Paris, jeudi 17 décembre 2009, chez Clovis

An XXVIII après Lacan




Freud nous dit dans sa « Théorie de la libido » (in Résultats idées, Problèmes II, p. 55) : « La psychanalyse est un art de l’interprétation » et il précise : « Le terme de construction convient mieux que celui d’interprétation pour caractériser la psychanalyse car l’interprétation ne concerne que des éléments isolés dans l’analyse » (id. p. 273). L’interprétation doit être « preste », nous dit Lacan dans Télévision (dernière page). Aussi « preste » que le gōng'àn, 公案, (koan) dans le Chan.


Nous avons vu la dernière fois le paradigme du structuralisme saussurien : s/S et lacanien S/s, ou encore écrit I/s. La barre c’est l’Autre, c’est-à-dire l’inconscient.

De part et d’autre, il s’agit du versant du signe et du versant du sens engendrés par le trait fulgurant, figurant la poussée du vide créateur de l’inconscient, hors du réseau des signes et des sens. S/s c’est le παράδειγμα, le modèle, le paradigme de tout langage et, spécialement pour nous, du langage de l’inconscient. « Ce dont notre pratique prévaut » nous dit Lacan dans Télévision (p. 18).

Nous avons vu aussi, non sans étonnement, que, chez Laozi, le principe même de ce qui a donné le structuralisme était exprimé dans le poème XLII.


道生一,一生二、二生三,三生万物


dao sheng yi , yi sheng er,er sheng san,san sheng wan wu


Ce qui signifie : la parole crée le un (en chinois le un est un trait horizontal), le un produit le deux (le deux : versants du signe et versant du sens), le deux produit le trois, c’est-à-dire le signifiant psychanalytique (la barre) + le signe + le sens. Et le trois produit toutes choses.

La parole, plus le un, le deux et le trois cela fait quatre. Nous aurons l’occasion de voir la fonction du quatre en psychanalyse avec le nœud du symptôme Mais restons pour l’instant sur cette considération que si c’est le un qui commence dans la réalité consciente, c’est le trois qui commence dans l’inconscient. C’est donc bien la parole, le Dao , comme l’affirme Laozi, qui dit, selon elle, ce qui est à considérer en tant que un. Le trois c’est le R.S.I. du borroméen. Le Réel est ce qui échappe à l’automaton du symbolique et de l’imaginaire ou du signe et du sens. Il est une « autre scène » entre perception (signe) et conscience (sens).


Dans le modèle S/s, le trait, ou la ligne, peut être compris comme étant une fente. Or, une fente ça peut s’écarter ou se resserrer à l’infini. Cette fente précède et ferme ses bords, signes et sens. Ce sont des bords fermés eux-mêmes. Ils constituent ce qu’on appelle la jouissance, zone érogène en changement perpétuel. « La zone érogène est un bord fermé » précise Lacan dans ses Écrits (p. 847).

On constatera donc que, d’une part, la ligne ou la fente entre le S/s évoque l’origine de l’écriture chinoise qui, comme on le sait, était la fente obtenue sur les écailles de tortue en les faisant chauffer, ce qui faisait parler les bords ainsi créés, et que, d’autre part, ce qui, encore une fois, met toute raison « au tapis » (Télévision p. 18) : la fente ou le trou, ou le vide, précède ses bords. Ce qui est impossible pour la réflexion consciente.


Nous commencerons aujourd’hui par la fin du dernier paragraphe de la question p. 20 de Télévision :

Prouvez que c’est bien là ce que dit Freud, et tout ce qu’il dit.


Lacan rétorque (p. 22, 7e ligne) :

C’est le réel [c’est-à-dire ici la ligne, la fente, le trou, le vide, entre le signe et le sens] qui permet de dénouer effectivement ce dont le symptôme [signe et sens] consiste, à savoir un nœud de signifiants [linguistiques]. Nouer et dénouer [et renouer] n’étant pas ici des métaphores, mais bien à prendre comme ces nœuds qui se construisent réellement à faire chaîne de matière signifiante.

Car ces chaînes ne sont pas de sens mais de jouis-sens, à écrire comme vous voulez conformément à l’équivoque qui fait la loi du signifiant [du signifiant psychanalytique].

Jouis est l’impératif de jouir, jouis-sens signifie jouis du sens. Mais à manier l’équivoque on peut aussi l’écrire j’ouie-sens : j’entends le sens, le sens qui me plaît d’entendre. Ce qui est une façon (la façon œdipienne) de tuer le sens (ou de tuer le signe) en faveur de notre jouissance. Quand Œdipe demande à la Pythie de Delphes : - Qui suis-je ? La Pythie répond, d’une certaine manière, dans une « construction » française pourrait-on dire : tu es pour l’amour. Et Œdipe entend : tuer pour l’amour. À savoir tuer le sens (le père) pour jouir du signe (la mère) ou tuer le signe pour jouir du sens. Tu es donc un être parlant. Mais cette réduction de toutes choses à la parole est refoulée par Œdipe qui, comme tout le monde, répugne à réduire l’homme à des mots équivoques. L’homme, le monde (L’OM, le m’onde) est-ce que ça existe seulement ? Du coup, Œdipe chutera dans le tragique retour du refoulé que l’on sait. La jouissance c’est le plaisir débordant que l’on goûte voluptueusement et c’est aussi l’action de se servir d’une chose pour en tirer satisfaction. Donc il y une façon de bien utiliser ses symptômes, et cette façon consiste à les faire parler, à faire parler les mots aussi bien que les maux.

Je pense, conclut Lacan, avoir donné une autre portée que ce qui traîne de confusion courante, au recours qualifié de psychanalyse.

En marge du texte Lacan a dessiné le fameux nœud borroméen :


              


Revenons donc à la topologie des nœuds.


Qu’est-ce qu’un point ? Qu’est-ce qu’une ligne ?


Nous allons quitter la géométrie pour la topologie…

Comme le disait Girard Desargues, le mathématicien ami de Descartes (1634) : « Toute ligne droite, allongée à l’infini de part et d’autre, est un cercle ». C’est ce que Lacan appelle « la rencontre avec le réel ». On envisagera, inversement, que toute ligne rassemblée, resserrée sur elle-même est un point. Le point, est une « condensation », et la ligne qui fait cercle est un « déplacement ». Avec le point « condensation » et le cercle « déplacement », nous tenons toute la topologie lacanienne. On se souvient que « la condensation et le déplacement » c’est ce que Freud appelle « le processus primaire de l’inconscient » (Freud, Métapsychologie, p. 97)


Qu’est-ce qu’un nœud ?


« Les nœuds sont la chose à quoi l’esprit est le plus rebelle…  se briser à la pratique des nœuds, dit Lacan, c’est briser l’inhibition » (Silicet, 1976, p. 59). La topologie nœuds est une topologie non imaginaire, c’est-à-dire réelle, une topologie de l’amour, une topologie de l’Éros, en grec. Une érotologie donc, qui est, de plus, éternelle.

Un nœud dans la réalité consciente, quelle que soit sa complexité comme certains nœuds de marins laissent ses extrémités ouvertes. On ne peut pas faire un nœud avec une ficelle si on en tient les deux extrémités dans les mains (Il y a bien un truc topologique pour le faire, mais il s’agit d’un truc, je vous le montrerai si ça vous intéresse). Dans le monde constamment mouvant de l’inconscient les lignes, selon le principe de Desargues, se ferment sur elles-mêmes. Même si l’on coupe une ligne, ses extrémités continuent d’avancer jusqu’à former d’autres cercles, c’est-à-dire d’autres nœuds, puisqu’il y a toujours mouvement. D’où la formule de Lacan : « Dans l’inconscient la castration (la coupure) a une fonction de nœud » (Lacan, Écrits, p. 685). La coupure c’est une action de nouage. La coupure, ou la castration, dans le conscient n’a donc pas les mêmes conséquences que dans l’inconscient. Dans le conscient c’est une perte, dans l’inconscient la castration est créatrice et productrice. Quand Willard Quine, le célèbre philosophe et logicien américain, principal représentant de la philosophie analytique, demande à Lacan : « Le but de l’analyse est-il de défaire le nœud ? ». Réponse de Lacan : « Non, ça tient ferme ! » (Scilicet, 1976, p. 60). Les nœuds ça tient bon. Forcément puisque dans la dimension de l’inconscient où tout est mouvement toute coupure engendre inévitablement d’autres nœuds, quelque soit le nombre de ses croisements, ou au contraire réduit tout nœud à un nœud trivial : O, un simple rond, ou un zéro comme le désignaient les Bouddhistes qui l’inventèrent pour figurer le nirvana.


Un nœud se définit par ses croisements. Le nœud le plus simple, qu’on appelle le nœud premier ou nœud de trèfle :
est constitué de trois croisements. Si dans le conscient les nombres commencent par un, dans l’inconscient ils commencent par trois, c’est-à-dire par le nœud premier avec ses trois croisements. Nous sommes sur « l’autre scène », comme disait Freud. Les trois croisements du nœud premier, c’est-à-dire de tout point, sont les trois coups qui, comme au théâtre, font lever le rideau pour que la pièce commence. Ce sont aussi les trois hypostases du temps, présent, passé, avenir, mais qu’on peut nouer dans le désordre et non pas comme une ligne impossible à inverser, telle que le temps apparaît dans le conscient.


Le nœud trivial est un cercle : O. Certes dans un cercle on ne voit pas les croisements qui définissent le nœud. Certains topologues en concluent, erronément, que le cercle n’est pas un nœud. Or tout cercle est fait de points. Et nous avons vu que tout point était un nœud, un nœud premier, resserré, condensé sur lui-même. Un point est un moment où trois croisements se resserrent. Le cercle est donc bien un nœud puisqu’il est constitué de points c’est-à-dire de nœuds premier. Le nœud premier étant lui-même constitués de points les modes de nouages s’avèrent d’une part infinis, et d’autre part seulement réductibles au nœud trivial.

                                      

 

                           « Nœud trivial composé de nœuds premiers »


La coupure de toute ligne (on est dans l’inconscient) produit un croisement dont chaque partie se ferme sur elle-même pour engendrer de nouveaux nœuds.


On peut donc, dans cette dimension, appeler coupure l’inversion d’un croisement de dessus-dessous, en dessous-dessus. Par exemple l’inversion d’un des croisements d’un nœud premier, le transforme en nœud trivial :



On peut aussi donner la forme d’un nœud premier à un nœud trivial :




Mais, quand on ne voit pas les dessus-dessous, comme sur le dessin marqué BCD, au centre, on dit que les croisements sont « dans l’ombre ». On les considère sans consistance, tels de faux croisements. Cependant, Il suffit d’alterner les dessus dessous de ces croisements, pour que le nœud trivial de l’ombre se transforme en un nœud premier premier en nœud trivial.



On peut aussi transformer un nœud premier en nœud borroméen. Il suffit de couper les trois pétales du nœud de trèfle. Puisque les lignes se referment naturellement sur elles-mêmes, nous obtenons le nœud borroméen.



Le nœud borroméen est constitué de trois cercles noués de telle manière qu’en coupant l’un quelconque d’entre eux les deux autres se libèrent. Mais aussi, en inversant n’importe quel dessus dessous, on libère un des cercles tandis que les deux autres restent liés. Dans le nœud du fantasme, par exemple, le rond en huit et le rond trivial peuvent s’inverser l’un en l’autre comme peuvent s’inverser le signe et le sens, ou A en non-A et inversement. Ça met « au tapis ».

Le nœud borroméen doit son nom aux armoiries de la famille italienne des Borromée (XVIe siècle) qui possédait les trois îles du lac majeur. Mais Diane de Poitiers (XVIe siècle) avait aussi pour armoiries un nœud borroméen fait de croissants en hommage à Artémis (Diane en latin, déesse de la castration). Nous trouvons aussi le même nouage chez les Vikings dans l’île de Gotland, en Suède (IXe siècle) Là, le nœud borroméen est de forme triangulaire. En topologie, la géométrie, rond, triangle ou croissant, carré ou autre, importe peu. Seul le nouage est pris en compte. Ainsi, par exemple, comme le dit le fameux mathématicien, Stephan Hawking, « En topologie une tasse à thé et un doughnut sont identiques » (Commencement du temps et fin de la physique, Flammarion, p. 94). Nous trouvons des nouages borroméens en Afrique, au Japon (shinto), chez les Celtes. En Chine le chiffre trois est composé de trois lignes ce qui permet, selon le principe de Desargues « toute ligne droite, allongée à l’infini de part et d’autre, est un cercle » de former les trois ronds du borroméen. En 1997 le professeur Chengde Mao et son laboratoire de l'université de New York réussirent à construire un nœud borroméen avec de l’ADN circulaire, l’ADN mitochondrial.



Comment y a-t-il plusieurs ronds, même s’ils peuvent se réduire à un seul nœud trivial ou nœud premier ?

Un rond en mouvement avant de se rejoindre lui-même engendre d’autres ronds qui peuvent être séparés, tel que le figure le tore ou le doughnut :

                       


Comment, dans l’inconscient, un dessus-dessous se transforme-t-il en dessous-dessus ?


Par un traumatisme amoureux, une déconstruction-constructiviste, un hasard qui devient consistant, une parole hors de toute norme dont les effets s’avéreraient infinis. Un instant qui durerait toujours. Après tout, les instants sont éternels. Les croisements des nouages dans l’inconscient sont donc des effets abrupts de langage. Un mot, un phonème, un silence, une énigme peuvent opérer l’inversion d’un croisement créant subitement un nouveau nouage. Une parole d’apparence insignifiante peut devenir un événement radical dans une existence, même microscopique, et par son obstination joindre les dimensions de l’absolu.

C’est donc la parole qui fait passer les dessus-dessous en les traversant, ce qui est impossible dans la réalité. Si je dis que le blanc est noir, ou pire, que A est non-A, ce n’est pas vrai, car ça ne transforme pas le blanc en noir ni le A en non-A dans notre réalité convenue, mais, dans la dimension de l’inconscient, la dimension du dire c’est la vérité de ce que je dis. C’est le franchissement de quelque chose qui est impossible pour le conscient.


La topologie lacanienne des nœuds c’est la topologie de l’amour éternel puisque rien ne peut échapper à l’intensité consistante des nouages et de leurs transmutations ou de leur réduction à un nœud premier ou à nœud trivial. Non seulement le non-rapport sexuel fait que tous les rapports sexuels sont possibles mais il fait que l’amour lui-même est possible. C’est toujours l’absence qui est opérante. « La vraie vie est absence » comme dit Rimbaud. Cette topologie des nœuds montre que le temps réel dans son insaisissabilité ne s’arrête jamais. Il métamorphose les temps chronologiques dans une pulsation éternelle. Il fait que « le vide est les formes et que les formes sont le vide » comme dit le Chan. La topologie des nœuds lacanienne est donc une topologie de l’amour, une érotologie, avec ses nouages, tragiques, douloureux, désespérants et ses nouages transformatifs, constructifs et exaltants. Nouages heureux ou douloureux que seule la parole de l’inconscient a le pouvoir de transfigurer. Il n’y a pas d’amour, c’est-à-dire de nouages, sans le hasard abrupt de la parole, donc pas de conception statique et sécuritaire de l’amour. L’amour éternel est une interprétation constructiviste, selon la topologie des nœuds. Avec la topologie des nœuds Eros est bien « le plus beau des dieux immortels » (Hésiode).




Revenons maintenant au début du texte de la page 20 où l’interviewer demande :

Prouvez que c’est bien là ce que dit Freud, et tout ce qu’il dit.

Réponse de Lacan :


Qu’on aille aux textes de Freud répartis sur ces trois chefs — [La science des rêves, Psychopathologie de la vie ordinaire et Le mot d’esprit] — pour s'apercevoir qu’il ne s’agit de rien d’autre que d’un déchiffrage de dit-mension signifiante pure.

Ces trois ouvrages essentiels de Freud exposent qu’il s’agit pour la psychanalyse de décrypter, de décoder, d’interpréter, de construire dans la dit-mension, c’est-à-dire dans ce qui est mentionné dans le dire, autre chose que ce qui se présente. D’une certaine manière, tout ce qui est dit est rébus comme pour le rêve et le symptôme.


A savoir que l’un de ces phénomènes est naïvement articulé : articulé veut dire verbalisé, naïvement selon la logique vulgaire, [c’est-à-dire] l’emploi de lalangue simplement reçu.


L’un de ces phénomènes, décryptage, décodage, interprétation, construction, se trouve dans l’articulation même, dans les jointures, de la langue ordinaire.

Puis, poursuit Lacan, que c’est à progresser dans un tissu d’équivoques, de métaphores, de métonymies, que Freud évoque une substance, un mythe fluidique qu’il intitule la libido.

Le mot libido, en latin, désigne le désir, la sensualité. C’est, dans l’inconscient, la manifestation dynamique de la pulsion sexuelle. C’est, nous dit Freud l’énergie de « ces pulsions qui ont à faire avec tout ce que l’on peut comprendre sous le nom d’amour » (Théorie de la libido). « Un mythe fluidique » dit Lacan — Nous l’avons abordé avec la topologie des nœuds — Ces enchevêtrements, ses nœuds, sont constitués d’équivoques, c’est-à-dire de ce qui peut s’interpréter de plusieurs manières, de métaphores — La métaphore utilise des mots différents pour un sens identique — Et de métonymies. La métonymie utilise le même mot avec des sens différents.

Mais ce qui opère réellement, explique Lacan, là sous nos yeux fixés au texte, c’est une traduction dont se démontre que la jouissance que Freud suppose au terme du processus primaire, c’est dans les défilés logiques où il nous mène avec tant d’art qu’elle consiste proprement.

Si on suit bien le texte freudien nous verrons que la jouissance, que ce soit en condensation ou en déplacement, est ce qui forme ce que Freud appelle « le processus primaire » lequel relève de la logique et des défilés du discours inconscient, c’est-à-dire de la topologie des nœuds.


Il n’est que de distinguer, ce à quoi était parvenu dès longtemps la sagesse stoïcienne, distinguer le signifiant du signifié (pour traduire les noms latins, comme Saussure), et l’on saisit l’apparence là de phénomènes d’équivalence dont on comprend qu’ils aient à Freud pu figurer l’appareil énergétique.


Rien d’étonnant à ce que les Grecs aient distingué le signifiant du signifié puisque ce sont eux qui ont inventé l’alphabet non consonantique que toute la planète utilise aujourd’hui, y compris les Chinois avec le pinyin. Les mathématiques, elles-mêmes, ne s’expriment que par ces jeux de lettres. Vous pouvez parler américain comme dans tous les pays aujourd’hui, c’est toujours l’alphabet, selon les Grecs, qui est utilisé.

Les Phéniciens avaient inventé l’alphabet consonantique, c’est-à-dire un alphabet où l’on prononçait le nom de chaque lettre : alph pour a, beth pour b, etc. Ce sont les Grecs qui ont inventé les voyelles et séparé toutes les lettres de leur nom. La mythologie rapporte comment cela s’est passé. Il s’agit d’une histoire d’amour, c’est-à-dire de jouissance, d’érotologie. Zeus était amoureux de la princesse Europe, fille du roi de Phénicie qui, à cette époque, dominait toute la Méditerranée. Zeus se métamorphosa en Taureau. Le taureau symbolise la puissance sexuelle. Europe en fut charmée. Zeus enleva Europe et la mena en Crète. Là, sous un platane (dont on a conservé la place en y faisant pousser d’autres platanes). On peut le visiter encore aujourd’hui. Zeus fit l’amour à Europe neuf jours et neuf nuits. Durant ses orgasmes Europe s’exclamait : « A… E… I… O… U ». Les scribes grecs surent noter le déplacement et la condensation de ces expressions de la jouissance et les transposer de la voix à l’écriture qu’on appelle depuis « alphabet des voyelles ». C’est la manière la plus commode de transcrire n’importe quelle langue. En remerciement pour la princesse phénicienne, les premiers pays qui s’en servirent pour écrire leur propre langue se nommèrent « Europe ». Cadmos, le frère d’Europe, partit en Grèce pour récupérer sa sœur. Il ne la trouva pas. Mais, c’est lui qui fonda la ville de Thèbes. Le frère phénicien d’Europe se trouve ainsi à l’origine de la tragédie d’Œdipe. Mais cela est une autre histoire.

Donc, la structure signifié sur signifiant, ou, signes sur sens, S/s, est ce qui a suggéré à Freud tout ce qu’il appelle l’appareil énergétique.


Il y a un effort de pensée à faire pour que s’en fonde la linguistique. De son objet, le signifiant. Pas un linguiste qui ne s’attache à le détacher comme tel et du sens notamment.

Les linguistes réduisent tout au sens et au signifiant et refoulent la ligne de l’inconscient. Le célèbre linguiste américain Chomsky voulant faire une phrase privée de sens, écrivit : « D’incolores idées vertes dorment furieusement ». Il pensait que ces signifiants n’avaient aucun sens. Ce qui est vrai par rapport au signifié ordinaire. Mais c’est sans compter sur la créativité de la barre de l’inconscient à partir de laquelle la phrase peut poétiquement signifier par exemple, que des idées encore non abouties (idées vertes) et sans éclats (incolores) dorment (attendent) furieusement (avec impatience). Sans le vouloir Chomsky découvrait ainsi l’inconscient. Les linguistes répugnent autant qu’Œdipe à tuer leur père.

Ils font l’effort salutaire de séparer le signifié du signifiant mais sans s’intéresser pour autant à ce qui les sépare, la barre du milieu, ou comme disent les Chinois, le zhong kong, 中空, le vide médian.


J’ai parlé du versant du signe pour en marquer l’association au signifiant. Mais le signifiant en diffère en ceci que la batterie s’en donne déjà dans lalangue.

Lacan parle du signe et du sens pour distinguer le signifiant psychanalytique (la barre qui sépare S/s) du signifiant linguistique qui dans lalangue (c’est-à-dire les langues ordinaires) s’assimile pour lui au signe.


Parler de code ne convient pas, justement de supposer un sens.

Le signe est un code. Mais cela ne convient pas au signifiant lacanien qui, lui, en tant que tel, ne signifie rien (Lacan, Les Psychoses, p. 207).


La batterie signifiante de lalangue ne fournit que le chiffre du sens. Chaque mot y prend selon le contexte une gamme énorme, disparate de sens, sens dont l’hétéroclite s’atteste souvent au dictionnaire.

Pour les langues ordinaires tous les chiffres ont un sens. Chaque caractère doit avoir un sens quelle que soit sa singularité comme peuvent l’attester les dictionnaires.


Ce n’est pas moins vrai pour des membres entiers de phrases organisées. Telle cette phrase : les non-dupes errent, dont je m’arme cette année.

Les non-dupes errent est le séminaire XXI (1963) qui remplacent Les noms du père, le séminaire qui fut interdit à Lacan. Voici ce qu’en dit Erik Porge, un psychanalyste qui a travaillé avec Lacan dans son ouvrage Jacques Lacan, un psychanalyste, parcours d’un enseignement (Eres,p. 295) :

Une conjuration de psychiatres, juifs ayant échappé aux camps de concentration du fait de leur appartenance à l’IPA, lieu extraterritorial, l’a (Lacan) à son tour rejeté dans la ségrégation en l’empêchant de tenir son séminaire sur les noms du père. Ils auraient fait cela car Lacan a l’intention de remettre en question le désir de Freud qui lui avait fait inventer l’Œdipe. En effet le recours au complexe d’Œdipe, dans l’orthodoxie freudienne, est un bouchon qui fait obstacle à la reconnaissance langagière du Nom-du-Père, signifiant maître d’un discours qui en rend raison.

Le père de tous les pères c’est Dieu et on ne peut dire qu’il est inconscient sans être au comble de l’athéisme.

Autrement dit, les psychiatres de l’IPA (International Psychoanalytic Association) ne pouvaient admettre « le ça parle » lacanien ni que l’homme se réduise au langage, au « parlêtre » comme dit Lacan. Les psychiatres se refusent à « être dupes ». Il y a du sens. Le conscient est plus important que l’inconscient. Ils ne sont donc pas, en toute rigueur, de vrais psychanalystes. Car, comme l’écrit le psychanalyste Charles Melman, dans Nouvelles études sur l’inconscient (ALI) : « C’est le conscient qui est régi par l’inconscient » (p. 17) et non l’inverse. Semblables à Platon qui interdisait aux poètes et aux artistes la cité de République Idéale pour motif qu’ils détournaient la vérité, s’opposent l’artiste et le poète pour lesquels « le trompé est plus sage que le non-trompé » (Gorgias). « Dans la composition des tragédies et des peintures, celui qui trompe le plus en imitant les choses réelles est le meilleur » (Les Sophistes, Dupréel ed. Du Griffon, Neuchâtel, p. 91). Ce sont donc les « non-dupes » qui errent, qui cherchent et qui se trompent et non l’inverse. Le séminaire XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse s’ouvre sur « l’excommunication » de Lacan par l’IPA en 1963. Lacan, on le verra plus loin, appelle l’IPA la SAMCDA acronyme de « Société d’Assistance Mutuelle Contre le Discours Analytique ».


« Le rêve est une production de l’inconscient », nous dit Freud dans La science des rêves. « Le rêve n’est pas l’inconscient » explique Lacan dans ses Écrits (p. 622) et dans Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (p. 53) il explique que « la vie n’est pas un songe ». Ce n’est pas imaginaire. La vie c’est le Réel. La vie c’est l’inconscient. C’est le conscient qui est un rêve. Tout ce qui est conscient est un rêve, ou un cauchemar, dans la mesure où justement l’inconscient est refoulé. L’inconscient est le réel au-delà du rêve et du conscient. C’est aussi ce que dit Zhuangzi dans le rêve du papillon. Il rêve qu’il est un papillon. Il en a conscience. Puis inversement il se demande s’il n’est pas seulement la conscience d’un papillon qui rêve qu’il est Zhuang. Mais, conclut-il, « entre lui et le papillon il y avait une différence. C’est ce qu’on appelle le changement », c’est-à-dire le vide, la barre entre le signe et le sens : S/s (Zhuangzi, Œuvres complètes, Liou Kia-hway, Galimard, p. 45). Ce n’est qu’à partir de ces considérations nous sommes en mesure de distinguer la vraie de la fausse psychanalyse.


Sans doute la grammaire y fait-elle butée de l’écriture, et pour autant témoigne-t-elle d’un réel, mais d’un réel, on le sait, qui reste énigme, tant qu’à l’analyse n’en saille pas le ressort pseudo-sexuel : soit le réel qui, de ne pas pouvoir mentir au partenaire, s’inscrit de névrose, de perversion ou de psychose.

La grammaire, les lettres, les signes forment, en quelque sorte, des limites qui témoignent d’un réel qui reste énigme tant que la psychanalyse n’en révèle pas le désir. Ce réel n’est pas celui de la réalité consciente. Laquelle, à refouler l’inconscient, nourrit les névroses, les perversions et les psychoses.


« Je ne l’aime pas », nous apprend Freud, va loin dans la série à s’y répercuter.

Ce signifiant « je ne l’aime pas » peut exprimer toutes sortes de désirs non-dit, par exemple « Ce n’est pas moi qui l’aime », « c’est elle qui ne m’aime pas », « je n’aime pas lui », « je l’aime elle » etc. et l’on peut ajouter encore la transformation d’aimer en haïr, « c’est elle qui me hait », « je la hais » etc. En bref, voilà comment écoute le psychanalyste. Il ne se laisse pas désarçonner par le sens apparent ou linéaire d’aucune phrase.


En fait, c’est de ce que tout signifiant, du phonème à la phrase, puisse servir de message chiffré (personnel, disait la radio pendant la guerre) qu’il se dégage comme objet et qu’on découvre que c’est lui qui fait que dans le monde, le monde de l’être parlant, il y a de l’Un, c’est-à-dire de l’élément, στοίХείον du [Un] grec.

Ainsi tout ce qui est dit est pareil à un message chiffré qui dit, sans le vouloir, autre chose que ce qu’il exprime en apparence. Il s’agit donc seulement de savoir par l’analyse quel est le un, le signifiant maître (phrase, mot, phonème), désir par lequel, l’analysant, l’être parlant, est manipulé dans l’inconscient.

Le reste ne relève que des fantasmes des consciences. La soi disante réalité est un fantasme, « une grimace du Réel » (Télévision, p. 17).


En conclusion il n’y a d’autre art que l’art de la parole, non seulement de l’art de la parole ordinaire ou de la parole savante, mais, plus précisément, l’art de la parole inconsciente puisque c’est d’elle que dépendantes les autres. La psychanalyse, disait Freud, est un art de l’interprétation c’est-à-dire de la parole.



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Lecture de Télévision de Jacques Lacan

entrecroisée avec la « pensée chinoise »


Guy Massat

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