La rencontre avec les psychanalystes chinois apporte une extériorité stimulante obligeant à reconsidérer d’une part, la place de la cure en institution et en cabinet privé dans un pays où la liberté de parole reste à trouver, d’autre part, la poursuite du travail de traduction des concepts freudiens et lacaniens nécessitant la création de nouveaux « idéophonogrammes » avec l’aide des sinologues.

Transmettre en Chine cette expérience fondée sur le langage est un pari à tenter pour les psychanalystes lacaniens d’aujourd’hui.




COUTUMES ET TRADITIONS


En 1644, les Mandchous, « barbares du Nord », s’emparent du pays des Hans, et se sinisent.

La Chine mandchoue développe un commerce avec les nations étrangères, c’est une nouveauté car cette activité relevait jusqu’alors des seules prérogatives de l’empereur.

Avant leur prise de pouvoir

Sans curiosité réelle pour les parties lointaines du monde qui n’avaient pas reçu les enseignements de ses Sages. Économiquement auto-suffisant, supérieurement cultivé, [l’Empire] estimait n’avoir rien à prouver, ni aucun défi à relever.

écrit Catherine Coulomb (1)

L’Europe des Lumières commence alors à prendre le modèle chinois en considération.


Au tournant du premier millénaire avant notre ère, alors que l’idée de Dieu se maintient en Europe, les Chinois abandonnent progressivement l’idée du « Seigneur d’en haut », Shangdi, sans pour autant la critiquer, pour la remplacer par la notion de Ciel.

Dans un monde sans révélation ni Dieu créateur, le principe d’une transmission de la vie reçue des parents est jugé primordial, le respect à leur égard s’est développé, notamment à travers le culte des ancêtres, dès la plus haute antiquité.

D’aller voir comment la Chine n’a pas pensé (ontologiquement) le « il n’existe pas » (« néant ») fait apparaître autrement - non dramatiquement - la mort ; ou comment elle n’a jamais posé la question de l’existence de Dieu (ses preuves, etc.) fait apparaître autrement la vie – elle n’est plus le fameux « pari », etc. (2)

La croyance d’un monde matériel habité par de puissantes forces invisibles, perdure. Le réel est infesté par une dimension religieuse diffuse de docilité au cours des choses. Cette soumission permet d’espérer satisfaire un désir d’emprise. La fonction du Sage, repose sur cette croyance, c’est un composé chimérique de théurgie et d’humanité, et comme tel, transformé en réservoir inépuisable d’ascendant moral et de force d’influence, mais aussi de possibilité d’identification, tout le monde ayant la possibilité de le devenir. Le propre de la sagesse est de faire coïncider tous les points de vue dans son propre point de vue.


De ce fait, le désir d’emprise sur les techniques venues de l’Occident s’est développé, avec la recherche permanente d’en retirer le maximum de profit et d’efficacité.
François Jullien pointe le clivage entre une pensée du Processus (qu’éclaire le Dao chinois) et une pensée de l’Être (dans laquelle se déploie la philosophie grecque).


L’autonomie de l’être, est un concept qui va de soi pour un Occidental ; il s’oppose, pour un Asiatique (pas seulement Chinois) marqué par la tradition confucéenne, à celui, pour lui tout « naturel », de l’appartenance obéissante, appelée aussi piété filiale. Être, c’est être en lien ou, plus exactement, être situé par des liens. Exister par soi-même est donc aussi inattendu que de jouer au ping-pong seul. L’identité n’existait qu’au sein d’un rapport binaire. (3)


La famille est structurée de telle sorte que les adultes dépendent, durant toute leur existence, d’un engagement de leurs enfants à leur égard, aussi bien comme force de travail que pour satisfaire à leurs besoins matériels dans leurs vieux jours, même s’ils vivent en Occident.


 La vie de l’enfant ne lui est pas « donnée » comme en Occident. Elle lui est « prêtée »… chaque rang au sein de la lignée comme de l’alliance, est assigné dans la langue à une appellation spécifique, rendant souvent, et aujourd’hui encore, secondaire l’usage du prénom. (4)


Zheng Lihua ajoute avec raison que « la particularité de la face chinoise, c’est qu’une partie de cette face est inhérente à l’individu [...]. Les règles sociales basées sur les liens de sang s’intériorisent en partie chez l’homme et deviennent une face intérieure » (5). Celle-ci concerne la psychanalyse.



L’ARRIVÉE DE LA PSYCHANALYSE EN CHINE


Le mouvement du 4 mai 1919 : les Lumières à la chinoise


Les deux mots d’ordre les plus connus de ce mouvement sont « Science » et « Démocratie ».

L’acte officiel de naissance de l’occidentalisation de la langue chinoise contemporaine a eu lieu à l’occasion du mouvement du « 4 mai » 1919, véritable révolution culturelle. La langue classique (35 siècles d’histoire) est à cette occasion déclarée hors d’usage.


Le langage, et sa structure sont allégrement mis de côté, alors qu’ils sont au cœur des enjeux de 1919. Famille ou soi-même, baihua, ou écriture à l’ancienne : tels sont les débats de ce mouvement qui convoque simultanément psychologie et psychanalyse, relation et rapport… (6)



Les premières lectures freudiennes en Chine


Zhang Dongsun, proche de Liang Qichio, un des inspirateurs du mouvement du 4 mai 1919, publie en 1921 le premier écrit psychanalytique visant à stimuler l’intelligence du peuple et à le cultiver, dans la revue Minduo (Le tocsin de la nation).

Il souhaite présenter avec précision la démarche globale de la psychanalyse freudienne, en utilisant des concepts spécifiques qu’il a établi à partir d’une bibliographie anglaise étonnante aujourd’hui, mais non négligeable :

    - L’Interprétation des rêves

    - Psychopathologie de la vie quotidienne

    - Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci

    - Le Mot d’esprit et ses relations avec l’inconscient

    - Introduction à la psychanalyse

également des compagnons de Freud : Ferenczi, Adler, Jung, Jones, Brill et des auteurs moins importants.


Zhang Dongsun, souhaite se faire le passeur de cette « méthode d’interprétation de la vie psychique, que l’on voit partout en Chine mais à laquelle aucun texte ne s’est consacré pour en proposer une introduction. » (7)

Bien que très critique sur l’importance donnée par Freud à l’infantile sexuel, il conserve un attrait envers la psychanalyse. C’est un résumé général où il est question des Études sur l’hystérie, d’Anna O., de Breuer, de la talking-cure, du chimney-sweeping, mais il ne rend pas compte d’une clinique en cours.

Dans un ouvrage de cette époque, cent pages resserrées font référence aux ouvrages de Freud :

    - Au-delà du principe de plaisir

    - Totem et tabou

    - L’Interprétation des rêves

    - Psychologie des masses et psychologie du moi

    - Collected Papers en quatre volumes de E. Jones.

Les ouvrages de Jung font aussi l’objet d’un certain intérêt.

Zhang Dongsun souligne qu’il ne faut pas confondre la psychanalyse avec une étude du psychisme qui se rapprocherait de la psychologie, cependant il bute sur la sexualité et le rapport au désir.


Gao Juefu, professeur et vice-président de l’université de Nankin, continue de faire connaître la psychanalyse en Chine.


Zhang Shizao, futur homme politique chargé des questions d’éducation, séduit par la pensée freudienne, écrit à Freud le 27 mai 1929, celui-ci lui répond une lettre brève :

Il rédige une lettre enthousiaste à Freud, expliquant que chaque famille chinoise devrait posséder un de ses livres, et demande eau savant ce que la psychanalyse pourrait faire pour la Chine. Pensée de progrès, donc programme de changement… Freud, indifférent pour ne pas dire sceptique à une application progressiste de la psychanalyse, répond à l’ancien ministre qu’il ne connaît pas directement son pays, ses préoccupations, et que c’est par le truchement de livres qu’il a évoqué cette civilisation qu’il admire ; il invite poliment son interlocuteur à se mettre au travail en développant lui-même des échanges qu’il appelle de ses vœux, selon la forme qu’il lui conviendra. (8)


Freud, comme tous les intellectuels de son pays s’intéressait un peu à la Chine :

On pourrait voir une autre variante de fétichisme, mais ce serait, cette fois aussi, un parallèle tiré de la psychologie comparée, dans cet usage chinois de commencer par mutiler le pied de la femme puis de vénérer comme un fétiche ce pied mutilé. On pourrait penser que le Chinois veut remercier la femme de s’être soumise à la castration. (9)


Adolf Storfer, l’éditeur de Freud, arrive à Shanghai en 1939, fuyant l’antisémitisme.



Les différents courants


• L’influence des Etats-Unis

Dans les années 1930, un sociologue formé aux Etats-Unis, Bingham Dai, rencontre Harry Sullivan, et effectue une psychanalyse avec Léon Saul lui-même en contrôle avec Karen Horney. Il accepte un poste d’enseignant au département de neurologie et de psychiatrie à l’hôpital de Pékin et forme des médecins chinois à la psychothérapie jouant le rôle de contrôleur.

L’influence américaine continue avec John Dewey, philosophe-éducateur, chantre du learning by doing, a dirigé à Chicago une école expérimentale, sa méthode s’oppose à la mémorisation de la tradition et des commentaires, consistant à apprendre par cœur l’instruction des lettrés impériaux.

   

• L’influence française

Georges Soulié de Morant, polyglotte connaissant la langue chinoise est envoyé en Chine et rencontre la vieille impératrice Cixi, il devient consul à Kunming. C'est lui qui a introduit l’acupuncture en France. Par le biais des enfants sur la plage, il rencontre Marie Bonaparte. Celle-ci lui demande un article sur la psychologie en Chine pour sa Revue de psychanalyse.

Antonin Artaud, Georges Devereux, anthropologue, Angelo Hesnard, médecin de la coloniale, proche de Lacan, contribuent aux apports français.

La présence française, sur le plan médical est importante : en 1937, 70 hôpitaux catholiques français avec une capacité de 5 000 lits.

Cependant la filière française s’efface devant la filière anglo-saxonne ou américaine.

Reste qu’un Freud Fuluoyide, est bien apparu en Chine, anglicisé par la langue dans laquelle on le lit ou on l’a entendu (à la Clark University) ; un Freud dont on salue la modernité, le dégagement de la tradition confucéenne. Ce freudisme trouve momentanément, et sous certaines conditions, un air favorable dans la Chine des années 1920. (10)


• L’écrivain Lu Xun a une réelle audience parmi la jeunesse et les intellectuels chinois, dans son livre « Le journal d’un fou » publié en 1918 il reprend des concepts freudiens, le refoulement et la sublimation suscitent chez lui un grand intérêt, cependant l’importance freudienne de la sexualité et de l’infantile est vivement critiquée.


- Mais, du fait du rapprochement entre la Chine et l’Union Soviétique, les théories de Pavlov ont une influence grandissante. Le surgissement du maoïsme amène la fermeture des frontières et met en place la Révolution culturelle dont l’idéal est d’être « un parmi d’autres », il n’y a plus de place pour l’inconscient.


• Zhong Youbin, ami de Mao, enseigne aux étudiants en psychiatrie une psychologie aux couleurs de la Chine selon deux directions :

- la première, enseignée à l’Université, est académique et coupée de toute pratique

- la seconde est mise en pratique dans les instituts au service de l’éducation des masses, il s’agit de promouvoir un homme nouveau ou de le rééduquer.

• Cependant à Taïwan les livres de psychanalyse circuleront sous le manteau, après 1976 (mort de Mao), dont la Traumdeutung, mine d’or pour Huo Datong et Dai Sijie



La psychanalyse sous Mao Zedong


La fermeture radicale de la Chine entre 1955 et 1975 a pour effet de mettre de côté la psychanalyse. Pendant cette période les « communistes libéraux » préfèrent les nouvelles psychologies et psychothérapies axées sur le comportement de l’individu, proches du communisme et des exigences de marché du néo-libéralisme.
Les réticences vis-à-vis des théories sexuelles infantiles se maintiennent, ainsi que le « meurtre du père » du fait du soutien culturel à la famille dans la tradition.

On cherchera en vain dans les religions chinoises, la condamnation du pouvoir et de la domination qu’on trouve dans le judaïsme et le christianisme. Le confucianisme et le taoïsme reposent… sur le respect du pouvoir et de la domination… explicite et justifie moralement dans le confucianisme, implicite et justifié indirectement dans le taoïsme par le culte de l’efficacité cachée.

écrit Jean-François Billeter (11)


Pour Gao Juefu, traducteur et enseignant de psychologie de tendance jungienne, respecté à l’Université de Pékin, inconscient et sexualité ont peu de liens. C’est pourquoi la psychanalyse n’en finit pas d’être balbutiante, rarement affirmée.


Un espoir demeure du côté de Cong Zong, professeur à l’Institut d’hygiène mental de l’Université de Pékin (hôpital n° 6), celui-ci est en contact avec Eric Porge et Rainier Lanselle considérant qu’un psychanalyste se doit d’être analysé et contrôlé. Il affirme que les effets de la différence des coutumes et des origines ne modifient pas les contenus mentaux :

On a cru que les activités psychiques des Chinois ne pouvaient être autant influencées par la sexualité que celles des Occidentaux. Mais depuis que nous traitons les troubles mentaux des patients, l’analyse de leurs activités mentales nous révèle que les Chinois ont bien un inconscient, et que leur personnalité dépend du ça, du Moi et du Surmoi. Les événements de l’enfance ont des conséquences dans leur vie présente et le désir sexuel joue un rôle dans les activités mentales des Chinois, pas moins qu’en Occident. La psychanalyse opère sur les cas chinois de la même manière qu’en Occident. C’est un fait clinique qui nous montre qu’introduire la psychanalyse en Chine ne contrevient pas à nos modes de pensée à la chinoise… Si la psychanalyse peut traiter avec succès certains troubles psychologiques des Chinois, si elle est à même d’élever le niveau de santé mentale en Chine, il faut l’étudier attentivement, l’assimiler sérieusement et l’appliquer avec discernement aux cas cliniques. Peu importe qu’elle soit d’importation ou de chez nous… [Analyse des préjugés et des malentendus au sujet de la psychanalyse, inédit] (12)





Le Centre de psychanalyse de Chengdu : Huo Datong


Un étudiant en philosophie, chinois, Huo Datong, 32 ans, souhaite entreprendre une psychanalyse avec Lacan, mais il n’est pas au courant de son décès cinq ans plus tôt. Son ami Dai Sijie, fait son portrait dans Balzac et la Petite Tailleuse chinoise sous les traits du « Binoclard », un dévoreur de livres (13). L’écrivain trouve l’adresse de Michel Guibal par l’intermédiaire de la sœur de celui-ci, le psychanalyste accepte de recevoir ce Chinois et la première séance a lieu en septembre 1986. Le travail se poursuivra jusqu’en 1992.

Pour cet ancien petit garde rouge, l’idéal marxiste s’est effondré, c’est une des raisons qui l’amène à souhaiter entreprendre une cure, il a lu L’Interprétation des rêves avec un très vif intérêt.

Après un séjour à Pékin en 1994 et à Chengdu, destiné à réunir des documents, il rédige sa thèse, sous la direction de Michel Cartier, « Mythes de la naissance du Fils du Ciel. Étude de la formation de l’inconscient chinois ». Il s’agit de l’étude des rapports filiaux en l’absence d’un complexe d’Œdipe. Il revient à Paris pour soutenir cette thèse qui lui permet d’obtenir un poste universitaire à l’Université du Sichuan.

De retour en Chine, il fonde le Centre de psychanalyse de Chengdu, et développe un rapport entre enseignement universitaire et formation de psychanalystes au sein de l’Université du Sichuan, au sud-est du pays. À la demande d’information sur la date officielle de la fondation du Centre de Psychanalyse de Chengdu, Huo Datong répond par e-mail ce 24 décembre 2009 : « Un statut officiel de notre Centre fut obtenu en 1999, car je viens de voir notre premier bulletin qui parut en été 1999 et qui portait déjà le nom de notre Centre ».

Il aurait été dangereux d’exercer en privé, une fonction qui se fonde sur le concept de la liberté de parole, tenant compte de la liberté très limitée acceptée en Chine depuis une dizaine d ‘années. Travailler dans une institution de l’État donne une protection universitaire, permet de dispenser un enseignement des textes fondateurs de la psychanalyse et crée une demande chez les étudiants

à travers leurs paroles, j’ai bien entendu le même désir que le mien, bien que les symptômes soient très différents. Ce même problème s’énonce : pourquoi doit-on faire reconnaître son désir par la parole analytique et non par le savoir qu’ont enseigné les professeurs à l’université ? (14)


Huo Datong théorise peu à peu son travail et l’expose :

- L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise, texte disponible sur le site lacanchine. com

- L’inconscient est structuré comme un caractère chinois, au cours d’un entretien avec Philippe Porret à Chengdu en 2006

- Je conçois l’inconscient comme étant structuré de la même façon que les idéogrammes, il s’agit d’un entretien dans le film Œdipe en Chine produit par la chaîne Arte et écrit par Viviane Dahan, Maria Landau ainsi que Beaudouin Koenig.

Premièrement, c’est par la composition des mots, par le contexte, que l’on réduit l’ambiguïté dans l’échange de la parole ; deuxièmement, c’est par l’écriture, surtout par les idéophonogrammes dont l’une partie représente le son et une autre partie, la figure, que l’on règle la grande confusion qui résulte de ce qu’une seule syllabe représente plusieurs ou quelques dizaines de mots. en ce sens, nous pouvons dire que la langue chinoise se compose de deux parties dont l’une est la langue quotidienne qui contient 2 000 à 3 000 mots de base, et l’autre, la langue écrite, qui comprend plus de 40 OOO mots. [...] La langue chinoise dépend beaucoup plus de l’écriture que les langues inflexionnelles telles que le français, l’anglais, l’allemand, etc. Or ce qui nous intéresse ici, c’est ceci : la structure de l’écriture chinoise étant plus compliquée que l’écriture alphabétique, elle nous offre une clé, ou bien un nouveau point de vue pour comprendre la formation de l’inconscient. C’est-à-dire une analyse de la construction du sinogramme peut nous aider à comprendre la structure de l’inconscient, son clivage et ses opérations. (15)


Saisir les rapports de la parole à l’inconscient revient donc pour l’analyste… à écouter ce qui s’écrit dans ce qui s’entend, ce que Philippe Porret pour répondre à Huo Datong formule : « les formations de l’inconscient – rêves et lapsus plus manifestement - révèlent une structure d’écrit tout en se disant » (16)


Le Centre psychanalytique de Chengdu forme des analystes, c’est le seul mouvement en Chine qui assume la question de son autorisation de manière autonome, ce qui n’empêche pas les contacts permanents entre ces jeunes analystes avec les collègues étrangers, français pour la plupart, pour des supervisions, des colloques, des séminaires.

Le recours aux psychanalystes étrangers a l’avantage d’éviter les difficultés liées à l’étroitesse du groupe, le Centre de Chengdu comporte une cinquantaine de membres qui lisent Lacan en français, quelques-uns viennent continuer leur formation en France en vue de l’obtention d’un Master ou faire une thèse, continuer leur analyse avec un analyste de langue française    
L’Institut qui dispense cette formation ne dépend pas de la Faculté de psychologie mais de l’Institut de gestion et relations humaines, ce qui donne une garantie d’indépendance.

L’Université de Chengdu est un lieu de moindre contrainte politique ou intellectuelle pour cet enseignement et la formation des psychanalystes.


Un DEA de psychanalyse est en cours de création, les étudiants qui souhaitent devenir psychanalystes, ils sont maintenant une douzaine, entreprennent une cure à raison de trois séances par semaine avec un analyste du Centre, les séances sont à durée variable « C’est un bon coup signifiant, frappant singulièrement la membrane tympanique de l’analyste qui lui fait couper naturellement la séance » dit Huo Datong.


Ses deux collègues et analysants, Qin Wei et Zhang Jingyan sont devenus eux-mêmes analystes et didacticiens, ils reçoivent des analysants qui veulent devenir psychanalyste. Ces praticiens sont diplômés d’autres disciplines souvent scientifiques, parfois littéraires, ils ne sont ni psychologues, ni psychiatres.


Les psychanalystes français au Centre de Chengdu


- Michel Guibal vient à Chengdu en 2000 pour la première fois pour « inséminer » ses collègues chinois pratiquant la psychanalyse (17). Son intérêt pour l’autisme l’amène à rencontrer Madame Tian huiping directrice d’un centre pour enfants autistes à Xingxing yu, il s’y rendra plusieurs fois recevant environ 150 familles venant de toutes les régions de Chine, il consulte selon la méthode de l’écoute psychanalytique, guidé par le ton de la voix des patients, leur émotion et quelques mots chinois de sa connaissance, recourant à l’aide des traducteurs avec modération selon sa propre demande.

- L’AIPEC, Association interaction psychanalyse Europe Chine, constituée autour de Michel Guibal, organise en avril 2002 à Chengdu, un Symposium international, animé par Michel Guibal, Pascale Hassoun, Henri Fontana, Laurent Cornaz.

- Pascale Hassoun, Monique Tricot viennent chaque année pour des supervisions.

- L’Interassociatif européen de psychanalyse admet le Centre de Chengdu comme membre en 2004.
- Un colloque franco-chinois organisé par Robert Lévy et Huo Datong a eu lieu en avril 2009 : Écouter l’enfant. Au regard de Françoise Dolto. Claire Arnaud-Gazagnes, Françoise Crozat, Pascale Hassoun, Robert Lévy, Monique Masson, Florence Méry, Monique Tricot exposent leur élaboration théorique et leur pratique avec les enfants. Du côté des psychanalystes chinois, Huo Datong, Liu Jin, Tao Xing Hua, Wang Yan, Zhao Min et Xu Dan exposent leur travail.

Huo Datong prend en considération le conflit à la fois interne et externe entre sa culture et une culture étrangère. Pour cette raison il propose à ses analysants

trois formations dont la première est la cure, la seconde la formation théorique de la psychanalyse et la troisième celle de la culture chinoise. Ces trois formations sont considérées par mes élèves comme « un nœud composé de trois ronds avec lequel on pourra peut-être arriver à reconnaître une singularité à chaque niveau : une singularité au niveau de l’individu par rapport aux autres individus, une au niveau de la culture chinoise par rapport aux autres et une au niveau de l’être humain par rapport aux autres êtres, les animaux, les végétaux, les astres, etc. (18)


 


DIFFICULTÉS DANS LA TRADUCTION DES CONCEPTS ET LA TRANSMISSION


Le chinois et la fonction du signifiant selon Lacan


De retour de Pau, après sa démobilisation, Lacan rentre à Paris et se rend à l’École des Langues orientales pour étudier le chinois, il suit les cours de Paul Demiéville de 1943 à 1945, il poursuivra cette étude à partir de 1969 avec François Cheng. À l’occasion de son Séminaire du 20 janvier 1971 Lacan déclare :

Je me suis aperçu d’une chose, c’est que, peut-être, je ne suis lacanien que parce que j’avais fait du chinois autrefois…

Je donne un exemple dans Mencius, qui est un des livres fondamentaux de la pensée chinoise. Il y a un type, qui est son disciple, et qui commence d’énoncer les choses comme ceci – ce que vous ne trouvez pas du côté yan – c’est le discours – ne le cherchez pas du côté de votre esprit. Je vous traduis par esprit le caractère xin, qui veut dire le cœur, mais ce qu’il désignait, c’était bel et bien l’esprit, le Geist de Hegel… Et si vous ne trouvez pas du côté de votre esprit, ne le cherchez pas du côté de votre zhi, c’est-à-dire de votre sensibilité… Si vous n’avez pas trouvé au niveau de la parole, c’est désespéré, n’essayez pas d’aller chercher ailleurs, au niveau des sentiments. (19).

Ce Séminaire XVIII, également appelé « Séminaire chinois » est cependant contesté par les sinologues qui en dénoncent les effets imaginaires. Il a privilégié la tradition lettrée de la Chine classique coupée de sa tradition orale et de sa richesse culturelle et mystique.


Lacan se réfère aux classiques de la philosophie chinoise :

- les Quatre Livres et en particulier le Mencius (Mengzi)

- le Shiing ou Livre des Odes

- le Daodejing (Livre de la Voie et de sa Vertu) de Laozi

- le Yijing (Livre des transformations)

Il cite aussi un livre sur la peinture Propos sur la peinture du Moine Citrouille amère de Shitao et s’intéresse à l’opéra chinois.


Dans son Séminaire du 10 février 1971, il va jusqu’à dire que le chinois l’a aidé à généraliser la fonction du signifiant, cette langue est pour lui un outil, la combinatoire des éléments qui se substituent les uns aux autres et se déplacent, évoquent la description de Freud du travail du rêve :

Je me suis seulement documenté, dans l’espoir d’y trouver des analogies avec les indéterminations des rêves, et mon attente n’a pas été déçue… chaque syllabe a en moyenne dix significations, il faut citer l’association de deux syllabes en un seul mot et la prononciation de la même syllabe sur quatre « tons » différents… cette langue ne possède pour ainsi dire pas de grammaire. Il n’est pas un seul mot monosyllabique dont on puisse dire s’il est substantif, adjectif ou verbe et aucun mot ne présente les modifications destinées à désigner le genre, le nombre, le temps, le mode. La langue ne se compose ainsi que de matériaux bruts, de même que notre langue abstraite est décomposée par le travail d’élaboration en ses matériaux bruts, par l’élimination de l’expression des relations. Dans la langue chinoise, la décision, dans tous les cas d’indétermination, dépend de l’intelligence de l’auditeur qui se laisse guider par l’ensemble. On nous assure cependant que, malgré ces indéterminations, la langue chinoise constitue un excellent moyen d’échanges d’idées. L’indétermination n’a donc pas pour conséquence nécessaire la multiplicité de sens. Nous devons cependant reconnaître qu’en ce qui concerne le système d’expression du rêve, la situation est beaucoup moins favorable que dans le cas des langues et écritures anciennes. C’est que ces dernières sont, après tout, destinées à servir de moyen de communication, donc à être comprises d’une façon ou d’une autre. Or c’est précisément ce caractère qui manque au rêve. Le rêve ne se propose de rien dire à personne et, loin d’être un moyen de communication, il est destiné à rester incompris. (20)


Jean Allouch fait remarquer qu’une

grande partie des idéogrammes chinois sont forgés sur un appui homophonique… Ainsi le mot dongxi, qui est le nom pour « chose », s’écrit-il avec deux caractères dong et xi, sans plus se préoccuper du fait que le premier signifie « Est » et le second « Ouest ».

Seule est prise en compte l’homophonie qui intervient d’une façon qui peut d’autant plus être dite hors sens qu’elle détache, de par l’opération elle-même du rébus, le caractère pour dong et le caractère pour xi de l’objet auquel chacun renvoie, pour ne s’intéresser qu’au rapport du caractère avec le signifiant du nom de l’objet. (21)


Le mot est un condensé d’équivoque, pour cette raison l’interprétation d’un terme dépend de sa place dans la phrase, et de sa prononciation, le chinois est une langue tonale.

Erik Porge écrit : « L’écriture chinoise est exemplaire du signifiant en ceci qu’elle est exemplaire de sa nature combinatoire, à la fois dans la phrase et dans sa composition. » (22)




Les sinologues


Les sinologues sont les « passeurs » qui permettent d’aborder la Chine, l’épaisseur de sa langue, les traditions.

D’abord les travaux des Jésuites, l’italien Matteo Ricci (1552 – 1610), puis beaucoup plus tard ceux des Français Amiot (1718-1793) et Attivet (1702 – 1768) restent isolés.

Dans l’Imaginaire des Lumières, l’Orient est un objet d’élection.


Sylvestre De Sacy (1758 – 1832) est à l’origine de l’enseignement du chinois.

J.-P.Abel-Remusat (178_-1832) rédige un Essai sur la langue et la littérature chinoise en 1811.

Edouard Chavannes (1865-1910), normalien, anthropologue, archéologue, est envoyé en mission à Pékin.

Ses élèves, Paul Pelliot, linguiste, Marcel Granet, sociologue, Henri Maspéro, historien, continuent la transmission de la langue et la culture chinoise en France, après eux Marcel Mauss (1872-1950).

Le musée Guimet est fondé en 1889 est fondé par Émile Guimet, industriel lyonnais, après ses voyages en Asie.


Après la seconde guerre mondiale, la France perd son influence en Asie, les Français quittent l’Indochine.

Les sinologues de l’après-guerre sont Jacques Gernet (né en 1921), historien au collège de France, Paul Demiéville (1894-1979), suisse, grand voyageur, maître chinois de Lacan.


À partir de 1950, commence une ère de glaciation. La France est mise dehors, contrairement à la Suisse qui reconnaît la République populaire de Chine, ce qui permet au sinologue suisse Jean-François Billeter de continuer son travail. Les Américains se replient à Taïwan et les Anglais à Hong-Kong.


La Révolution culturelle commence en 1966, tandis que la France traverse deux ans plus tard les événements de mai 1968, la Chine à la française s’imaginarise et se scinde en deux :

- celle des spécialistes

- celle des penseurs, agitateurs, « idiots utiles » pour reprendre l’expression de Lénine, idéalisant la Révolution culturelle, dans une sorte de méconnaissance de ses répressions, ses déportations, ses massacres.


Puis la Chine ouvre à nouveau ses portes. En 1974, Roland Barthes entreprend un voyage auquel Lacan devait participer, mais des circonstances extérieures l’en empêchent.

François Jullien, normalien, philosophe, helléniste y fait un long séjour dans le souci de trouver une extériorité stimulante à sa discipline. Dans son livre Chemin faisant…, il reprend l’art de la polémique et critique la misère intellectuelle de la sinologie. Jean-François Billeter contre-attaque, reprochant à Jullien de se retrancher derrière les « droits du philosophe » quand le discours est contesté.

Depuis la ré-ouverture de la Chine les sinologues confrontent leur expérience avec celle des psychanalystes.
Anne Cheng, fille de François Cheng, écrit deux ouvrages sur la pensée chinoise ; Joël Thoroval y contribue, il est le premier sinologue qui cite Lacan et ses Quatre discours.

Un autre sinologue, Rainier Lanselle, devient psychanalyste et note le paradoxe dont tressaille la langue chinoise :

dans le rapport de l’écrit à la langue. L’écriture chinoise nous parle peut-être en effet comme aucune autre de ce qu’il en est de ce rapport : quelque chose à la fois d’une mise en relation et d’une coupure radicale. (23)


En Chine l’écrit est quotidien, tous les programmes télévisés sont en permanence sous-titrés en hanzi, écriture commune à tous.

Les Chinois sont réticents à toute réforme de leur langue écrite. Actuellement il est question de modifier 44 caractères (sur les 47 037 caractères répertoriés) ! Selon Ma Jinglun, professeur de linguistique de l’Université de Nankin, les caractères chinois jouent « un rôle social et psychologique » important dans l’histoire et la culture de l’Empire du Milieu comme puissant facteur d’unification. Pour Sun Xiaoyun, calligraphe renommé « cette réforme n’est pas nécessaire : ce qui est essentiel, c’est que le sinogramme transmette correctement le message. Sa forme en elle-même importe peu ». Dans l’agacement des Chinois, Dong Qiang, professeur de français et de littérature comparée à l’université de Pékin voit d’autres motifs :

Je vois dans l’actuelle controverse un conflit entre « la technocratie progressiste » — qui justifie la réforme comme une tentative pour mieux standardiser l’écriture et une adaptation au besoin de l’ère Internet — et une nécessité de s’enraciner sur le plan culturel à travers l’écriture… cette hostilité à la réforme reflète un état d’esprit des Chinois d’aujourd’hui qui en ont assez que tout soi décidé par le haut, par de soit-disant « experts ». (24)



Les modalités de traduction


Les Chinois ont traduit les ouvrages de psychanalyse en mandarin, à partir de l’anglais le plus souvent, parfois de l’allemand, du japonais, ou du français. Les mots ne sont pas traduits à l’identique, le Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis est correctement traduit en 2002 par Wang Wenji et Shen Zhizhong, il est disponible à Taïwan et peu utilisé sur le continent.

La traduction de Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse est en cours par le groupe de Chengdu, c’est un travail collectif dont l’éthique du bien-dire se rapproche d’une possible transmission.


Les pratiques de traduction sont différentes :

Pour François Jullien :

Traduire, c’est déjà nécessairement comparer même de façon implicite -, je n’hésiterai pas non plu à -comparer. Car il me faut bien, d’une part, « assimiler » en tentant des rapprochements possibles ; en même temps que désassimiler, pour respecter l’écart en jeu et ne pas laisser perdre cette autre intelligence Parfois même, ce va-et-vient de l’analyse se redouble et se croise, l’analogie se faisant et se défaisant des deux côtés ; mais, loin d’être un jeu stérile, c’est par lui seul que se fraye un chemin vers la « com-préhension ». (25)

Pour Jean-François Billeter, ce qui compte c’est la proximité d’expérience.


Rainier Lanselle est sinologue et psychanalyste, il a accompagné Erik Porge à Pékin lors des présentations de malades. Selon lui, la langue chinoise n’était pas a priori outillée pour dire, et dans ses termes, quelque chose de la psychanalyse.

Au départ, la langue chinoise n’est pas adaptée pour distinguer à la manière des Occidentaux, les questions psyché-soma, le statut du sujet et de l’objet, la question de la science, de l’être, de la vérité, le statut de la parole, la question du symptôme. Créer des mots tels que : analyse, transfert, refoulement, complexe, symbolique et autres, pose problème.

Il fallut les inventer et la tâche fut donc énorme, cependant aidée par l’une des qualités de la langue chinoise, à savoir la grande facilité avec laquelle elle crée des mots nouveaux.


Le chinois forme des néologismes avec quelques inconvénients :

- emploi de mots avec manque de rigueur

- risque de flottement

- sur-interprétation ou au contraire affadissement de mots qui sont précis en français

- réduire un terme à un de ses effets

- réduire le savoir au savoir-faire

- sur-multiplication terminologique, par exemple il existe douze traductions pour le « ça ».


Il a été difficile de trouver un terme qui traduise au plus près « psychanalyse », pour aboutir au choix du terme jingshen. Les idéogrammes chinois qui symbolisent le « cœur » et la « puissance » sont combinés. Voici ce qu’en dit R. Lanselle :

C’est tout le réel qui comporte du jingshen, dans une conception où le matériel et le spirituel ne sont pas constitués en deux ordres séparés, et où l’individu n’est en quelque sorte qu’un moment d’une vaste chaîne incluant le visible et l’invisible.(26)


La première acceptation du terme parle à tout chinois, et appartient à son patrimoine. C’est un mot de la Chine chinoise, si l’on nous pardonne cette redondance ici nécessaire. Le second usage appartient aux intellectuels, qui, dans l’esprit de la République, s’ouvraient, comme on l’a vu, à l’Ouest. Jingshen a mis ainsi la ville à la campagne, et a uni, sans le savoir, deux courants et deux époques de l’histoire chinoise.

Traduction ou tradition ? Jingshen fenxi (zue), le maître mot qui rend compte en Chine, de la psychanalyse, aura su éviter les pièges de l’opposition, au hasard des recoupements de l’histoire. L’exception ne confirme pas toujours la règle. (27)


Toute la difficulté consiste à vaincre le préjugé de l’exception culturelle. En effet, l’écriture chinoise objective une différence, son appellation idéographique laisse entendre qu’elle pourrait transporter des idées, induisant ainsi une méprise, R. Lanselle en rend compte :

[…] ce qui se profile est traditionnellement vécu moins comme un signifié que comme étant la chose même : cette invasion constante du réel dans l’ordre symbolique, ce court-circuitage qui menace en permanence, et qui convoque la jouissance et l’interdit, est sans doute la cause première d’une pratique générale du discours qui, en Chine, a tendu, depuis les débuts mêmes de la tradition, vers l’allusif, la métaphorisation, le dire à côté. (28)


Pour les psychanalystes occidentaux, la barrière linguistique n’est jamais qu’une variante, et même secondaire de la barre imposée à tout sujet de la langue

Depuis la grande révolution du langage apparue il y a un siècle, depuis l’importation massive dans tous les domaines, la langue chinoise se prête à la construction de néologismes en intégrant des mots d’origine étrangère sur la base de racines autochtones.

- soit par la transcription phonétique

- soit par la traduction


La transcription phonétique repose sur des unités graphiques qui possèdent toujours un sens propre mais ne sont exploitées… qu’en vertu de leur seule valeur sonore. Par exemple Œdipe est devenu Edipusi :

e = soudain

Di = nom d’une ancienne population barbare

pu = rivage

si = cela


R. Lanselle donne l’exemple de la traduction récente du mot ordinateur en recyclant des racines déjà installées dans la langue : D’un caractère désignant originellement la foudre dian, a découlé un champ sémantique moderne allant de électricité à électronique. Un autre caractère nao signifiant cerveau est accolé.

    (électronique) dian + (cerveau) nao = diannao = cerveau électronique = ordinateur


Cette extrême plasticité du chinois ne fait pas toujours bon ménage avec la rigueur conceptuelle exigée par les sciences apportées de l’Occident, et indispensable en psychanalyse. Qu’ils soient anciens ou modernes, les mots chinois ont en commun d’être totalement dépourvus de charge mythique, il n’y a pas de phénomènes d’éponymies.

L’éponymie révèle la charge mythique du langage psychanalytique : Narcisse, Œdipe, Éros, Psyché, sont les éponymes de narcissisme, œdipien, érotique, psychisme, etc.

Le mythe transmet un discours dont l’origine se perd dans la nuit des temps, il s’inscrit dans la culture de la parole et trouve dans le langage les moyens de conserver et de transmettre l’ensemble des savoirs constitutifs d’une culture. Dans notre culture occidentale, le modèle mythique grec est fondateur.

Le récit mythique est chargé d’une portée symbolique, il est le fruit issu de la masse d’un discours par transmission orale adopté sur le mode collectif en le chargeant d’une portée symbolique, il s’inscrit dans la culture de la parole.


La pensée mythique a tiré d’elle-même la force de se dépasser pour aboutir à un monde de concepts. Freud désigne le mythe du père et son meurtre comme fonction originelle sans laquelle nous ne pouvons concevoir ce qui joue dans ce qu’il en est de la jouissance.

L’œdipe joue le rôle du savoir à prétention de vérité, c’est-à-dire du savoir qui se situe dans la figure du discours de l’analyste du site de ce que j’ai appelé… celui de la vérité… Ce recours au mythe d’Œdipe est vraiment quelque chose de sensationnel. (29)


Le support mythique de certaines sociétés permet d’échapper au discours du maître qui s’adresse à l’Autre en tant qu’il a un savoir sur sa propre jouissance sans y faire coupure, l’insertion dans la jouissance est le fait du savoir. Ce discours est en opposition avec le discours de l’analyste qui en position d’agent semblant d’objet a, permet au sujet développant son discours, d’aboutir à la production d’un S1 qui induit et détermine la castration.


Les mots chinois ont reçu de la tradition un tout autre arrière-fond d’origine magico-religieux. Ils ont été convertis à une fonction morale, par l’apport de Confucius confortant le discours du maître ; aujourd’hui leur destin est de porter le concept.

La figure du Maître était la figure de l’univoque, en ce que c’était son magistère lui-même, comme capacité à correspondre au réel, et non à sa parole, qui avait valeur de référence. (30)


La traduction, fidèle gardienne de la langue, effectue un véritable effet de censure, sous la forme de l’édulcoration et paradoxalement à travers un vrai zèle interprétatif. Par exemple l’hystérie, traduite yizheng devient une maladie, non plus en provenance de l’utérus, car l’inscription sexuelle est reléguée, mais une maladie « de l’idée » ou « des idées » au même rang que les autres maladies psychiques.

La soif d’efficace, qui, quelque part « ne veut rien savoir », joue dans la fameuse tendance chinoise au syncrétisme, mais elle revient dans les faits à outrer la coupure théorie/pratique, en réduisant le savoir au savoir-faire… pour ne pas avoir à affronter le problème de la coupure, il entretiendra vivant tout un réseau de possibles. Sa logique, qui, pour le dire à la chinoise, est celle des commentaires est aussi celle des remaniements constants. (31)


Cela entraîne une multiplication des synonymes, une anémie du sens des mots, une approximation des mots devenus interchangeables, cela produit un affaissement des concepts, alors que l’on sait depuis Socrate, que la vocation du concept est bien à la fois d’unifier et de clarifier.

Tant qu’il n’y a pas d’indifférence chinoise à la psychanalyse, il est toujours possible de fonder des terminologies opérantes, pourvu que la matière traitée soit entendue. Tout au plus, il y a des résistances, mais comme ailleurs.



EN CONCLUSION


Pris dans le dynamisme de la mondialisation, les Chinois invitent aujourd’hui les analystes occidentaux à venir à leur rencontre :

Ils se rendent compte qu’ils font l’objet d’un désir de transmission de la part des occidentaux à la découverte d’un vaste chantier, ils y répondent :

- soit de façon dubitative ou pessimiste, pris dans les identifications aliénantes à la tradition

- soit en privilégiant les techniques comportementalistes américaines, dont le pragmatisme est séduisant, scientisme centré sur le dépistage et la « normalisation » des individus

- soit comme au centre de Chengdu où des intellectuels se rendent compte de l’apport bénéfique de cette praxis pour la population.

Tout un monde psychique universel non spécifique à la Chine existe, [...] c’est capital pour mieux comprendre la nécessaire adaptation de la psychanalyse à la Chine. Cette ouverture de la Chine à cette discipline ne peut être que bénéfique : avant tout pour la Chine et les Chinois, mais aussi pour la psychanalyse elle-même. [...] Quant à moi, j’ai encore besoin d’une bonne dizaine d’années de travail pour compléter mes observations et ainsi étayer ma démonstration. Il faudra plusieurs générations pour arriver à établir une synthèse. Nous devons très rapidement prendre conscience de nos racines chinoises ancrées dans notre inconscient. Une course contre la montre est engagée sur ce plan, car l’évolution de la société chinoise s’effectue à une vitesse inouïe. L’influence du monde occidental sur la Chine prend des proportions inquiétantes et le risque d’une uniformisation culturelle n’est pas un fantasme.

dit Huo Datong au cours d’un entretien avec Dorian Malovic (32)


Contrairement aux Occidentaux, pris dans le DSM-IV de l’American Psychiatric Association, qui amène une perte de vue du sujet dans sa singularité, quelques Chinois amorcent une reprise de la considération du sujet, qu’ils tentent d’accrocher, avec notre aide, à une éthique.

Pratique de l’inconscient

au regard de la pensée chinoise


Carol Watters

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(1)  COULOMB C., Chine, le nouveau centre du monde, Paris, L’Aube, 2007, p. 29-30.










(2) JULLIEN F., Chemin faisant. Connaître la Chine, relancer la philosophie. Réplique à ***, Paris, Seuil, 2007, p. 136.












(3) PORRET Ph., La Chine de la psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2008, note 3, p. 120.






(4) Ibid., p. 124.




(5) Ibid., p. 122.















(6) Ibid.p. 127.





















(7) Ibid.p. 88.


























(8) Ibid., p. 98.





(9) FREUD S., Le fétichisme in La vie sexuelle, Paris, P.U.F., 1973, p. 138.



























(10) PORRET Ph., op. cit. p. 115































(11) BILLETER J-F. Chine trois fois muette, Paris, Allia, 2000, 2006, p. 63.



















(12) PORRET Ph, op. cit. p. 224-225.









(13) DAI Sijie, Balzac et la Petite Tailleuse chinoise, Paris, Gallimard, 2000.

















(14) HUO Datong, Singularité de la formation des analystes en Chine in Essaim, n° 11, 2003, p. 22.

















(15) HUO Datong, L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise. Site www.lacanchine.com


(16) PORRET Ph., op. cit. p. 172.






























(17) GUIBAL M., Une autre lecture de la restauration du ciel, 2003, www.lacanchine.com


















(18) HUO Datong, op. cit.p. 26.

















(19) LACAN J., Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 36.





























(20) FREUD S., Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1965, p. 215-216.






(21) ALLOUCH J., Lettre pour lettre. Transcrire, traduire, translittérer. Paris, Epel, 1999, p. 79.



(22) PORGE E., « Sur les traces du chinois chez Lacan », in Essaim, n° 10. Toulouse, Erés, 2002.














































(23) LANSELLE R., « Écriture ou langue graphique ? », in La langue comment ça va ? langue et psychanalyse, Paris, Elema, 2007, p. 123. Texte disponible sur le site lacanchine. com










(24) PHILIP B., Lettre d’Asie, in Le Monde du samedi 3 octobre 2009.



















(25) JULLIEN F., op. cit. p. 105

























(26) LANSELLE R., Les mots chinois de la psychanalyse. Premières observations., in Essaim

n° 13, 2004, p. 85




(27) PORRET Ph., op. cit. p. 241.








(28) LANSELLE R., « N.D.I. (notes de l’interprète) » in Shreber à Pékin, Cahiers pour une école, n° 13-14, 2007.





































(29) LACAN J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 113-114.








(30) LANSELLE R., Les mots chinois de la psychanalyse, op. cit. p. 85.







(31) LANSELLE R., Les mots chinois de la psychanalyse, op. cit. p87.


























(32) MALOVIC D., présentation de son livre d’entretiens avec Huo Datong, entretien radiophonique 2008, www.lacanchine.com


Séminaire du 10 juin 2009

sous la conduite de Claude Dumézil et Bernard Brémond

Association Analyse Freudienne

Hôpital Sainte-Anne