Paris, jeudi 25 mars 2010, chez Clovis

An XXIX après Lacan



Le terme « télé » de télévision signifie « loin ». Nous pouvons voir sur notre écran plat des choses qui se sont passées avant notre naissance. Mais jusqu’où peut aller notre vision ? Un célèbre gōng'àn (koan), 公案, de Hui neng, le grand maître du Chan dans la Chine du VIIe siècle nous pose, à travers le temps, cette étrange question : « Quel était votre visage avant votre naissance ? » La question semble paradoxale, stupide, absurde. Aussi absurde que l’inconscient du point de vue de la logique classique et des sciences. Elle suppose qu’on puisse voyager dans le temps comme si c’était de l’espace pour aller voir plus loin qu’avant notre naissance. Par quelle anamorphose du temps, par quel nouage d’images contradictoires, comme celles des rêves, pourrions-nous voir notre visage avant qu’il n’apparaisse ? Y en aurait-il un seulement ou n’est-ce pas bien plutôt un abîme en lui-même ? La question relève des questions sans réponse qui hantent les humains bien qu’ils s’efforcent, pour être tranquilles, de ne pas trop y penser. Cependant, il nous faut bien admettre qu’il nous est impossible de voir directement notre propre visage. On ne le voit jamais, en tout cas, pas aussi directement qu’on distingue celui des autres. Ne passe-t-on pas la plupart de notre existence sans se voir ?

Même si l’on se regarde dans une glace, ou en photo ou en film on ne se voit pas précisément comme les autres nous voient dans la réalité. On ne se voit que « réfléchi » comme si la réflexion était notre seul mode d’être, et non pas l’intuition. Nul besoin de porter un voile, nous sommes toujours voilés. Pourtant le visage, c’est ce qui se voit, c’est notre identité. Quel visage avions-nous avant votre naissance ? Nous n’en avions pas ? Mais alors c’est comme maintenant ? Car sous le masque de chair que nous appelons orgueilleusement notre visage, en toute rigueur il n’y a rien, sinon un crâne avec son sourire sarcastique. Qu’y a-t-il dans ce crâne ? Une espèce de gélatine qui ne réagit qu’à des sons, des paroles, des dires, même si ce n’est que « le dire exprimé sans paroles » comme l’aboiement du chien de Lacan, le croassement d’un corbeau, le bourdonnement d’une abeille, la, chute d’un arbre, ou, comme dit si bien le poète Bashô (XVIIe s.) : « Le bruit que fait une grenouille en sautant dans l’étang ». C’est que nonobstant l’extraordinaire « imagerie cérébrale fonctionnelle » qui fascine tant les neurosciences, l’activité du cerveau n’entre en action que par les paroles qui la précèdent. Quand la psychanalyse deviendra-t-elle inutile ? Elle deviendra inutile et disparaîtra que lorsqu’on ne parlera plus. Car l’inconscient est parole et les savants eux-mêmes ne peuvent y échapper. Mais, comme d’habitude pour toute science, les neurosciences confondent le préconscient avec l’inconscient. En conclusion, notre visage d’aujourd’hui, comme celui d’avant notre naissance, n’est fait que de mots, que de sons, de vibrations, qui passent comme des rides qui rigolent. Pas d’œil, pas d’oreille, pas de nez, pas de bouche, pas de joues, pas d’esprit, aucune différence qui ne dépendent de mots. Des souffles, noués, dénoués, renoués, qui se métamorphosent et qui produisent toutes sortes de visages dans le même visage ou dans les séries de chacun des autres. Étymologiquement « visage » veut dire ce qu’on voit. Le R (le Réel) produit le I (l’Imaginaire, le semblant, ce qu’on voit) lequel produit la voix réfléchie, le S (le symbolique) et les trois sont noués ensemble borroméennement. Le dit de la parole d’avant la parole s’il revient sur lui-même, c’est pour aller plus loin que lui-même comme le temps et toutes les caractéristiques du temps. Il n’y a donc jamais eu sous votre visage que de la voix, des voix parallèles, comme les vies parallèles de Plutarque. En tout cas, on n’y trouve personne. C’est « cette voix qui quand elle sonne n’est plus la voix de personne… » comme dit Valéry, cité par Lacan. D’ailleurs en grec persona  désigne le masque mais aussi la voix qui sort du masque et qui le précède. Ce qui se voit mais aussi ce qui ne se voit pas, s’écoute, se goûte, se sent, se touche et ne se touche pas n’est fait que de mots, de m’O, de vibrations de zéro, O.  Rien que du « parlêtre », c’est-à-dire de l’interprétation, ou, comme le voulait Freud « une construction », une construction de m’ondes, de m’ondes à « objet petit a » : Chacun ses voix, ses regards, ses fèces, ses nourritures, et ses riens. Notre visage d’avant notre naissance n’était fait que de mots. Ça parlait pour nous. Il a bien fallu que notre père, d’une façon ou d’une autre, parle à notre mère et que celle-ci réponde par des mots favorables, pour que nous apparaissions. Notre visage était celui de la langue qui les prononçait. Tout cela pour dire, à partir de cet antique et bizarre gōng'àn (koan), 公案, que nous ne sommes que des mots, du parlêtre. Toute conscience est conscience de quelque chose, et nous sommes par conscience d’être. C’est réfléchi. C’est le paradigme occidental. Or la conscience du vide est vide de conscience, autrement dit c’est l’inconscient. Et l’inconscient ça parle. Toute conscience de quelque chose est donc inévitablement parlée par l’inconscient. Le vide parle, nous dit encore la pensée chinoise. Selon le sutra de la suprême sagesse du Chan : « la parole du vide se prononce ». Selon le même sutra il est souligné précisément que c’est la lettre « A », le son de la lettre A :

La prajnaparamita toute entière est condensée dans la lettre « A », qui est dite la mère de toute sagesse.

Dr Evans-Wents, Le Yoga Tibétain, p. 350

La lettre « A » c’est aussi « l’être là », le dasein, dont Lacan a fait l’être l’a, la lettre « objet petit a ». Ainsi que le résume Laozi :

Le nom est la mère de toutes les choses.

                Daodejing, 1

En latin vocare, “être vide” est homophone de vocare, “nommer”. La parole précède bien les corps comme le son précède les cordes, et les trous précèdent leurs bords.



En Europe, depuis Freud et Lacan, l’inconscient est une langue neuve. Une langue qui parle à l’air, qui n’est ni vivante ni morte, et qu’autrefois on appelait la « langue des oiseaux ». Cette langue, il suffit que deux cœurs l’écoutent pour qu’ils trouvent subitement mille moyens de communiquer sans le secours d’aucune parole convenue, vulgaire ou savante. C’est la langue de la psychanalyse qu’enseignent Freud et Lacan. Leur enseignement, malgré la mafia de la Samcda,

Filtre de partout, comme dit Lacan, c’est un vent qui fait bise quand ça souffle trop fort.

C’est dans Télévision (p. 33). Psyché y retrouve là son étymologie de souffle vital, [tchi], , en chinois.


Selon Confucius il importe de redonner aux mots leur définition propre. Suivons-le avec le mot psychanalyse. Le mot « psychanalyse » est composé de deux mots grecs. Mais qui étudie le grec aujourd’hui ? Il n’y a plus, pratiquement, qu’une vieille dame aveugle, comme perdue au fond des vieux bâtiments de l’Académie Française, pour en défendre l’intérêt. Jacqueline de Romilly, pour la nommer. Or la langue grecque est la racine de toutes les langues européennes et de leur écriture. En tout cas, ceux qui s’intéressent à la psychanalyse trouveront toujours profit à visiter les mots grecs qu’on utilise souvent sans le savoir. Le mot analyse, par exemple, analusis, αναλυσις, a plusieurs sens. Ouvrons le Bailly : C’est le troisième sens du mot analyse qui est le plus connu : “résolution d’un tout en ses parties”, c’est-à-dire, distinguer en les séparant les éléments d’un ensemble. Ce sens a triomphé et triomphe dans tout ce qui relève du conscient, les religions, la philosophie et les sciences. Le second sens d’analusis, αναλυσις, c’est : “dissolution” (La dissolution est justement le titre du dernier séminaire de Lacan, le séminaire XXVII, juste après La topologie et le temps, séminaire XXVI). Quant au premier sens d’analusis, αναλυσις, c’est “libération”. On doit le retenir. Car « analyse », en tant que « libération », est bien, dans le sens de Freud et de Lacan, ce qui convient le mieux au mot comme au concept, de psychanalyse. Cela permettra d’éviter ces dérapages psychanalytiques où l’on se retrouve pétrifié dans le miroir du conscient, comme il arrive trop souvent. Cela permettra de ne pas réduire l’analyse à de la suggestion ou à une soumission à quelque norme, à quelque cadre, à quelque idéologie, à quelque conscience que ce soit. En outre, connaissant les trois sens du mot analyse il sera plus facile à l’analysant, comme à l’analyste, de comprendre ce qui se passe lors d’une séance. La psychanalyse c’est donc « la libération » (αναλυσις) La libération de quoi ? De psyche : ψυχη. Psyché pour les Grecs c’était « le souffle vital ». Qu’est-ce que le souffle vital ? Pour Freud et Lacan c’est l’inconscient qui précède toutes les formes de consciences de quelque chose. Et cet inconscient c’est de la parole. De quelle parole s’agit-il ? Non pas d’une parole exprimée dans une des 7 000 langues du monde. Mais étrangement d’une parole qui les articule toutes : la parole du silence, du langage, du silence. Non pas du silence exprimant l’impuissance ou l’inhibition, ou le silence en tant qu’interdiction et bâillonnement, mais du silence, en quelque sorte originel, du silence mobile, de la poussée infiniment rapide du silence, d’un silence si centrifuge qu’il ne laisse derrière lui qu’une suite d’éclatements et de tourbillons d’hypothèses. L’inconscient n’est pas une parole ordinaire, mais une parole qui est la rapidité même du silence, aussi preste, secrète et insaisissable que le temps qui absorbe tout, tout ce qu’il fait apparaître et réapparaître tout ce qu’il dissout. Pour accéder à l’importance de ce silence qui est le langage de l’inconscient, il suffit à quiconque de considérer simplement que si l’on jouait toutes les notes d’une symphonie en même temps plus personne n’entendrait rien. C’est le silence qu’il y a entre les notes qui active l’audition. C’est le vide qu’il y a entre les choses qui permet de les différencier. Le vide n’est pas statique c’est, au contraire, ce qui permet de remplir et de désemplir les contenants. Aucune de nos 7000 langues ne serait possible si elle n’était articulée par le silence. C’est le silence qui, lançant ses hypothèses, permet l’identité éphémère des choses. Par exemple : Si a <  b, b > a.  D’où le poinçon de Lacan <> dans la formule du fantasme $ <> a. La réalité, c’est du fantasme et la psychanalyse nous apprend « à savoir y faire avec notre fantasme ». Comment pourrait-on savoir y faire avec les fantasmes de la réalité si l’on ne pouvait se servir du langage vrai du silence ? Le vrai silence brise de ses six lances de feu, les faux silences du semblant, de l’impuissance, du silence qui interdit n’importe quoi sous menace des pires malheurs. C’est pourquoi, dès l’ouverture de son premier séminaire Lacan explique que :

Le maître (c’est-à-dire l’inconscient) interrompt le silence (le silence de l’impuissance, du malêtre et de l’interdit) par n’importe quoi, un sarcasme, un coup de pied. C’est ainsi que procède dans la recherche du sens, un maître bouddhique selon la technique zen (Chan).

Ainsi la cure psychanalytique ne consiste qu’à mettre l’inconscient en mouvement, c’est-à-dire à briser les faux silences par l’usage du vrai silence de l’inconscient.


Comment pratique-t-on ce langage paradoxal ?


La dernière fois « La mort du cygne » de Tchaïkovski dénaturée en « mort du signe linguistique » a eu l’effet, au dire de certains, « d’une plus value » ou « d’un plus de jouir » concernant le dernier acte du célèbre ballet russe. « Le cygne » du poète Sully Prudhomme, dit par la comédienne Maud Ribler, avait été également défiguré en « signe », dans un manquement sauvage à l’orthodoxie de toute langue. Encouragé par le succès de ces odieuses transgressions, nous présentons aujourd’hui la méthode Magritte pour se détacher des mots et des images (des S et des I). Tout le monde connaît le tableau de Magritte de 1928 représentant une pipe sous laquelle est écrit « ceci n’est pas une pipe » ou encore le tableau représentant une pomme sous laquelle est écrit « ceci n’est pas une pomme ». Nous pouvons décliner le principe de Magritte à tous les objets du monde et au monde lui-même. Il n’y a qu’à regarder une chose quelconque et dire qu’elle n’est pas ce qu’elle est : « Ceci n’est pas une voiture, ceci n’est pas mon père, ceci n’est pas ma mère, ceci n’est pas le monde, ceci n’est pas le Bien, ceci n’est pas le mal etc., etc ». On peut utiliser cette désidentification comme un exercice d’hygiène psychanalytique pour traiter de la psychose ordinaire, à pratiquer au moins un quart d’heure par jour, et non pas seulement « une fois dans sa vie ». Magritte, par ailleurs, nous engage à aller plus loin avec un autre tableau, datant de 1930, intitulé « La clé des songes ». Non seulement les choses ne sont pas ce qu’elles sont mais elles peuvent être aussi ce qu’elles ne sont pas. Ainsi Magritte représente un Œuf sous lequel est écrit, « l’acacia ». L’acacia est un arbre. Le mimosa, par exemple, est un acacia, mais aucun acacia ne sera jamais un œuf. Or Magritte dit que l’œuf c’est un acacia. C’est une désidentification et une réidentification libre. Ensuite Magritte peint une chaussure de femme et il écrit que c’est « la lune », un chapeau melon et il écrit que c’est « la neige », une bougie et il écrit que c’est « le plafond », un verre et il écrit que c’est « l’orage », un marteau, et il écrit que c’est « le désert ». Ce principe de désidentification et de réidentification est déclinable à toutes les choses du monde. Le célèbre écrivain James Joyce l’a pratiqué et l’a poussé à l’extrême avec son célèbre « Ulysse » (1922). Voir l’extraordinaire séminaire de Lacan sur James Joyce (1975-1976) où on découvre une « autre jouissance ». L’intérêt de la méthode de Magritte est de nous permettre de nous désengluer des mots et des lettres, des images et des choses, des I et des S, pour devenir ce que nous sommes : des êtres parlants et non pas des êtres parlés, parlés par les autres ou parlés par la douleur. C’est le sens véritable du « deviens ce que tu es » de Pindare, cité par Nietzsche : Deviens ce que tu es, c’est-à-dire un être parlant.


À partir du tableau de Magritte, « La clé des songes », l’association libre peut être poursuivie par toutes sortes d’histoires libératrices de signifiés et de signifiants ou de nos pères et de nos mères. C’est la manière dont Freud explique qu’il faut analyser les rêves

Non pas, dit-il, en le considérant comme un tout, mais en portant l’attention sur les différentes parties du contenu… morceau par morceau.

L’interprétation des rêves, Puf, p. 97

Cette méthode psychanalytique de désidentification et de réidentification, qui ressemble à la pratique des gong’an, n’est, bien entendu, efficace que pour nos propres associations. On ne peut interroger Magritte sur les réidentifications qu’il propose dans cette œuvre. Mais on peut s’autoriser à faire parler son tableau, par exemple, avec le texte suivant :

Hier soir, je me suis fait deux acacias brouillés que j’ai mangés en regardant une belle chaussure de femme qui brillait dans le ciel. Bientôt il se mit à tomber de noirs chapeaux melon. Et soudain la lumière s’est éteinte, j’ai alors allumé le seul plafond que j’ai trouvé au fond d’un tiroir. Puis j’ai bu plusieurs orages de jus de fruits jusqu’à ce que le sommeil tombe sur moi comme un coup de désert.

(Voir le tableau de Magritte)

On peut composer d’autres textes de ce genre et de plus réussis. Leur intérêt sera de nous délivrer des images et des mots. Comme dit Laozi :

La grande image est sans image, et cependant inépuisable

                            Daodejing, 35

Avec ce genre d’exercice on met en pratique aussi la définition du Chan : « aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres » (La transmission de la lampe). C’est la praxis de la « libération de Psyché ».

La phrase « j’ai mangé deux acacias brouillés » ne veut rien dire. En supprimant le mot « œuf » j’ai tué le sens de la phrase. Tuer le sens, c’est tuer les repères, c’est tuer son père. Construire ce genre de phrase s’appelle le meurtre du père. L’introduction du mot « acacia » dans cette phrase est en position indécente, impure, disons le plus nettement, incestueuse. Il manifeste une impudique transgression textuelle. C’est un inceste. Car les acacias, même brouillés, ne se mangent pas En utilisant ce mot à la place de l’œuf, en l’élisant de manière indécente, sans autre cause que mon désir, je n’ai rien fait d’autre qu’épouser ma mère. Ainsi les lapsus, les actes manqués, les rêves, les associations libres sont autant de manières d’exorciser l’Œdipe. C’est le principe de la cure par la parole. Parler c’est libérer. Utiliser la méthode Magritte c’est réaliser la dernière étape du mythe œdipien, la sortie de l’Œdipe, le moment où l’oracle annonce que « le pays qui verrait la tombe d’Œdipe serait béni par les dieux » (Grimal). La sortie de l’Œdipe c’est donc l’abondance et la prospérité. Pourquoi ? Parce que c’est la libération, par la mise au tombeau du conscient, de ce qui était refoulé et donc, l’accès créateur au langage de l’inconscient.

La prochaine fois nous lirons un conte d’Eugène Ionesco « pour enfant de moins de trois ans ». Pourquoi moins de trois ans ? Parce qu’à cet âge l’inconscient est pour ainsi dire à ciel ouvert. Nous y verrons que le téléphone s’appelle fromage mais que le fromage ne s’appelle pas fromage mais boîte à musique et que celle-ci s’appelle tapis, le tapis lampe, le plafond s’appelle le parquet, le mur s’appelle la porte. Comme nous avons déjà tous eu trois ans nous pouvons nous autoriser à l’audition de ce conte difficile pour certains mais illustrant le « dit fissible » pour les autres.

La psychanalyse, disait Lacan à Vincennes en 1969, ça ne se transmet pas comme n’importe quel autre savoir.

C’est une logique spéciale, une logique du devenir, de l’incomplétude, hors des principes de la logique formelle. Lacan était venu à Vincennes avec sa chienne Justine qui se mit à aboyer et dont il déclara :

C’est la seule personne que je connaisse qui sache ce qu’elle parle — je ne dis pas ce qu’elle dit — car ce n’est pas qu’elle ne dise rien : elle le dit mais pas en paroles.

Si nous traduisons « analyse » par libération, qu’est-ce alors qu’un psychanalyste ? Lacan nous dit : « le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même » (Scilicet du 9 octobre 1967 et Lettre aux Italiens, de 1974), et non pas de « soi-même », ce qui serait s’autoriser de sa propre réflexion. Cela signifie en outre qu’il ne dépend d’aucune autorité, d’aucun savoir, d’aucun Autre, mais de sa seule praxis, et de celle de quelques autres. Qui sont-ils ? Ce sont ses analysants. Le psychanalyste est un grand A barré. Et il n’y a pas d’Autre de l’Autre qui justifierait par sa sommité la position d’analyste. En ce sens, il n’y a pas d’analyste, mais seulement de l’analyse. C’est-à-dire un processus de libération qui ne s’arrête sur aucune image. S’arrêter sur une image c’est perdre le mouvement, l’interdire, le changer en son contraire. C’est faire en sorte qu’Ulysse ne rattrape pas la tortue. L’analyste est donc quelqu’un qui réinvente à chaque fois son métier. D’où, comme dit Lacan :

La psychanalyse est la mise en question du psychanalyste.

                            Écrits, p. 41

L’analyste est en question même dans le silence.

                            Écrits, p. 359

La séance analytique est un processus de libération qui n’est attribuable ni à l’analyste ni à l’analysant. L’analyste est, pourrait-on dire, une sorte de libertaire ou de libertarien qui ne s’autorise que de lui-même. Que signifie auto ? Auto signifie le « même », qu’on peut entendre comme « m’aime », d’où « répéter ce n’est pas retrouver la même chose » (Séminaire XIV, p. 11). Ainsi, comme dit Aragon : « Tu peux m’ouvrir encore les bras c’est toujours la première fois. » La liberté donc ne s’autorise que de son propre désir. La liberté est libre même de ne pas être libre.

La psychanalyse nous apprend que la réalité est fondamentalement du fantasme, « fantasme qui fait le plaisir propre au désir » (Écrits. p. 773). Elle nous apprend à savoir y faire avec notre fantasme (La logique du fantasme, séminaire XIV), car tout, réel, imaginaire et symbolique, se réduit à du langage. Enfermés dans la conscience réfléchie, en revanche, c’est survivre hébété dans l’enfer des personnages du film Shutter Island.



Télévision


La dernière fois nous nous étions arrêtés au gay sçavoir :

À l’opposé de la tristesse, il y a le gay sçavoir. (p. 40)

D’où :

La tristesse est une faute morale

soutenait Lacan. Et comme le remarquait Gide « Si je suis triste, je, me trouve grotesque » Ceci nous amenait au bonheur. L’inconscient est heureux (p. 40). Comme dit Rimbaud dans son poème « Ô saisons, ô châteaux » :

J’ai fait la magique étude du bonheur que nul n’élude.

Donc, disait Lacan,

L’étonnant ce n’est pas qu’il soit heureux sans soupçonner ce qui l’y réduit, sa dépendance de la structure (c’est-à-dire au langage), c’est qu’il prenne idée de la béatitude, une idée qui va assez loin pour qu’il s’en sente exilé.

L’étonnant c’est donc l’expansion du bonheur qui parle c’est-à-dire qui va toujours par-delà lui-même, par de-là tout ensemble sans s’arrêter, pour ainsi dire, dans aucun château. Quand on est trop riche en bonheur on se sent comme exilé des autres mondes. Qu’est-ce que cet exil ?

Un isolement ? Un bannissement ?

Heureusement que là, explique Lacan, nous avons le poète pour vendre la mèche : Dante que je viens de citer, et d’autres, hors des roulures [roulure est le mot vulgaire pour désigner les prostituées] de ceux qui font cagnotte au classicisme.

c’est-à-dire de ceux qui savent lire mais qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent et se pétrifient dans les lettres et les mots dont la bonne psychanalyse sait nous délivrer.

Avec son amour pour Béatrice, Dante, nous dit-on, dans La vie nouvelle comme dans La Divine Comédie, montre que la femme est-ce par quoi l’homme accède « aux choses célestes », au vide, au bonheur. La femme est « l’autre jouissance ». Mais comment y accède-t-il ? Béatrice lui dit que c’est Dieu qui la comble :

C’est même de sa bouche à elle qu’il nous provoque à en recevoir l’assurance. (p. 41)

Pourtant, si c’est seulement cela, s’il n’y a que Dieu pour nous combler, en fin de compte, c’est l’ennui.

À quoi répond en nous : ennui, souligne Lacan. Mot, poursuit-il, dont, à faire danser les lettres comme au cinématographe jusqu’à ce elles se replacent sur une ligne, j’ai recomposé le terme : unien. Dont je désigne l’identification de l’Autre à l’Un. Je dis : l’Un mystique dont l’autre comique […] (id.)

Si Dieu est Dieu, comme on dit, c’est l’ennui, l’unité gravitationnelle de l’ennui. Mais si, à la manière de « ceci n’est pas une pipe » nous disons : « Ceci n’est pas Dieu » et que nous le réidentifions librement, à la manière de Magritte, ça change tout. D’ailleurs on peut faire danser, comme dit Lacan, les lettres qui composent le mot Dieu jusqu’à ce qu’elles se replacent sur une ligne pour composer un autre mot, le mot Vide. Nous dévoilons alors une « autre jouissance », la jouissance de la femme. Le vide est ce qui jouit des formes et les formes ce qui jouit du vide. Le Saint se dévoile alors tel

l’heureux but de la jouissance (p. 29)


Ensuite, Lacan évoque Aristophane, qui, dans le Banquet de Platon, expliquait l’amour par l’image d’une « bête à deux dos » que Zeus aurait coupé en deux. Ce qui ferait que les deux moitiés se recherchent sans cesse. Freud, en décrivant la névrose, reprend aussi cette perspective. L’amour comme principe de vie consisterait donc à unir :

Comme si, ironise Lacan, à part une brève coïtération, on avait jamais vu deux corps s’unir en un.

Le corps habite le langage. L’affect, le trouble, c’est quand le corps n’y trouve pas son logement, un logement

Pas de son goût tout au moins, dit Lacan. On appelle ça la morosité, la mauvaise humeur aussi bien. Est-ce un péché, ça, un grain de folie, ou une vraie touche du Réel ? (id)

Ceci démontre, en tout cas, que l’affect qu’on décrit comme un changement dans le corps et l’esprit, relève essentiellement du langage de l’inconscient. :

Vous voyez, dit Lacan, qu’ils auraient mieux fait les SAMCDA, pour le moduler, de prendre mon crincrin. Cela les aurait menés plus loin que de bayer aux corneilles.

Dans le séminaire XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan explique ce qu’est la pulsion (Trieb en allemand). Sur ce sujet il recommande spécialement les chapitres de six à quatorze.

Le groupe des chapitres VI, VII, VIII, IX est titré : « Du regard comme objet petit a » Le titre de chacun des chapitres nous informe déjà sur leur intérêt. Le chapitre VI est intitulé : « La schize de l’œil et du regard ». Schize signifie séparer comme dans schizo, schizophrène. L’œil est ainsi séparé du regard. Le chapitre VII s’intitule : « L’anamorphose ». On appelle anamorphose la transformation par un procédé optique d’un objet que l’on rend méconnaissable mais dont la figure initiale est restituée par un miroir courbe. (Voir le schéma optique et l’expérience du bouquet renversé de Bouasse dans Écrits p. 674 et p. 132 des Quatre concepts de la psychanalyse, le chapitre VIII est intitulé : « La ligne et la lumière »). Comme on dit dans le Chan : « Je regarde la montagne et la montagne me regarde » Lacan explique p. 89 :

Tu vois cette boîte ? Eh bien, elle, elle ne te voit pas, lui dit-on. À quoi il rétorque : si la boîte ne me voit pas c’est qu’en un certain sens, tout de même, elle me regarde. Elle me regarde au niveau du point lumineux, où est tout ce qui me regarde, et ce n’est point là métaphore.

Ceci marque, comme dans l’aphorisme du Chan « Le triomphe sur l’œil du regard » (p. 95). Le chapitre IX est intitulé « Qu’est-ce qu’un tableau » où est expliqué encore une fois que « Dans son rapport au désir la réalité n’apparaît que marginale » (p. 99). Témoin Magritte comme nous l’avons vu. Les chapitres X, XI, XII, XIII, XIV sont titrés : « Le transfert et la pulsion » Le chapitre X s’intitule : « Présence de l’analyste » L’inconscient y est défini comme « pulsation temporelle »

La présence du psychanalyste, par le versant même où apparaît la vanité de son discours, doit être incluse dans le concept même de l’inconscient… Elle justifie le maintien, à l’intérieur de l’analyse, d’une position conflictuelle nécessaire à l’existence même de l’analyse.

Le chapitre XI est intitulé : « Analyse et vérité, ou la fermeture de l’inconscient » Il n’y a pas d’Autre de l’Autre. Voir le schéma optique de Bouasse (p. 132) « Le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient » (p. 133). Le chapitre XII s’intitule : « La sexualité dans le défilé des signifiants ». On y verra que « la réalité de l’inconscient est sexuelle », que « l’astronomie chinoise est fondée sur le jeu des signifiants ». Le chapitre XIII est intitulé « démontage de la pulsion » :

La constance de la pulsion interdit toute assimilation de la pulsion au biologique. (p. 150)

Qu’aucun objet, aucun besoin, ne peut satisfaire la pulsion. (p. 153)

Le chapitre XIV est intitulé « La pulsion partielle est son circuit »

La pulsion ne peut être séparée de son aller-et-retour, de sa réversion, fondamentale, de son caractère circulaire. (p. 162)

Tous ces chapitres démontrent

Ce que l’on gagne à ne pas traduire Trieb par instinct, et, serrant au plus près cette pulsion, de l’appeler dérive. (p. 42)

Dérive, c’est-à-dire déviation produite par le langage inconscient. Ensuite « à en démonter, puis, remonter, collant à Freud, la bizarrerie »

En traduisant Trieb, pulsion, par “dérive”, Pulsions et destin des pulsions devient Dérives et destins des dérives. Dérive de vie et dérive de mort.

Ce qui fait mieux comprendre, nous semble-t-il, ce qu’il en est de la condition humaine.

L’un de la science est un fragment du cercle. La poussée de la dérive est la poussée du vide, ou Chaos, en grec, figuré par le cercle.

C’est, comme nous l’avons vu la dernière fois, le Tai Ji, ou « nœud trivial » en topologie :


太極圖

Tai Ji : le sommet suprême : l’état de vide avant toute distinction.

Le vide, comme dit la physique quantique, est une poussée. Toute poussée engendre une bifurcation. Ce que la tradition chinoise représente par le célèbre dessin :


Dessin du sommet suprême, O, et de la bifurcation Yin et Yang

太極陰陽圖(又稱「太极兩儀圖」、「兩儀圖」



Le O est le discours de l’analyste et le S, son « dit fissible » qui articule le langage à partie double, c’est-à-dire les quatre autres discours. Le blanc est le discours du maître, le noir le discours de l’hystérique, le noir dans le blanc est le discours du capitaliste, le blanc dans le noir le discours universitaire.


L’un est le symptôme que montre le nœud borroméen à quatre ronds. Les trois ronds sont posés les uns sur les autres. Ils ne sont pas noués. Donc ils ne tiennent pas ensemble. C’est un quatrième rond, en gras, que Lacan définit comme étant le symptôme, qui passe alternativement sur chacun d’eux et qui ainsi maintient ensemble le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique.


C’est « la quadruple instance dont chaque pulsion (R, S, I et symptôme) se soutient de coexister à trois autres ».

Chacun des ronds fait tenir ensemble les trois autres.

Quatre, dit Lacan, ne donne accès que d’être puissance, à la désunion à quoi il s’agit de parer, pour ceux que le sexe ne suffit pas à rendre partenaires. (p. 43)


Concernant le symptôme Lacan évoque pour finir la célèbre phobie du petit Hans.

Le petit Hans fait partie des cas exposés dans les Cinq psychanalyses de Freud (1909). Il s’agit d’une phobie infantile permettant à Freud de mettre en évidence le rôle du complexe d’Œdipe. L’Œdipe est la source de toutes les névroses, c’est-à-dire de tous les symptômes. Le nœud à quatre ronds figure le symptôme, mais dit Lacan

je n’en fais pas l’application dont se distinguent névrose, psychose et perversion.

La prochaine fois nous verrons avec Ionesco ce qu’est le langage inconscient. Nous pointerons ce qu’est le refoulement, l’Œdipe, la sexualité dans le Dao, et la montée du racisme due à l’égarement de la jouissance.



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Lecture de Télévision de Jacques Lacan

entrecroisée avec la « pensée chinoise »


Guy Massat

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