité, loyauté, fiabilité et l’amour inlassable du bien, voilà des titres qui sont du Ciel. Duc, ministre, grand officier sont des titres qui viennent des hommes.

Les anciens cultivaient leurs titres célestes et les titres humains en découlaient. Les contemporains ne les cultivent que pour rechercher ceux des hommes. Lorsqu’ils les ont obtenus, il abandonnent leurs titres célestes, ce qui est le comble de l’égarement et ne peut que les conduire à leur perte.

[11] Mencius dit : Toutes les discussions du monde sur la nature humaine se bornent à des “donc” et des “c’est pourquoi”, lesquels ont pour fondement l’intérêt. Ce qu’il y a de détestable dans l’intelligence, c’est cette façon de perforer. Si elle était semblable à l’écoulement des eaux pratiqué par Yu, elle n’aurait rien de rebutant. Le drainage des eaux par Yu consistait à faire en sorte qu’il n’y ait pas d’incidents. Si, elle aussi, suivait sa pente naturelle, l’intelligence n’en serait que plus grande. Si haut que soit le ciel, si lointaines que soient les étoiles, à en chercher le “pourquoi”, on pourrait parvenir sans bouger à calculer le solstice dans mille ans.

[1] - [11] Mencius,Traduit par André Levy,Editions You-Feng Libraire Editeur,2003

[12] - [15] Liang Tao, La nature humaine prend son origine du jugement et Mencius, Colloque de l’université Qinghua sur les Classiques, 2002.

[16] Ge Zhaoguang, Histoire de la pensée chinoise, Vol. 1, p. 161, Presses de l’université de Fudan.



 

Comparaison de [xìng] chez Mencius et Lacan


Wu Riu


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Traduction de Violaine Liebhart

Entre [ ] sont les commentaires de la traductrice