Paris, jeudi 24 juin 2010, chez Clovis

An XXIX après Lacan




La béance de l’inconscient est pré-ontologique

    (Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 31)

L’inconscient ce n’est ni être ni non-être (p. 32) mais, « désêtre » selon le mot de Lacan, désêtre, à comprendre comme ni de l’être ni de sa négation. La négation, en philosophie comme dans les religions occidentales, ne vient qu’après l’être. Cela s’appelle le nihilisme. « L’inconscient, lui, se tient dans l’aire du non-né » (id. p. 25). Avec ce terme « non-né » on pourrait croire qu’on parle comme le bouddhisme. Mais il y a longtemps que les bouddhistes se sont laissés crétiniser par le nihilisme occidental, c’est-à-dire par la négation comme négation de l’être et non pas comme production inattendue de l’être. Indiens et Chinois ne comprennent plus ce que peut bien vouloir dire le mot Nirvana (littéralement non-souffle). Ils ne sont plus que « les comédiens de leur propre idéal » comme disait Nietzsche, c’est-à-dire, comme on peut le constater facilement en plein « discours capitaliste ». Cf. le cinquième discours :

  $                S2


S1              a   


                                                                                                                                                                                                        (cf. Cartel n° 5)




Comme l’avait prévu Nietzche on est en plein nihilisme. Le nihilisme c’est la dévalorisation de toutes les valeurs. La passe, la passe psychanalytique, consiste justement à retrouver, mais dans un autre sens que celui de la philosophie, l’authentique travail du négatif. C’est cela « la passe » aussi bien pour Lacan que pour Freud. La passe par où l’on passe par delà la métaphysique et son achèvement. Où passe le passé, où passe le présent, où passe l’avenir pour se présenter ? Cela s’appelle l’Ouvert. L’inconscient n’est pas négation de la conscience mais multiplicateur de consciences et non pas enflure de la conscience. S’il n’y avait pas d’inconscient, comment pourrait-on seulement changer de conscience ? Plus encore, comment pourrait-on simplement parler ?

Les philosophes nous disent que le mythe fonde la réalité. S’ils savaient compter jusqu’à trois ils achèveraient enfin la métaphysique et pourraient soutenir avec Freud et Lacan que le mythe est l’inconscient lui-même. Mais pour eux, il n’y a que du deux : l’être et le néant en tant que production de l’être. Le non, le néant, le rien, ces valeurs vitales, les philosophes les réduisent à des effets de la conscience, à des dommages collatéraux de l’être, de l’Un, de l’indivisible qui n’existe pas. D’où les contresens quand ils abordent les textes chinois. Par exemple Cioran, qui n’est pas un petit auteur, dans La tentation d’exister (p. 11) cite Tchouang Zi : « Que l’homme n’aime rien et il sera invulnérable ». Mais confondant, par soumission à la culture occidentale, le rien négatif et le rien productif, il ajoute : « Maxime profonde autant qu’inopérante ». Il n’a pas vu, ce qui était pourtant sous son nez comme la lettre volée d’Edgar Poe, que dialectique de la loi et du désir n’est pas la même dans le conscient que dans l’inconscient. Elles y sont inversées.

Nous avons vu (Cartel n° 9) pourquoi la passe, instituée par Lacan dans son école, n’avait pas fonctionnée. A partir de là Lacan, lui, disait qu’il ne cessait pas de passer la passe. C’est qu’il élevait ses auditeurs à la fonction tant de passeurs que de jury. Ça changeait toujours comme tout ce qui passe. Pour illustrer ce propos, rappelons-nous ce que nous avons vu à la page 10 de Télévision :

L’expérience prouve, même à s’en tenir à l’attroupement, prouve que ce que je dis intéresse bien plus de gens que ceux qu’avec quelque raison, je suppose analystes.

Les téléspectateurs, s’il y en avait eu, auraient fait passer Lacan, ne serait-ce qu’en zappant, ils auraient été mis en position de jury impartiaux. La passe en tout cas, marque la fin de l’analyse et, quand cela cause à l’analysant, le passage de l’analysant à la fonction d’analyste. Plus encore la passe sert à atteindre la béatitude de l’inconscient, le Tai Qi, 太極, le sommet suprême (voir cartel n° 6) : « Le sujet de l’inconscient est heureux » (voir p. 40 de Télévision). Si, comme l’enseigne Freud, « tout le psychisme est inconscient », nous sommes fait de vies parallèles, au minimum trois vies : celle du corps, celle de l’esprit et celle de l’inconscient. Ces trois vies peuvent très bien ne pas être d’accord entre elles. Ce qui n’a rien d’anormal. Je vous rappelle la procédure de la passe lacanienne. Elle a trait essentiellement, encore une fois, au concept principal de la psychanalyse, l’inconscient, et non pas, soulignons le encore, à ce qui ne relèverait que des connaissances conscientes ou préconscientes, ou des connaissances de l’esprit ou de celles du corps. L’analyse est profane comme dit Freud, la médecine ce n’est que pour le corps, et, religion et philosophie ne s’occupent que de l’esprit. C’est pourquoi il ne peut y avoir aucun diplôme valable en psychanalyse ni aucun don particulier. Il suffit de passer la passe lacanienne, ou sino-lacanienne. C’est-à-dire savoir qu’il y a trois dimensions dans la parole et que la passe c’est quand la parole de l’inconscient, la parole hors norme, a su se libérer (analusis, αναλυσίσ). Alors, comment passer ? Pour passer, le passant doit s’adresser à des passeurs en leur montrant ce qu’il entend… par inconscient (ou par rien, par Wu, , pourrait-on dire) et non pas seulement en leur déroulant l’étendue de ses connaissance ou des bienfaits que lui aurait apporté ses années d’analyse. Les passeurs, à leur tour, transmettent à un juré ou à un jury ce que le passant leur a dit de l’inconscient. Ce jury est ce que Freud appelait « le tiers impartial ». C’est ce tiers impartial qui décide si le passant a passé la passe, C’est lui qui entend, qui voit, qui décide s’il s’agit d’une rencontre avec le Réel, d’une rencontre traumatique avec le réel, et non pas simplement une imitation, ou, selon la formule de Nietzsche, un comédien de son idéal, ou la singerie d’une imitation qui se prendrait au sérieux. C’est que dans la béance de l’inconscient le passant n’avance que par des gouffres. Mallarmé dira de Rimbaud, par exemple : « Ce fut un passant considérable », à comprendre comme quelqu’un qui a franchi la passe de la poïèsis de la poésie. Ce qui est infiniment rare. La passe est le mouvement d’un nouage à trois temps comme la parole vierge et hors norme qui, se déroulant dans le temps, a toutes les caractéristiques du temps qu’on peut réduire, provisoirement, à ses trois hypostases : passé, présent avenir. Alors qu’entre le présent et le passé, il n’y a rien, entre le présent et l’avenir il n’y a rien. Rien est la passe entre les temps, entre les moments, entre les mots qui mentent. C’est précisément le quatrième rond de la topologie lacanienne. Ce n’est pas du sommeil qu’a peur l’insomniaque, c’est de la passe entre la veille et le sommeil. Ce n’est pas la mort que nous craignons c’est le passage entre la vie et la mort qui nous effraie. Pourtant nous connaissons des moments exceptionnels de passage, lorsque nous buvons quand nous avons soif ou que nous mangeons quand nous avons faim. Ce sont des passages jouissifs dénués de souffrance et d’angoisse. Mais en général nous avons peur de… « rien » ! Retraduisons ce que dit Tchouang Zi : « Que l’homme aime rien (c’est-à-dire la passe) et il sera invulnérable ».


En 1975, donc il y a aujourd’hui trente cinq ans, Lacan faisait un cycle de conférences dans les universités américaines. Notamment à l’université de Baltimore. Là, devant un large public, le professeur principal de l’université lui demanda : « Mon cher maître, pouvez-nous nous préciser, qu’est-ce au juste que cet inconscient psychanalytique ? » Lacan répondit, sans hésiter :

C’est Baltimore à l’aube !


Voilà bien une énigme, à moins que ce ne soit un gag aussi ahurissant que pathétique. Pour ce grand universitaire américain de littérature, comme pour tout le public de l’université, cette réponse ne signifiait-elle pas un mépris à l’intelligence ? Une absurdité ? Un sarcasme ? Une méprise ? Une erreur ? Il est vrai que Lacan a traduit Unbewusst, l’inconscient en allemand, par le français « une bévue ». Une bévue c’est une erreur, une méprise, un lapsus, un acte manqué. Toutefois — ce qui fait différence — une erreur antérieure à la vérité. Mais le public américain ne le savait pas. L’aurait-il su, l’aurait-il compris ? Comment une réponse qui n’a rien à voir à avec la question serait-elle recevable ? Comment la négation pourrait-elle précéder l’affirmation ? Comment l’avenir serait-il avant le passé ? Comment l’ombre d’une chose pourrait-elle apparaître avant cette chose ? Comment un trou précéderait-il ses bords ? Autant s’interroger sur la différence entre un corbeau et un bureau, comme se le demandait le chapelier fou dans Alice. Qu’est-ce que peut bien avoir affaire une journée naissante sur ce comté du Maryland avec l’inconscient ? Faut-il aller dans cette ville américaine pour regarder se lever le jour afin de savoir enfin ce qu’est l’inconscient ? Y a-t-il des voyages organisés pour les psychanalystes en formation ou pour des cars de touristes retraités en soif de culture ? Cela servirait-il à répondre avec succès aux jeux culturels de la télévision et faire gagner de l’argent ?

Le professeur de l’université de Baltimore ne comprenait pas. Il prit ça pour une élucubration française. Sauf qu’élucubration a pour étymologie « luire » de la racine leuk qui signifie “éclairer”. C’est même, disaient les Grecs, « ce qui est propre à l’aube ». L’aube sur Baltimore ? Mais l’universitaire américain renonça à comprendre. Ce qui était pour lui un progrès, même s’il ne s’en rendait pas compte. Car, à son insu, l’énigme l’élevait en position de passeur. Preuve en est, qu’il transmit à ses élèves l’étrange réponse que lui avait faite « le plus grand psychanalyste français du siècle » sur la question de l’inconscient. Il la relata notamment à un de ces élèves qui devint lui-même professeur de littérature française dans la même université, puis, un brillant critique littéraire. Ce qui l’amena à Paris. Lors d’un dîner je rencontrai ce jeune critique littéraire américain dont le nom est Ralph Schoolkraft. Au cours de la conversation il me rapporta, sur un ton sarcastique, la fameuse définition lacanienne de l’inconscient. Mis en position de juré par ce passeur inattendu, je déclarai avec solennité que cette définition, qui semblait être un déchaînement verbal, était en fait une explication extrêmement précise : l’inconscient c’est tout à fait « Baltimore à l’aube ! ». Toute autre définition aurait manqué sa cible. Lacan ne traduisait-il pas traduit Unbewusst par « une bévue » ? Je connais bien Baltimore, crut devoir renchérir quelqu’un, c’est une ville industrielle absolument sinistre on y tourne des films aux atmosphères glauques comme Le silence des agneaux. Cette ville justifie à elle seule ce que dit Rimbaud dans Le bateau ivre, à savoir que « Les aubes sont navrantes ». Mais il n’y a pas de ville dans l’inconscient, répliquais-je, il n’y a que de la parole. Et de plus, une parole bizarre, une sorte de langage des oies, c’est-à-dire une parole qui fait parler librement les mots ordinaires que d’aucuns prennent pour des signes intangibles. Pour comprendre Lacan, nous sommes contraints, par Lacan lui-même, de faire parler les sons « Bal-timore-à-l’aube » justement parce qu’en l’occurrence tout signifié est dans l’impasse. C’est ce que font cliniquement tous les psychanalystes. Que disent les sons de Baltimore ? Dans Bal-timore, il y a « bal », qui étymologiquement signifie parole d’où ballade qui désigne une chanson, et nous pouvons faire sonner « ti more » comme « tu es mort » ou ramener timor au « timor » latin qui signifie “peur”. L’aube c’est l’aurore, le commencement du jour. L’inconscient signifierait donc ici la parole qui, comme l’aurore, s’élève, telle une chanson, par de là notre peur de la mort.

« Si non e vero e bello » admit le critique littéraire mais il rétorqua aussitôt : vous parlez français et Lacan s’exprimait en américain. L’inconscient, expliquais-je est une dimension, une dit-mension, comme l’écrit Lacan (la mention, est le fait de nommer, de nommer un dit), une dimension de la parole qui se moque de l’arrogance des cinq mille langues de la planète et qui en fait ce qu’elle veut. On pourrait donc faire aussi bien parler les phonèmes « Baltimore à l’aube » en américain ou en n’importe qu’elle autre langue. C’est cela le langage de l’inconscient. L’inconscient c’est cette parole qui a une infinité d’expressions, et à chaque fois une autre. Les contes de Perrault (XVIIe s) étaient sous-titrés à leur parution par Les contes de ma mère l’Oye. Référence au langage des oies qui est le langage de l’inconscient, comme je l’ai expliqué quelque part. En tout cas comme disent les Chinois du chan : « Le vide ne diffère pas de la forme et la forme ne diffère pas du vide » : 空不异色, 色不异空, kong bu yi se, se bu yi kong. Reste que l’inconscient est ce qui articule toutes les langues et qu’à le refouler nous produisons ces fameux symptômes physiques et mentaux qui nous harcèlent.

Voici donc comment, encore une fois, Lacan a franchi la passe de l’Unbewusst, avec un jury improvisé, mais impartial, dans un dîner parisien, trente cinq ans après avoir utilisé le fameux langage des oies de l’inconscient à l’université de Baltimore.

La passe est un concept lacanien un art de l’improvisation sur la triplicité du RSI, autrement dit des trois modes de la parole, ou les trois dimensions que nous sommes, corps esprit et inconscient. Aucune des langues ne fait chiffre.

La langue ne fait pas chiffre mais signe à déchiffrer.

                        (Télévision, p. 59)

Nous comprenons mieux maintenant, j’en suis sûr, la phrase de Lacan dans la première leçon de notre cartel (Télévision, p. 11) :

Heureux les cas où passe fictive pour formation inachevée : ils laissent de l’espoir.

Nous savons ce qu’est la passe fictive (passe consciente et préconsciente) pour formation inachevée puisqu’il n’y a de fin à l’analyse que par le passage de la passe à l’inconscient. Ce qui laisse de l’espoir à quiconque et à toute situation, car nous sommes tour à tour, et même simultanément, passant, passeur et juré. Ici le psychanalyste « est un saint » (Télévision, p. 28) et « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même » (Télévision, p. 50). L’inconscient est une sorte de tapis volant qui permet de voyager, librement, sans passeport, dans toutes les langues du monde. Le divan de Freud était d’ailleurs recouvert d’une sorte de tapis oriental. Vous en avez tous vu la photo.


Nous remarquerons, en outre, que la formule « L’inconscient, c’est Baltimore à l’aube » résonne étonnamment à la manière des koan ou plus précisément des gōng'àn 公案, de la tradition du chan (, ). Le mot gong’an se réfère étymologiquement à une décision de juré. Certes, on ne peut reproduire les jeux de mots impliqués dans les gong’an de la langue chinoise, mais on y retrouvera facilement, comme dans toute énigme, les trois moments de la passe : passant, passeur et juré, les trois mondes, ou les trois m’ondes, de la parole. Quand, par exemple, l’empereur des Lang, qui, au VIe siècle, avait fait construire des dizaines de temples et fait traduire en chinois la plupart des textes du bouddhisme, demanda à Bodhidharma, le fondateur du chan : « Quels sont mes mérites ? ». Celui-ci répondit : « Aucun mérite ! » (Les annales de la transmission de la lampe, Susuki p. 224). C’est que pour le Chan, comme pour Freud, le conscient est l’inverse de l’inconscient. Dans le conscient, physique ou mental, il y a de bonnes et de mauvaises actions, du mérite et du démérite. Mais dans l’inconscient il n’y a pour passe que « le rien » (Pi Yen Lou in Les textes chinois fondamentaux, Hermès, p. 87). L’empereur des Lang était en position de passant, ses actes méritoires faisaient office de passeurs et Bodhidharma de juré. C’est le juré qui apprécie si le passant se réfère au conscient ou à l’inconscient. Comme il s’agit ici d’œuvres conscientes, physiques comme les temples, et spirituelles comme les traductions, le tout parfaitement réfléchi, Bodhidharma répond sans hésiter : « Aucun mérite ! » « Pourquoi Bodhidharma est-il venu en Chine ? Réponse : « Le cyprès dans la cour », dit le Passe sans porte (recueil Wu men guan, Le passe sans porte). Il s’agit dans le chan comme dans l’inconscient de paroles qui ne parlent pas directement à la conscience du corps ou à celle de l’esprit mais qui dans leur expression abrupte font aller l’inconscient plus vite que le corps et plus vite que l’esprit. « Le chien a-t-il la nature de Bouddha » ? Le maître Yun Men répond : « Wu », , mot que l’on peut traduire par « non » ou par « sans différence », selon qu’on se place dans la dimension du conscient ou celle de l’inconscient, ou encore par « rien » dans le sens que nous avons vu de passe « de l’un à l’autre » dans l’instant où il n’y a justement ni de l’un ni de l’autre. Dans le Pi yen Lou on rapporte que les moines de la salle de l’Est d’un temple, et ceux de la salle de l’Ouest se disputaient un jour la possession d’un chat. Le maître Nan tsian s’empara du chat et invectiva ainsi les soi disant aspirants du chan : « Dites-moi ce qu’est le chan ou je coupe le chat en deux ». Stupéfait, personne ne répondit. Sans hésiter, Nan tsian s’empara d’une épée et coupa le chat en deux. Aucun des moines, de l’Est ou de l’Ouest, n’avait su comment « passer la passe » pour éviter la boucherie. C’est que dans ces cas là il faut parler plus vite que la vérité pour qu’elle ait une chance de nous rejoindre. Quand le maître rapporta ce qu’il avait fait à un autre disciple, nommé Zhao Zhou, celui-ci retira ses sandales, les mit sur sa tête et sortit. « Si tu t’étais trouva là, commenta Nan Jiang, par ta clairvoyance le chat eut été sauvé ». Car, pour des moines chan ne pas savoir dire ce qu’est « le subitisme chan » équivaut à ne pas savoir où placer ses sandales et confondre sa tête avec ses pieds. Les moines de l’Est et de l’Ouest étaient les passants, le chat, le passeur et Nan Jiang le juré. La passe pour l’inconscient c’est 無門關, wu men guan, ce qui signifie « la passe… sans porte » ou « la porte dont la passe est le rien » (Les entretiens de Lin tsi, tr. Demiéville, p. 118). Rien, c’est l’objet petit a, la créativité de l’objet petit a. Comme dit Lin Ji : « le père (le sens) c’est l’inscience (à entendre comme le non, wu, qui produit la science) et la mère (le mot) c’est la concupiscence », autrement dit la jouissance (Les entretiens de Lin tsi, p. 156). « Je ne fais que traiter la maladie, dit Lin Ji, et dénouer les liens » (p. 118). Cela relève du délire, mais du délire pour une cohérence jouissive, un souffle vital afin retrouvé. C’est l’art de manier la causalité inversée ou l’effet qui devance la cause (voir Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », in Écrits, p. 197).

Dans le chan on trouve aussi le khât qui est l’onomatopée, pourrait-on dire, de l’arête entre signifiant et signifié S/s. Vous vous rappelez la formule de Saussure qui a fondé la linguistique moderne et le structuralisme, S/s :

Parfois, explique Lin JI, le khât est comme l’épée précieuse du roi diamant (on pourrait dire l’épée verpaline d’Alice qui, selon Lewis Carrol, tranche la tête du Jaberwoky) ; parfois le khât est comme un lion aux poils d’or tapi sur le sol, prêt à bondir ; parfois le khât est comme une perche à explorer : parfois le khât ne fait pas office de khât

    (« Les quatre khât de Lin tsi », in Les entretiens de Lin tsi, p. 196).

On vit au péril de ce qu’on refoule et de ce que l’on répète. Ainsi Lin Ji demanda à un moine : « Certains font usage du khat, d’autres du bâton, quels sont ceux qui sont les plus proches du chan ? Le moine fit « khât ». Alors le maître le battit ». Car dans le chan, comme dans la praxis de l’inconscient, le « discours du semblant » est rejeté comme tout plan fixe, tout discours écrits ou récité. Non seulement le maître de chan, que Lacan compare au psychanalyste dès l’ouverture de son premier séminaire, se sert de réponses absurdes-pour-l’esprit et de cris inattendus, les « khât », qui servent à inverser la compréhension superficielle, mais il fait aussi usage de diverses brutalités, torsions du nez, coup de pied ou coup bâton, non pas par goût de la violence, d’acting out, ou de quelque provocation stupide mais simplement pour rompre le silence chronique sur l’inconscient, lorsqu’à l’instant de voir il trouve une opportunité capable d’engendrer une mutation de conscience, une inversion de causalité et de point de vue. Ça a exactement la même fonction que l’acte analytique de la scansion en psychanalyse lacanienne. La scansion est, pourrait-on dire, ce qui donne l’opportunité de changer de conscience, spécialement quand on est enlisé dans le labyrinthe d’un cercle vicieux. Le semblant, avec ses explications vérifiables, n’ont d’intérêt et de sens que dans le conscient. Même si les postfreudiens tentent, encore et toujours depuis la mot de Freud, de minimiser l’inconscient, pour le chan, comme pour les lacaniens la béance de l’inconscient se dévoile comme le concept dynamique fondamental. « Le vide ne diffère pas de la forme et la forme ne diffère pas du vide » : 空不异色, 色不异空, kong bu yi se, se bu yi kong. De sorte qu’on pourrait imaginer qu’un jour des psychanalystes, vraiment désintoxiqués par le discours lacanien, pourraient, à la manière des maîtres chan, crier à leur analysant : « Qu’est-ce que l’inconscient ? » Et quand l’analysant hésiterait, ou répondrait par une formule connue il recevrait un coup de bâton ! Mais ce genre de pratique n’est pas encore à la mode. Le mot scansion n’est même pas dans les dictionnaires de psychanalyse. Si les psychanalystes n’en parlent pas comment pourraient-ils s’autoriser à donner des coups de bâton ? Nonobstant, la manière de parler de Lacan relève souvent du khât, ou saillies contre la moutonnerie générale. Pas de réponses directes, à la manière des gong’an : Absoudre, résoudre, dissoudre subitement, pour empêcher d’interpréter en rond. Interrompre, ponctuer et dire pour délivrer Tantale de son supplice. L’analyste est un maître de kong fu, à lire kong, et fu (homme) c’est-à-dire « homme du vide ». (C’est une faute d’écriture, mais elle est voulue. D’ailleurs des moines de Shaolin ne m’ont pas démenti). Je est toujours un autre, et cet autre, quel qu’il soit, est son titre de noblesse. L’inconscient, comme dit Freud, est « librement mobile ». Il s’agit donc, dans la cure, d’une mise en liberté. Car si je n’aime pas ma liberté je ne supporterai pas non plus celle de l’autre. Lacan insiste : « l’analyse, dans sa racine, est une révélation de palimpseste » : Les mots recouvrent d’autres mots qui recouvrent d’autres mots recouvrant d’autres mots, de sorte que l’on pourrait retrouver par n’importe quel mot toutes les autres mots de toutes langues du monde connues et inconnues. Cependant il s’agit comme dit le chan « de ne plus avoir de dépendance à l’égard des mots et des lettres », d’aller par de là nos enchaînements verbaux et nos prisons grammaticales. La passe c’est comme la transmission du chan : « Une transmission spéciale, en dehors des écritures, aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres » (Suzuki, Zen, p. 208). Tous nos maux sont des mots dont la parole doit être délivrée. Le mot, c’est la mère dans l’inconscient, la mère de toutes choses, comme l’enseigne Laozi. A part le chan, le Dao et la psychanalyse il n’y a que Sade qui a su comment faire avec mère-le-mot. Vous n’avez qu’à vous reporter à La philosophie dans le boudoir. Vous comprendrez avec Lacan que Kant doit être lu comme un auteur érotique et Sade comme un philosophe, un philosophe qui comprendrait la psychanalyse, c’est-à-dire qui aurait pour éthique, éthique de l’inconscient, « l’éthique du bien dire » (Télévision, p. 52).

N’est-ce pas reconnaître, interroge alors l’interviewer (Télévision, p. 52), qu’il n’y a rien à attendre de la psychanalyse pour ce qui est d’apprendre à faire l’amour ? (probablement l’interviewer parle pour lui). D’où on comprend que les espoirs se reportent sur la sexologie.

Réponse de Lacan :

C’est plutôt de la sexologie qu’il n’y a rien à attendre.

Le langage est un don de la parole de l’inconscient. La parole (psyché) est un corps subtil, mais c’est une sorte de corps, d’en corps, d’encore. Car comme disent les Chinois, on l’a vu : « le vide ne diffère pas de la forme et la forme du vide ». Dans Encore (séminaire XX) Lacan nous dit :

Le signifiant c’est la cause de la jouissance. [Vous vous souvenez de ce qu’est le signifiant lacanien ? C’est la barre qui sépare le signifiant linguistique de son signifié : S/s]. Sans le signifiant, comment même aborder cette partie du corps ? Comment sans le signifiant, centrer ce quelque chose qui, de la jouissance, est la cause matérielle ? Si flou, si confus que ce soit, c’est une partie, qui du corps est signifié [c’est-à-dire qui fait sens] dans cet apport. J’irai maintenant tout droit à la cause finale, finale dans tous les sens du terme. En ceci qu’il en est le terme, le signifiant [le signifiant linguistique cette fois, c’est-à-dire le mot, la mère comme on l’a vu] est ce qui fait halte à la jouissance. (Encore, p. 27).

Le mot (la mère, dans l’inconscient) fait halte à la jouissance du signifiant séparatif S/s. Elle s’allie au signifié (s, le sens) pour constituer le signe de l’interdit. Pourtant la barre reste toujours à la même place, comme l’arête d’une surface de Moebius, même soumise au signe moins. Le chan a un gong’an qui illustre parfaitement ces explications lacaniennes. Le voici : Une vache s’échappe de son étable en sautant par une lucarne. La tête passe, le corps passe, mais la queue ne passe pas ? Pourquoi la queue, paradoxalement, ne passe-t-elle pas ? Parce que la queue figure la barre entre le S/s. C’est l’inconscient lui-même dont le signifiant, la queue, reste et revient toujours à la même place. Ainsi, par exemple, le célèbre maître de chan Wen Yan (mort en 949), et qui n’enseignait que la dynamique du « Wu » , reste toujours à « la même place ». On peut voir son corps momifié depuis dix siècles, en posture de zuo chan, au monastère de Kwantung.

Pour situer, avant de vous quitter, poursuit Lacan, mon signifiant [le signifiant psychanalytique, la queue de vache] je vous propose de soupeser ce qui, la dernière fois, s’inscrit au début de ma première phrase, « le jouir d’un corps », d’un corps, qui, l’Autre, le symbolise, et comporte peut-être quelque chose de nature à faire mettre au point une autre forme de substance, l’asubstance jouissante [avec le l apostrophe comme on dit l’achose]. (Encore, p. 26)

Signalons pour illustrer ces propos l’enquête de Arte, qu’on peut voir encore sur internet, concernant la découverte dans une tombe bouddhiste en Sibérie chez les Bouriates, du corps d’un moine, Itigilov, en posture de zuo chan, mort depuis quatre-vingts ans mais ne comportant aucune trace de décomposition. Est-ce un exemple des forces de l’inconscient sur l’asubstance jouissante de notre chair humaine ?

On ne peut, par l’observation de ce qui tombe sous nos sens c’est-à-dire la perversion, poursuit Lacan dans Télévision, p. 52, rien construire de nouveau dans l’amour. Dieu par contre, a si bien ex-sisté [avec un trait de séparation entre ex- et sistere, être, c’est-à-dire hors de l’être] que le paganisme en peuplait le monde [de l’asubstance jouissante] sans que personne n’y trouve à redire. C’est où nous revenons… Il n’y a de di-eu-re [avec trait d’union] de l’amour [c’est-à-dire de dit heureux de l’amour] que ce compte fait, dont le complexe [le complexe de Dieu] ne peut se dire qu’à se faire tordu. (p. 53)

Car il s’agit moins de trouver Dieu que de trouver le dit-eu-re, le dit heureux.

D’autres traditions nous assurent, poursuit-il, qu’il y a des gens plus sensés, dans le Tao, par exemple. Dommage que ce qui pour eux faisait sens soit pour nous sans porter de laisser froide notre jouissance.

Car qui connaît le Dao aujourd’hui ? Certainement pas les Chinois du post-communisme. Mieux vaut se référer à Freud. Nous avons (au moins) deux vies, explique Freud, une vie consciente et une vie inconsciente. Il explique :

La vie psychique [la vie inconsciente] doit être jugée comme si elle appartenait à une autre personne. (Métapsychologie, p. 71)

Bien sûr, l’homme n’aime pas se savoir divisé par des puissances qui échappe à sa conscience. Mais comme dit Plutarque, nous avons réellement des vies parallèles. Ainsi, la vie consciente, physique et mentale, peuvent sembler se dérouler à un excellent niveau de confort matériel et social alors qu’en même temps la vie inconsciente est complètement angoissée, déprimée ratée, insatisfaite, privée de toute valeur et insupportable. Inversement la vie inconsciente peut connaître la béatitude absolue alors que la même vie consciente se déroule dans la pauvreté, et même, physiquement, dans la maladie. On raconte, par exemple, que le troisième patriarche du chan, Seng Zan, était lépreux, mais cela ne faisait pas handicap à l’excellence de son zuo chan. Vous vous souvenez de ce que dit Lacan dans Télévision p. 40 :

Le sujet [le sujet de l’inconscient] est heureux. C’est même sa définition puisqu’il ne peut rien devoir qu’à l’heur [“heur” a pour étymologie “août”, de la racine “aweg” qui signifie “croître”], à la fortune autrement dit, et que tout heur lui est bon pour ce qui le maintient, soit pour qu’il se répète. L’étonnant n’est pas qu’il soit heureux sans soupçonner ce qui l’y réduit, sa dépendance à la structure [c’est-à-dire à la parole de l’inconscient], c’est qu’il prenne idée de la béatitude, une idée qui va assez loin pour qu’il s’en sente exilé.

Autrement dit « tout le monde est heureux, sinon c’est de sa faute » (Epictète). Du Dao, qui signifie parole (parole de l’inconscient) on ne sait plus grand-chose. Ce ne sont pas les lamentables traductions françaises qui peuvent nous aider. Il faudrait tout reprendre, Lao ZI et Tchouang Zi sous l’angle psychanalytique, à savoir sous l’angle de ce que Lacan appelle justement « l’asubstance jouissante » (Encore). On trouve pourtant des textes taoïstes sur la sexualité de la femme comme par exemple La tigresse blanche (éd. Trédaniel) où il est rappelé que « l’énergie sexuelle est la raison de la naissance de l’humain et le manque d’énergie sexuelle est la raison de sa mort ». La jouissance de la femme c’est « l’autre jouissance », comme l’appelle Lacan, à savoir la jouissance infinie, puisque la femme, non seulement a un trou de plus que l’homme mais elle est la seule à posséder l’organe qui n’a d’autre fonction que l’orgasme, le clitoris (quinze centimètres de long à l’intérieur). La femme est en quelque sorte « l’asubstance jouissante ». D’où le mot de Lacan « on est hétérosexuel quand on aime les femmes, qu’on soit homme ou femme ». La mythologie grecque l’avait aussi remarqué. Tous les organes du corps sont plaisants et jouissifs, mais ils sont aussi affectés par d’autres fonctions. L’organe qui ne sert purement qu’au plaisir et à son sommet suprême l’orgasme c’est le clitoris. C’est la femme qui l’a. C’est même ce qui la caractérise. L’homme en est dépourvu. La genèse biblique est ici complètement inversée. Si l’on regarde les tapisseries de « La Dame à la licorne » (XVe s.), en lisant clitorne au lieu de licorne, pour comprendre qu’il s’agit du clitoris et non pas d’un animal imaginaire, nous verrons qu’il est raconté en images, que c’est à partir du clitoris que se développe les cinq sens et que la sixième tapisserie, sur laquelle on peut lire la formule « À mon seul désir », est facile à interpréter. Il ne s’agit pas du désir conscient qui regrette ce qu’il a perdu et qui cause la souffrance, mais du désir inconscient qui est jouissance et béatitude. C’est le désir qui trouve et non pas le désir qui cherche. « Le sujet de l’inconscient est heureux » (Télévision. p. 40). Comme dit Angélus Silésius : « sans jouissance rien ne subsiste ». Toute la sagesse du vide, est condensée dans la lettre A, comme nous l’avons vu (cartel 9, p. 7) Lacan dit de son objet a qu’il est justement « un condensateur de jouissance ».

La Béatrice de Dante prétend que Dieu la comble (Télévision, p. 41).

À quoi, dit Lacan, répond en nous : ennui, Mot dont à faire danser les lettres comme au cinématographe, jusqu’à ce qu’elles se replacent sur une ligne, j’ai recomposé le terme : unien. Dont je désigne l’identification de l’Autre à l’un.

Le un c’est l’ennui. C’est l’ennui et c’est ce qui cause des ennuis comme le racisme dont Lacan prophétise la montée. Le racisme c’est la peur de l’Un. Or c’est la parole qui produit le Un, il pourrait donc se calmer.


D’où vous vient, demande l’interviewer (Télévision p. 53) l’assurance de prophétiser la montée du racisme ? Et pourquoi diable le dire ?

Réponse de Lacan :

Dans l’égarement de notre jouissance, il n’y a que l’Autre qui la situe…

Le racisme consiste à dénier la jouissance de l’autre. Soit qu’on veut imposer notre jouissance là où elle n’a que faire. Soit qu’on ne supporte pas qu’un autre ait une jouissance différente de la nôtre :

Laisser cet Autre à son mode de jouissance, explique Lacan, c’est ce qui se pourrait à ne pas lui imposer le nôtre.


Notre monde s’énonce par le « plus-de-jouir », l’objet petit a. Non pas l’objet petit a du discours du maître, mais par l’objet petit a matériel du discours capitaliste, comme il est facile de le constater avec la profusion de publicité dès qu’on ouvre la télévision ou son ordinateur.

Comment espérer, demande alors Lacan, que se poursuive l’humanitairerie de commande dont s’habillaient nos exactions ?

C’est-à-dire que sous prétexte d’aider, voire de sauver le monde, on impose au monde ce qui le perdra. La notion identitaire de Dieu, celui qui « est ce qu’il est », « je suis celui qui suis », va reprendre de la force pour de plus amples conflits.

Dieu, conclut Lacan, à en reprendre de la force, finirait-il par exister, ça ne présage rien de meilleur qu’un retour de son passé funeste.

C’est-à-dire des guerres de religion. Se servir de Dieu pour s’identifier c’est engendrer le racisme. On est condamné à être psychorigide. Rien n’est pire que la conscience de soi fermée sur elle-même. Le raciste ne sait pas compter jusqu’à trois. Seulement jusqu’à deux. Le raciste c’est Œdipe et les malheurs de la vertu. Toute conscience est narcissique puisqu’il lui faut d’abord être conscience de soi. Ce qui mène à un Ego surdimensionné. Conclusion, le conscient est identitaire donc raciste : a=a. Dans l’inconscient (le ça) il n’y a pas d’identité donc pas de racisme. Le moi, le surmoi, l’idéal du moi sont racistes. Il n’y a que le ça de non raciste. D’autres appelaient ça la nature. Mais c’était il y a longtemps.

C’est avec le concept de narcissisme (Freud, 1914) qu’a eu lieu la grande division dans la pratique et la théorie psychanalytique. Le concept d’inconscient n’y est pas pris dans le même sens. Il y a d’une part la tradition nord américaine pour un moi fort adapté à une société d’échanges économiques avec un inconscient classiquement philosophique, c’est-à-dire une confusion entre le préconscient et le conscient, et d’autre part, l’inconscient subversif, selon Freud et Lacan, l’heureux sujet de l’inconscient lacanien (Télévision, p. 40) où il n’y a que du langage. En bref nous nous heurtons à la différence entre le discours capitaliste et le discours psychanalytique (voir cartel n° 5) : « l’objet petit a » n’y a pas le même sens.

Lecture de Télévision de Jacques Lacan

entrecroisée avec la « pensée chinoise »


Guy Massat

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