Introduction


Les Jeux Olympiques de Beijing, qui se sont déroulés au mois d’Août 2008 à Beijing, capitale chinoise, étaient pour le gouvernement chinois l’occasion de s’affirmer comme une puissance incontournable sur la scène internationale, et comme certains ont pu le laisser entendre, de laver la honte qui avait pesé sur cette nation depuis la colonisation des puissances occidentales à la fin du XIXe siècle. « Magnifique », « grandiose », ont fait partie des qualificatifs pour décrire cette organisation sans faille des Jeux Olympiques. D’autres y ont vu au contraire une supercherie (feux d’artifice trafiqués numériquement, chanteuse doublée en playback, public acheté…), regrettant le caractère désaffecté de l’événement : « tout était trop parfait » pouvions nous penser ! Car il faut bien le dire, rien n’a été laissé au hasard, jusqu’à la gestuelle des supporters chinois dans les tribunes. Tandis que les politiciens du monde entier ont fait le jeu des autorités chinoises (c’est la première fois qu’autant de représentants politiques ont assisté à la cérémonie d’ouverture des Jeux !), cherchant à se concilier ce géant dont l’économie mondiale dépend, les journalistes n’ont eu de cesse de vouloir dépeindre un décor un peu moins idéalisé. Tout au long des préparatifs des Jeux, les reportages de plus en plus nombreux, ont été alors l’occasion de jeter un regard plus critique sur cette nation encore méconnue du grand public. On a pu dénoncer l’entraînement excessif des sportifs depuis leur plus jeune âge, une éducation qui laisse peu de place à la créativité et à la part affective chez l’enfant, etc.. Encouragés par la politique de l’enfant unique et le désir de voir leurs enfants réussir, les parents participent directement à la politique de conquête et de réussite à tout prix.

Nous souhaitons, à travers ce texte, revenir sur les différents événements majeurs qui sont venus contrarier la stratégie du gouvernement. Une lecture plus psychologique à travers une exploration des représentations culturelles, devrait permettre de rendre compte de l’angoisse sous-jacente à cette quête de toute puissance, telle qu’elle s’exprime à travers ce besoin exagéré de maîtrise, comme signe évident de malaise. Car si tout avait l’air parfait, trop parfait, le quota de médailles en or ayant été largement atteint (51 médailles), le pire est arrivé : la « chute » de Liu Xiang, l’enfant du Parti, favori aux Jeux et emblème de toute une nation. Et si la chute de Liu Xiang pouvait nous renseigner sur le devenir de toute une génération que nous désignerons volontiers par « la génération Liu Xiang » ? Revenir sur cet échec c’est interroger non seulement la politique du Parti, mais aussi le devenir de cette jeunesse aux prises de parents souvent complices…



Représentations culturelles comme support de l’angoisse


Il est intéressant de noter que de nombreuses personnes en Chine ont vu dans les cinq mascottes non pas un signe de bon augure (on parle des wufu « cinq bonheurs » !), mais au contraire l’incarnation d’une série de cinq catastrophes, dont la dernière restait encore à déterminer au moment des Jeux, faisant alors l’objet d’une attente anxieuse que les experts en arts divinatoires tentaient encore de déchiffrer. Un quotidien chinois, paru en langue française, en donne un aperçu édifiant qui mérite d’être cité en totalité :


Toute la Chine ne bruisse plus que de cette rumeur : les cinq mascottes des Jeux Olympiques porteraient malheur et symboliseraient chacune une catastrophe qui a frappé ou frappera le pays en 2008. Le Sichuan, pays du panda, symbolisé par la mascotte Jingjing, a été touché par le tremblement de terre. Huanhuan personnifie la flamme olympique, dont le relais a été très mouvementé. Yingying est l’incarnation de l’antilope du Tibet, région frappée par de graves troubles. Nini, qui ressemble à un cerf-volant, est reliée au terrible accident ferroviaire dans le Shandong, partie des cerfs-volants. Reste Beibei, la mascotte de Pékin, dont les spécialistes du feng shui (l’art de l’harmonie) redoutent désormais le sort, forcément mauvais, auquel elle est liée (p. 13) [3]     

Il va sans dire (ce qui est d’ailleurs le cas !) que les cinq mascottes représentent les « cinq agents » (wuxing) de la cosmologie chinoise, à savoir la terre, le métal, l’eau, le bois et le feu. C’est l’engendrement réciproque de ces différents éléments (l’eau qui engendre le bois, le bois qui engendre le feu par exemple, etc.) qui conditionne tous les signes de bonheur (longévité, richesse, réussite…), permettant au monde de suivre son cours naturel. En revanche, s’ils venaient à entrer dans un rapport de destruction (le feu qui détruit le métal, le métal qui détruit le bois par exemple), c’est tout l’ordre cosmique qui serait bouleversé, en proie à des souffles viciés annonciateurs d’une fin proche. Ce parallèle est d’autant plus frappant que les syllabes qui sont utilisées pour le nom de chaque mascotte sont volontairement liées les unes aux autres pour former la phrase : « Beijing vous souhaite la bienvenue » (Beijing huaying ni). Ceci n’est pas sans rappeler la fonction magique de la dharani bouddhiste, sorte de mantra (récitation) qui a été largement empruntée par les rituels taoïstes, cette dernière étant censée contenir l’enseignement du bouddha dans un nombre limité de syllabes dont la lecture reste inintelligible pour le non initié. C’est donc bien une visée cosmologique qui est attribuée aux mascottes, en même temps qu’une recherche de lien et de réciprocité : les mascottes sont liées entre elles à l’instar des organes du corps (« les cinq viscères ») qui se répondent entre eux selon la loi des correspondances (pensée de l’analogie). Pour mieux saisir l’impact d’une telle représentation dans la psychologie chinoise, il est utile de rappeler qu’elle est au fondement même de toutes les disciplines traditionnelles tels que la médecine, l’art, la politique, l’architecture, etc.

Ce qui se dégage de cet article de presse est l’existence d’un pressentiment partagé par toute une nation. Et qu’est-ce que ce sentiment sinon l’expression d’une angoisse liée à une « inquiétante étrangeté » (unheimlich) telle que Freud en a rendu compte dans son texte « Le sentiment d’inquiétante étrangeté » (1919) [4]. C’est précisément parce que la cosmologie est au fondement même des représentations culturelles de la Chine qu’elle va pouvoir servir de support à cette angoisse aux contours mal définis, et tentant une percée dans le conscient.



Théorie générale sur la fonction psychologique de la superstition


On doit la complexité des systèmes divinatoires à un effort soutenu de synthèse sans cesse contrarié par une réalité changeante et non réductible. On aura recours à ces différents types de pratiques dans des contextes divers, tels qu’un déménagement, un mariage, une naissance (de nombreuses césariennes à Taiwan sont pratiquées dans le seul but de faire naître l’enfant un jour propice !) etc., autrement dit à un moment critique et angoissant qui correspond à une rupture dans le cours de la vie (l’élan vital). Il n’est pas rare alors qu’un empereur soit à l’initiative d’un nouveau mode de calcul divinatoire censé lui être plus favorable, ce qui n’est pas sans rappeler dans notre monde « moderne » les calculs tout aussi savants que magiques permettant d’estimer les chiffres du chômage ! On retrouvera un procédé identique visant à atténuer l’angoisse dans certains jeux d’enfants. C’est le cas par exemple dans le jeu du « je l’aime un peu, beaucoup, etc. » répété en boucles jusqu’à atteindre l’effet escompté : faire se conformer à la réalité nos propres désirs et se donner le sentiment de contrôle sur la réalité. Ici c’est l’angoisse du « je t’aime pas du tout » qui fait l’objet d’une isolation. On retrouvera ce même procédé dans les rituels conjuratoires propres à la névrose obsessionnelle, ces derniers consistant à annuler une pensée ou un acte afin d’apaiser l’angoisse liée à une représentation inacceptable. N’avons-nous pas tous déjà eu au moins une fois recours à la fameuse formule « je touche du bois » ? Pourtant, si nous avons recours à une telle formule magique, c’est bien pour nous protéger d’une représentation contraire et désagréable à celle exprimée (par exemple l’éventualité de tomber malade par rapport à l’idée énoncée d’un « heureusement que je suis en bonne santé »). Car comme le note Freud, les concepts sont engendrés par comparaison. Dit autrement, l’expression d’une idée positive suppose dans le même temps son contraire. Ainsi le mot qui voulait dire « fort » dans la langue égyptienne « ne désignait en vérité ni “fort” ni “faible”, mais le rapport entre les deux et la distinction entre les deux, qui avait pour produit les deux du même coup ». C’est le cas aussi du mot sacer qui signifie en latin à la fois « saint » et « maudit » [5]. Aussi il va de soi que le recours à la pensée magique sous forme d’incantations, de talismans, etc., trahit immanquablement un sentiment d’insécurité.

Car là où la raison fait défaut (notre capacité à tout comprendre et expliquer rationnellement), l’ésotérisme emboîte le pas pour répondre à une demande de sens avec des mécanismes identiques à ceux du rêve tels que le déplacement, la condensation, etc.. Il s’agit alors de revenir à un mode de pensée primitive s’assurant un sentiment de toute puissance, où le sujet participe directement au niveau du fantasme à la marche du monde. Je me souviens encore à ce propos du tremblement de terre qui avait frappé Taïwan en 1999, et qui avait suscité tant d’intérêts de la part des numérologues, y voyant dans la date les chiffres correspondant à la combinaison du loto, mettant ainsi en rapport toute une série de coïncidences. À chaque « traumatisme », petit ou grand, l’homme aura inévitablement recours aux « sciences ésotériques » comme moyen efficace pour circonscrire cette angoisse. Il n’est pas rare alors qu’en dépit d’un recours à la superstition, le sujet produise un pseudo-délire assimilable à une défense paranoïaque. Dans ce dernier cas il tentera de faire recouper un certain nombre d’indices susceptibles de constituer une preuve suffisante. Il suffit de se rappeler des ouvrages publiés suite à la chute des Tours du World Trade Center dont la visée consistait à démontrer le complot des autorités américaines elles-mêmes. Ici c’est un semblant d’objectivité qui tend à se substituer à la superstition, traduction probable d’une société en mal de croyances. Nous pourrions dire pour conclure que là où il n’y a pas d’angoisse il n’y a pas de superstition, ce qui bien évidemment n’a de valeur qu’heuristique, compte tenu de la nature même de la réalité psychique. Ces modèles explicatoires constituent alors une sorte de réponse à un impensable, lesquels, selon nous, sont à mettre en rapport in fine avec une angoisse plus fondamentale que constitue l’angoisse de mort, au sens d’agonie psychique, comme pensée de l’irreprésentable par excellence, et qui, dans la pensée chinoise se traduit par une rupture du souffle-qi (souffle cosmique qui rend compte d’une vision moniste du monde). Ainsi la pauvreté, la maladie, ou toutes autres formes de « mal-heures » ne seraient qu’une expression atténuée de l’expérience de ce que nous désignons faute de mieux par « mort ». Il est intéressant de constater alors que le terme chinois « bonheur » (fu), relève aussi du contexte de la longévité et de la richesse, de même que la beauté et l’accession à des postes importants, etc., sont les marques du salut dans les textes taoïstes souvent inspirés du bouddhisme [6]! Car ce qui s’oppose à la mort est la toute puissance du sujet, traduction d’un déni de notre propre finitude, dont la mort en est l’expression ultime.



Les Jeux Olympiques de Beijing : un rituel apotropaïque


Il est tout à fait frappant de constater que, pour un pays qui s’affirme athée, et qui tient un discours politique visant à éradiquer toutes formes de superstitions, le gouvernement ait pris le parti de recourir durant les Jeux de Beijing à toute une gamme de chiffres magiques dont la fonction apotropaïque peut difficilement échapper. Pourtant, ainsi que le dicton populaire est là pour nous le rappeler : « chassez le naturel et il revient au galop », autre façon de parler du retour du refoulé ! Ainsi en était-il de l’heure de la cérémonie d’ouverture qui correspondait exactement à la date du début des jeux, le 8.8.2008 à 8 heures et le décalage de 8 minutes pour la retransmission « en direct » sur les télévisions chinoises. En effet ce chiffre (ba) renvoie par homonymie (fa) à l’idée de ce qui se « développe », et par extension l’enrichissement et l’essor économique (facai). Car en Chine l’argent a toujours été lié symboliquement à une représentation cosmologique propre à la circulation du souffle-qi [7]. Notons en passant la coïncidence amusante et frappante qui a été relevée sur un blog chinois observant que le chiffre 88 correspond précisément au nombre de jours qui s’est écoulé entre la date du tremblement de terre au Sichuan et la fin des Jeux !

C’est donc un retour en force des superstitions qui, à mon sens, n’a pas seulement une fonction divertissante adressée à un public occidental assoiffé d’exotisme, mais reflète un sentiment général d’insécurité. Et quand bien même le discours politique pourrait réduire ce phénomène à une stratégie politique de communication, il ne s’agirait ni plus ni moins d’une tentative de rationalisation. Si nous prenons au sérieux cette résurgence de superstitions en Chine, c’est bien parce que nous avons reconnu au préalable l’angoisse liée à la représentation des mascottes. Cette angoisse, nous avons pu également l’observer au niveau de la préparation militaire en vue des Jeux, qui était, selon les observateurs, démesurée. On se rappelle de cette journaliste occidentale qui, très justement, disait que ce déploiement de force excessif, tel qu’on pouvait l’observer en boucles sur les télévisions chinoises, finissait paradoxalement par susciter une atmosphère particulière d’inquiétante étrangeté. Car au-delà de la menace « terroriste » qui ne doit pas être négligée, n’est-ce pas un ennemi imaginaire beaucoup plus dangereux qui est visé ? Car là encore, c’est toujours une angoisse mal contenue et sans objet qui est à l’origine d’une telle exagération. Par conséquent il faut reconnaître dans le recours à la numérologie, un espace qui se situe à la frontière de la conscience amusée et de la superstition grossière que les autorités ne veulent ni ne peuvent reconnaître, pour des raisons que nous allons à présent tenter d’explorer.

Si, comme nous avons pu le suggérer le recours à la superstition peut être un préalable nécessaire à notre santé mentale — en ce sens qu’elle vise à contenir une angoisse (toutes proportions gardées !) —, le danger vient davantage d’une volonté de méconnaître cette fonction, voire de la réprimer. C’est alors un cercle vicieux qui se crée et s’autoalimente, ce que nous pouvons résumer de la sorte : danger (absence de représentation) — angoisse — recours à la superstition — répression d’un tel expédient — surenchère de l’angoisse — danger… Toute la question est alors de savoir à quel moment ce qui appartient à la psychopathologie de la vie quotidienne, propre à un naturel pessimiste, se convertit en un symptôme qui isole le sujet et peut prendre à l’extrême, par exemple, la forme d’un délire (nous pensons par exemple au délire de Cottard dans la dépression avec tout un discours de nature eschatologique).



Prise de conscience et menace d’effondrement


Afin de saisir au plus près l’origine de cette angoisse en Chine, il est nécessaire de revenir sur la chronologie des différents événements qui ont frappé ce pays tout au long de la période de préparation des Jeux.

Pour un esprit traditionnel chinois, et je dirais même de façon plus universelle, à un niveau inconscient, les différents événements qui ont eu lieu avant et pendant les Jeux Olympiques sont forcément liés entre eux. En effet nous avons déjà évoqué plus haut la tendance naturelle de l’homme à vouloir créer du lien, ce qui se traduit par un effort de synthèse comparable au travail du rêve (condensation, déplacement). Rappelons-les dans l’ordre :

- insurrections au Tibet

- passage perturbé de la flamme olympique avec la France comme ennemi désigné (manifestations en tous genres, boycott des produits français de la part des consommateurs et des agences de tourisme), tandis que le nationalisme anti-Japon s’estompait.

- prouesse autour de la montée de la flamme sur les hauteurs de l’Himalaya par un « Chinois d’origine tibétaine » !

- catastrophes naturelles avec série de tremblements de terre au Sichuan et inondation dans le Sud.

Quand bien même personne ne semble avoir soulevé ces coïncidences — ce qui est d’autant plus frappant que nous avons vu la place qui était faite aux superstitions lors des Jeux — il ne fait pas de doute pour un esprit traditionnel chinois qu’elles doivent être liées à l’idée de faute et de châtiment, ce qui a pour conséquence directe de confronter le sujet à l’expérience de sa finitude (castration). En Chine les catastrophes ont toujours été interprétées en termes de signes célestes qui annoncent la déchéance du pouvoir en place. D’où l’importance pour le souverain de bien traiter son peuple et d’ajuster sa politique en fonction des lois naturelles, en se calquant sur le principe des cinq éléments (par ex. châtier en Hiver, récompenser au Printemps). Le taoïsme, avec la notion de souffle-qi, mais aussi plus tardivement le bouddhisme, avec la notion de karma et de samsara (cycle de renaissances), a permis de renforcer cette idée profondément ancrée d’un lien consubstantiel entre toutes choses ou événements. Dans le cas présent, l’offensive à l’égard de moines tibétains et d’un peuple saint constitue une faute majeure. Et quand bien même les Chinois, suite à l’affront subi lors du passage de la flamme olympique, ont voulu reconquérir leur suprématie et sauver les apparences (la face) en effectuant la montée de l’Himalaya (la montagne comme symbole phallique de toute puissance), la nature (la réalité) a fini par reprendre ses droits avec un tremblement de terre sans précédent… d’échelle 8 ! Nous ne manquerons pas de noter que, la météo clémente, le jour de l’ascension, devait être interprétée comme une légitimation du pouvoir !

À un niveau plus psychologique on peut parler de véritable blessure narcissique qui touche toute une nation confrontée à la dure réalité. Il devient alors de plus en plus difficile, malgré un discours politique bien rôdé, de ne pas prendre en compte la portée symbolique d’une telle série d’événements. Mais peut-être que le déni autour de cette loi des séries devait éviter une prise de conscience encore plus dévastatrice, où ce sont les failles mêmes du système et de sa toute puissance imaginaire qui sont touchées. Aussi le déni laissa la place à une réponse de type maniaque (optimisme outrancier) dans la gestion de la crise. Rappelons simplement la directive du gouvernement qui a exhorté les enfants victimes du tremblement de terre à ne dessiner en classe que des dessins à l’humeur joyeuse, tels que des papillons et des arcs en ciel, le recours à des couleurs tristes étant défendu : « ce qui est important est de cultiver la gaieté et d’aller de l’avant », dira un professeur interrogé par le journaliste étranger. Un autre enfant, interrogé sur le sort de ses amis, est persuadé comme tant d’autres qu’ils finiront bien par revenir. Probablement une perversion de la psychologie comportementaliste pourront penser certains ! Quant aux familles, elles étaient nombreuses à rechercher les corps dans l’espoir d’un deuil possible. Ce que retiendra le discours officiel est au contraire l’image d’une armée idéale et d’une nation forte et unie. Là encore le déni opérera efficacement, transformant les faiblesses en force et les larmes de tristesse en larmes de labeur. Rien ne peut nous ébranler, semble suggérer le message officiel. Ainsi le Parti sut faire d’un événement tragique une cause de rassemblement, là où la conscience de masse se substitue à celle de l’individu, avec ce que la souffrance et la perte ont pourtant de plus singulier.



La tragédie Liu Xiang, ou « le Narcisse Chinois »


Ces différentes considérations faites sur la posture d’une Chine narcissique devraient permettre à présent de mieux comprendre la réaction qui a suivi la défaite de Liu Xiang, support sur lequel est venue se cristalliser l’angoisse de toute une nation. Car plus qu’un sportif de haut niveau, il est l’emblème de la Chine et son miroir ; le Narcisse chinois en quelque sorte ! Une analyse psychologique de ce qui a été vécu comme une véritable tragédie, ainsi que de la gestion de cette crise devrait nous renseigner sur la situation actuelle de la Chine et son devenir. Nous tenterons dans un premier temps de comprendre les motivations inconscientes à l’origine de cet abandon, puis nous porterons notre attention sur la manière dont le Parti aura géré cette déconvenue.

Nous l’aurons tous compris, seule la réussite est envisageable pour un sportif chinois. De là notre étonnement de voir ces athlètes remporter les Jeux avec un certain détachement, ce qui a beaucoup enlevé au climat de festivité propre aux Jeux. Il s’agit avant tout de remplir son devoir de citoyen, rappelant la devise du Parti : « servir le peuple » (wei renmin fuwu). C’est là une différence essentielle avec nos athlètes français où c’est l’esprit de la rencontre et du jeu qui prime : « l’importance est de participer » ! Non, ce n’est pas la blessure physique qui est à l’origine de l’abandon, vous diront les blogs chinois sur internet. Il n’a seulement pas pu répondre à cette exigence de réussite de la part du Parti et de la mère-nation. Et, en fin de compte, peu importe qu’il se soit réellement blessé ou non. Mais c’est la lecture qu’en fait le peuple identifié à ce sportif, qui est susceptible de nous dire quelque chose sur ce « colosse aux pieds d’argile ».

C’est la peur même de décevoir cette figure parentale que représente le Parti, à la fois aimé pour la confiance mise dans ce fils préféré, et en même temps haï pour son exigence excessive et le risque du jugement dernier, qui peuvent expliquer la chute de Liu Xiang, et avec lui de toute une nation qui s’est identifiée à lui. Plutôt que d’avoir à décevoir la nation, voilà qu’il adopte une stratégie inconsciente qui consiste à perdre avant même d’avoir livré bataille. Car à un niveau inconscient, on peut dire que la course n’a jamais vraiment eu lieu pour cet athlète, et que par conséquent il n’y a jamais eu non plus de défaite. La souffrance morale que cet athlète pourra ressentir sous forme de dépression passagère (les pleurs en public de l’athlète), suffira probablement à l’alléger de sa culpabilité. Car, mieux vaut affronter un sentiment de culpabilité qui trouve un point d’ancrage dans la réalité (ici l’échec et toute une mise en scène soutenue par le Parti), permettant ainsi de donner du sens à une souffrance identifiable, plutôt que d’avoir à affronter l’origine même de cette culpabilité : le désir de meurtre de ce parent tout puissant qui l’a réduit en esclave de la nation, niant son existence même de sujet. Ce désir de liberté, certains blogs l’ont sous-entendu par un possible complot de la part de l’athlète avec la marque américaine qui, prévoyant sa défaite, aurait corrompu Liu Xiang pour qu’il ne participe pas à la course, ce dernier très désireux alors de quitter le monde du sport pour se rendre aux Etats-Unis. Réalité ou paranoïa ? En tout cas, une telle interprétation, ou plutôt l’attraction qu’elle peut susciter, vient nous dire quelque chose sur le désir de liberté de toute une génération de Chinois !

Si cet échec peut trouver un parallèle avec le destin de Zidane qui, rappelons-le, au moment de la coupe du monde de football en 2006, avait « sur un coup de tête » entraîné sa perte (et celle de la France !), la différence essentielle réside dans la gestion maniaque de la crise en Chine : exploiter cet échec pour en faire un héros national, là où la France a préféré voir chez Zidane un homme comme tout le monde. Une autre différence de taille est le fait que Liu Xiang doit sa réussite au Parti et indirectement à toute une nation qui le soutient et fonde ses espoirs en lui. Car inutile de rappeler qu’en Chine un individu ne doit jamais sa réussite seulement à lui-même, mais qu’elle participe d’un projet familial pour s’élargir à tout un groupe. Un proverbe chinois, tiré du contexte religieux, est là pour le rappeler : « lorsque l’immortel obtient le Tao, poules et chien montent (avec lui) au ciel » (xianren de dao, ji quan sheng tian).

Au lieu de favoriser une élaboration de l’échec, qui serait prise en charge par la nation, le discours officiel se limite à colmater la brèche, tandis que se creuse irrémédiablement le lit de la dépression. Ici l’athlète, mais dans une certaine mesure aussi toute une nation qui s’est identifiée à lui, se retrouve, comme dans le cas de la gestion du tremblement de terre, dans la situation d’un enfant abandonné face à une souffrance qui ne trouve pas d’écho dans la parole de l’adulte. Et si les discussions sur les blogs permettent de réguler a minima l’angoisse, reste que ce moyen d’expression est très limité, dans la mesure où il fait davantage fonction d’exutoire que d’une véritable élaboration, laquelle ne serait rendue possible qu’avec le soutien de l’autorité officielle. C’est là toute la différence qui existe entre connaître et « re-connaître » propre au déni ! Ici le peuple chinois, en plus d’être abandonné à sa douleur, devient victime d’une perversion du discours au profit d’une exacerbation de l’identité nationale à l’origine d’une « confusion des langues ». Nous pensons que la « tragédie de Liu Xiang » constitue d’autant plus un facteur traumatique pour la nation chinoise qu’elle est venue répéter sous forme de précipité, et à un moment hautement symbolique, l’expérience douloureuse d’une atteinte narcissique vécue par toute une nation qui s’est identifiée à ce sportif, et par conséquent indirectement aussi à cette mère-patrie toute puissante. Sur le plan individuel, une telle expérience pourrait être comparée au sentiment d’abandon qu’éprouverait un enfant dont l’idéal du Moi subirait de façon subite et inattendue la disparition ou la dévalorisation d’un parent tout puissant et admiré, auquel l’enfant se serait identifié jusque-là, ainsi que H. Deutsch en a largement traité dans son œuvre.



Conclusion et enjeux politiques


Si cette Chine des Jeux Olympiques a pu, par certains côtés, nous fasciner avec son déploiement de force et de maîtrise, la réalité a fini par reprendre le dessus. La réaction des Occidentaux a été immédiate, faite d’un mélange de pitié et de jouissance sadique dont la psychanalyse a tôt fait de montrer le lien. On peut dire d’une certaine façon que les observateurs étrangers en sont sortis soulagés : un entraîneur qui pleure, un athlète qui demande pardon et une nation effondrée qui voit les supporters quitter le stade. Et voilà que cette Chine idéalisée et « monstrueuse » se révèle soudain plus humaine. Car ce qui est difficile à accepter pour tout un chacun est de voir l’autre continuer à jouir d’un sentiment de toute puissance, tandis que notre individuation s’est faite au prix de refoulements successifs des tendances infantiles en vue d’une adaptation progressive à la réalité. Par ailleurs le sentiment d’impunité dont jouit la Chine sur la scène internationale n’est pas sans susciter chez les observateurs étrangers une certaine injustice, laquelle puise ses racines dans tout un passé infantile, avec en premier lieu l’expérience de la frustration : « pourquoi lui et pas moi ? ». Pensons seulement à la haine que peut nourrir inconsciemment un enfant à la naissance d’un petit frère ou d’une petite sœur ! De là peut-être aussi notre position ambivalente face à une culture du groupe, qui à la fois nous fascine par son côté régressif et nous irrite par son caractère exclusif [8].

C’est peut-être pour cela qu’il est difficile à un niveau plus psychologique de parler de réussite des Jeux pour la Chine, malgré les nombreuses médailles remportées. Pourtant, tant que ce mensonge sera entretenu, la face pourra rester sauve et la paix maintenue ! Nous devons le reconnaître, c’est bien cette ambiance générale de déni, tel qu’il est alimenté par le discours du Parti, mais aussi par l’ensemble de la communauté internationale, qui permet pour le moment à la Chine de maintenir une certaine stabilité, tant sur le plan politique que mental, si tenté on peut séparer les deux aspects. Pourtant les critiques de plus en plus nombreuses et acerbes des journalistes étrangers touchant aux différents problèmes de la contrefaçon, des empoisonnements alimentaires et autres dangers liés à la manufacture ou l’électroménager, etc., tendent à mettre la Chine à l’index. Trouvant dans la nation un réservoir d’angoisse suffisant, les pouvoirs politiques pourraient très bien s’en servir pour alimenter la haine de l’étranger, ce dont les Français ont fait l’objet au moment du boycottage. Car, on le sait, c’est précisément ce mélange détonnant de manie et de paranoïa, qui tend à déplacer sur l’extérieur les conflits intérieurs, préservant ainsi le sujet d’un possible effondrement. Et ne l’oublions pas, la dépression est aujourd’hui le fléau principal auquel doivent faire face les professionnels de la santé mentale en Chine, et l’inquiétude va grandissante ! Elle est la conséquence directe de la politique de l’enfant unique qui a concouru à l’éclosion de toute une génération d’« enfants rois » qui, conçus comme prolongement narcissique de toute une nation, font volontiers le jeu des parents et du Parti. C’est cette génération que nous désignerons volontiers par « la génération Liu Xiang ». Et voilà comment celui dont le prénom signifiait au départ « s’envoler » (xiang), ce que les journaux chinois ne manquent pas de souligner, ne quitta jamais le stade réalisé sous forme de nid d’oiseaux, mais finira comme notre Icare dans la mythologie grecque par se brûler les ailes en voulant rejoindre le soleil. Ceci nous parle d’autant plus dans un contexte chinois où le choix du prénom de l’enfant à sa naissance est toujours porteur d’une inscription du désir des parents (autrement dit porteur d’une angoisse), de la même manière que le recours au chiffre 8 nous disait quelque chose sur la peur d’un échec presque inévitable des Jeux.

C’est à nous de prendre toute la mesure de cette réflexion afin de ne pas renvoyer à la Chine une image trop négative d’elle-même qui risquerait de compromettre la paix internationale. Si les puissances occidentales doivent faire respecter certaines réglementations internationales, il faut toujours garder à l’esprit l’importance de la face et du semblant dans la culture chinoise, à une époque où nous cultivons plus que jamais une politique de la transparence. C’est là une différence fondamentale entre l’Occident et le monde asiatique. Ceci devrait permettre alors d’éviter d’attiser cette blessure narcissique qui, comme n’ont eu de cesse de le rappeler les médias, tire son origine dans l’occupation occidentale. Et voilà pourtant qu’à un niveau inconscient échoue ce qui était la fonction première des Jeux de Beijing : effacer ce sentiment de honte ! C’est pourquoi, combien même une volonté toute relative de « transparence » semble se faire jour en Chine, gardons-nous de nous réjouir trop vite pour éviter de raviver le souvenir passé d’une ouverture forcée des ports chinois au commerce extérieur !

Pour un regard psychologique

sur la Chine des Jeux Olympiques :

« la génération Liu Xiang »


Patrick Sigwalt [2]


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1 Je tiens à insister sur le fait que le recours à une réflexion d’orientation psychanalytique n’est pas en soi une preuve d’objectivité, mais tout au plus un outil utile pour rendre compte d’un phénomène de société qui se laisse difficilement dire autrement.    


2 L’auteur, psychanalyste, membre de l’Institut Ricci de sinologie de Paris, spécialisé dans les études taoïstes, travaille depuis plusieurs années auprès de la population chinoise en tant que thérapeute, en même temps qu’il mène un travail de réflexion sur les représentations culturelles chinoises d’un point de vue psychanalytique.











































3 Je tiens à remercier mon élève Dominique Kugel qui m’a communiqué l’article de presse à l’origine de cette réflexion. Malheureusement il nous a été impossible de retrouver le titre du journal et sa date de parution qui précédait les Jeux.  























4 Le sentiment de unheimlich, Freud l’explique comme la traduction d’une angoisse liée à la confrontation avec une représentation qui a été à l’origine familière (heimlich) pour le sujet, puis refoulée et donc difficile à identifier. C’est-ce qui se joue par exemple dans le sentiment de « déjà vu ».

   


5 Sigmund Freud, « Sur le sens des mots originaires » (1929), dans L’étrangeté et autres essais, Folio, p. 55. Cette expérience de la nature  paradoxale du langage a été largement exploitée par la mystique taoïste qui dira par exemple que le « beau n’est pas beau », « le haut n’est pas haut », etc… Il n’est pas à exclure qu’une telle pensée qui cultive le paradoxe pour rendre compte de la relativité du discours et prôner le retour au silence, vise précisément à se préserver de l’expérience angoissante que suppose le recours à la parole, de par nature ambivalente. Car rappelons-le, l’apparition de la parole s’inscrit dans la continuité même de l’expérience de la satisfaction hallucinatoire du désir chez le tout petit enfant comme expérience de la toute puissance, à la fois conséquence de la perte progressive de l’objet primaire et espoir de reconquête. Pouvons-nous alors tenter un rapprochement avec le langage schizophrénique qui, loin de se limiter à un exercice intellectuel, exploite le paradoxe à l’extrême au point d’exprimer l’amour par la haine et de renverser les valeurs habituelles, mettant ainsi directement en acte le fantasme de la quête taoïste par le biais du clivage? Ceci nous incite à penser que la nature paradoxale du fonctionnement psychique tel qu’il se traduit au travers des formations réactionnelles, de la symbolique (par exemple le chiffre 13 à la fois positif et négatif selon les cultures) ou les images oniriques qui peuvent exprimer une angoisse derrière une représentation positive, ou plus généralement encore le principe d’isopathie qui consiste à « guérir le mal par le mal », tire son origine dans cette expérience première de la perte de l’objet primaire.



6 Voir mon article en préparation: « Altérité et inquiétante étrangeté : le “complexe de l’étranger” : réflexion croisée entre Chine et psychanalyse ».  

















7 Nous avons supposé ailleurs que la présence en Chine dans la tombe de pièces, doit être associée à la question de l’apaisement du défunt et de son salut, ce que permet la mise en circulation du souffle-qi. A un niveau psychologique cette fonction apotropaïque serait à lier à une conception de l’analité, traduction de la toute puissance.

















































































































































































































































8 Ce qui se joue derrière cette ambivalence face au groupe est liée selon nous à toute une réflexion qui touche à la question de la dépendance et de l’indépendance chez l’individu dans son rapport aux figures parentales, ce que Winnicott traite dans le contexte de l’adolescence. 

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