Paris, vendredi 23 octobre 2009, chez Clovis

An XVIII après Lacan


Nous avons lu la dernière fois, les pages 9 et 10 de Télévision Nous y avons vu :

1) que l’inconscient dit toujours la vérité, à savoir que les actes, les choses et les mots que nous utilisons consciemment ne sont que rarement ce qu’ils sont

2) que le réel c’est l’inconscient

3) que Freud comparait l’appareil psychique, c’est-à-dire le système inconscient, ou la réalité psychique, à un microscope et à un télescope, c’est-à-dire à une sorte de « télévision » avant la lettre

4) que le « pas tout » est supérieur au « tout »

5) que la vérité de l’inconscient est la vérité « du dire » qui ne se réduit pas à la vérité de raison ou à la vérité de fait

6) que « l’autoanalyse » ne concerne que le conscient

7) que nos erreurs sont existentiellement plus décisives que nos réussites et par là plus parlantes

8) que le sujet de l’inconscient est différent, en quelque sorte désenglué, du sujet du conscient, de la raison, de l’esprit et du corps

9) que « la passe » est « la passe du rien » ou « le passe sans porte » wu men guan, 無門關

10) que la définition de la « transmission » dans le Chan pouvait éclairer la question de « la passe » en psychanalyse : « Une transmission spéciale en dehors des écritures/ Aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres/ Plonger directement au cœur de l’homme (c’est-à-dire dans l’inconscient)/ Et réaliser l’éveil [l’éveil de l’inconscient] » (Les annales de la transmission de la Lampe, Xe siècle)

Tout cela condensé en deux minutes de paroles lacaniennes



Aujourd’hui nous abordons la page 15 de Télévision :


L’inconscient drôle de mot


(Comme nous le disions la dernière fois ne soyez pas gêné de ne pas comprendre, bien au contraire. Si comprendre est un plaisir l’ignorance, l’ignorance savante, celle qui se sait elle-même, est une jouissance.)


Démontons maintenant la formulation de la question.

L’interviewer commence ainsi :

Il me semble, cher docteur […]

Il appelle Lacan docteur. Lacan l’est en effet. Mais en psychanalyse on doit renoncer, a expliqué maintes fois Freud, à la fonction de « docteur » si l’on veut être analyste. On ne peut être ni médecin ni prêtre ni rabbin si l’on veut être analyste. Parce que toute morale relève du conscient. Or, dans l’inconscient il n’y a pas de morale. Si je fais souvent référence au Chan ou au Taoïsme ce n’est pas leur morale que j’invoque, mais bien au contraire, la dimension inconsciente telle qu’elle figure dans leurs textes canoniques qui se moquent pertinemment de la morale et de sa logique. Concernant la morale, ou le conscient, toutes les religions se valent et le Chan sur ce point est aussi mièvre que les autres religions. De plus l’inconscient ne conteste ni le conscient ni la morale. C’est exactement l’inverse. C’est le conscient et la morale qui refoulent l’inconscient. L’inconscient n’est pas immoral, c’est-à-dire contre la morale. Il est a-moral c’est-à-dire qu’il ne s’occupe pas de la morale. En tout cas, Freud en 1925 dans « La question de l’analyse profane » insiste bien sur l'irréductibilité de la psychanalyste à tout savoir, constitué ou sacralisé, et demande au médecin de renoncer à la médecine s’il veut pratiquer la psychanalyse. Aujourd’hui cette éthique n’est plus guère suivie. Personnellement je ne connais que Michel Guibal, médecin, qui a renoncé à la carrière médicale pour être psychanalyste. Par sa connaissance du chinois et ses séminaires dans l’empire du milieu Michel Guibal a la dimension d’une légende en Chine. Donc, le « cher docteur » est ici une introduction franchement inopportune.


[…] je n’ai pas ici à rivaliser d’esprit avec vous […]

Or justement on n’est pas ici dans la dimension de l’esprit, du savoir sorbonicole, ou de l’École Normale Supérieure (cette école qui se dit normale et qui se croit supérieure) on est dans l’inconscient. Dans l’inconscient il n’y a pas de différence, donc pas de rivalités savantes entre savants. Quand Hui Neng, dont nous avons parlé la dernière fois à propos de la passe et de la dialectique du passant et du passeur, entendit le « sutra du vide » récité par un moine dans la forêt où il travaillait, il fit l’expérience du Réel, l’expérience traumatique et bénéfique du Réel. Le trauma est un choc qui modifie la personnalité. C’est la fulgurance d’un court-circuit de quelques secondes, une zone de non-temps où la seconde, la minute, l’heure, le siècle ou l’éternité sont parfaitement synonymes. Peu après cette expérience Hui Neng se rendit au temple de la Prune Jaune pour devenir moine. Mais le maître Hong-Ren, fondateur et directeur du temple de la Prune Jaune refusa sa demande. — Vous n’êtes qu’un bûcheron, un homme du sud et malheureusement illettré, expliqua-t-il à Hui Neng, alors que dans ce temple il n’y a que des hommes du nord et supérieurement lettrés. Ce à quoi Hui Neng rétorqua cette parole historique et psychanalytique : « Dans la réalité il y a, bien sûr, des gens du nord et des gens du sud, il y a des lettrés et des illettrés. Mais, dans la dimension de l’éveil [c’est-à-dire dans la dimension de l’inconscient], il n’y a ni nord ni sud ni lettrés ni illettrés ». Et c’est par ces paroles que Hui Neng fut admis comme moine.



mais seulement à vous donner lieu de répondre.

poursuit l’interviewer. Que signifie cette litote : « à vous donner lieu de répondre » ? N’est-ce pas une préciosité des plus saugrenues comme le serait celle d’un amoureux transi trop timide pour interroger ? Or, « celui qui sait l’interroger – Lacan, l’éveil ou l’inconscient — sait aussi le lire » (C’est écrit, vous pouvez le voir, dans l’avertissement, p. 3 de Télévision).


Aussi vous n’aurez de moi que les questions les plus minces, élémentaires, voire vulgaires. Je vous lance : « L’inconscient — drôle de mot ! »

Donc, l’interviewer confesse ici son impuissance à savoir poser des questions pertinentes, ou adéquates. Il confesse donc par-là ne pas se tenir sur le même territoire que celui de Lacan, à savoir l’inconscient. Ses questions seront débiles et vulgaires, il le dit, il s’en excuse et se démasque du même coup en tant « qu’ignare de l’inconscient ». Toutefois, reconnaissons-le, il se rattrape en disant :


L’inconscient — drôle de mot !

En effet l’inconscient est un drôle de mot car « drôle » ça désigne quelque chose de rusé et à l’égard de quoi on éprouve à la fois de la défiance et de l’amusement. « Drôle », selon le dictionnaire étymologique, signifie « plaisant et coquin ». L’inconscient serait-il plaisant et coquin ? C’est bien le cas, et plus souvent qu’on ne le croit. On pourrait dire « coquin d’inconscient » comme on dit « coquin de printemps » à l’éveil de la libido.


Freud n’en a pas trouvé de meilleur […]

rétorque Lacan. Mais qui c’est ça Freud ? Freud en allemand ça sonne comme Freude qui signifie joie, plaisir, jouissance. On peut donc s’autoriser à lire : Le plaisir n’en a pas trouvé de meilleur. Il n’y a pas de mot plus plaisant que le mot inconscient. La jouissance n’en a pas trouvé de meilleur. La jouissance n’a pas trouvé de mot plus jouissif que le mot inconscient.


[…] et il n’y a pas à y revenir.

On ne revient pas sur la jouissance ou, plus précisément, sur l’orgasme. Pour l’orgasme, chaque coup d’essai est un coup de maître, ça ne se retouche pas l’orgasme c’est comme la calligraphie chinoise : pas de repentir.


Ce mot a l’inconvénient d’être négatif […]

Qu’est-ce que le négatif ? Le négatif peut être une positivité qui tient son affirmation de sa propre négation et non pas seulement la négation de quelque chose. Quand la négation nie quelque chose elle est relative et soumise à ce qu’elle nie. L’athéisme par exemple est relatif au théisme. Cette forme de négation caractérise la logique formelle et toute la pensée occidentale. Relisez, par exemple, les premières pages de « L’être et le Néant », vous en serez convaincu. Cependant, quand la négation se nie elle-même en tant que négation de quelque chose, tel le nihil negativum de Kant, la négation se place alors comme antérieure, originaire et indépendante de ce qu’elle nie. On devrait donc écrire a-thée et non athée, in-conscient et non inconscient pour montrer que ces mots expriment quelque chose d’indépendant à tout theos, indépendant de toute conscience. La négation en chinois, wu, , présente remarquablement cette particularité avec les concepts de wu nien (non-penser), wu wei (non-agir), wu shin (non-sentir) wu yishi (in-conscient) : 無意識. L’écriture chinoise fait une séparation, un vide médian, entre les caractères wu (non) et yishi (conscient).

En français le mot « ignorance » est composé de « i » négatif et de « gnarus » qui signifie « qui sait ». Or l’ignorance a deux sens qu’on peut constater par la différence entre « l’ignorant » et « l’ignare ». L’ignorant sait qu’il est ignorant. Son ignorance se sait elle-même. L’ignare ignore qu’il ignore. Ce qui le rend débile, impuissant, et agressif.


[…] ce qui permet d’y supposer n’importe quoi au monde, sans compter le reste.

N’importe quoi peut être à la fois l’absence et la profusion des choses. Le reste de « n’importe quoi » implique nécessairement toutes les formes de possibilités y compris la possibilité des impossibilités. Le wu chinois, , est de cet ordre. Il correspond au « rien de négatif », au nihil negativum de Kant, l’objet d’un concept qui se contredit lui-même, c’est-à-dire un objet vide sans concept qui autorise justement n’importe quoi.


Pourquoi pas ? À chose inaperçue, le nom de « partout » convient aussi bien que le nom de « nulle part ».

« Partout et nulle part », voilà l’alliance de deux propositions qui se contredisent l’une l’autre. C’est un oxymore. Où pourrait se trouver « partout et nulle part ? » Ne sommes-nous pas, d’une certaine manière au centre même de « partout et de nulle part ? » C’est-à-dire en un lieu qui n’est jamais là où il se trouve, dans une déferlante d’utopie dynamique ? « Avec un peu d'adresse, remarquait le poète Jean Cocteau, on peut toujours avoir l'air d'être dans un endroit et être toujours dans un autre. » C’est que dans l’inconscient il n’y a de contrainte ni spatiale ni chronologique, à l’inverse de la réalité. Si la conscience est gravitationnelle l’inconscient est en quelque sorte antigravitationnel. Le temps, la matière et l’espace non seulement y sont élastiques, mais ils peuvent se traverser eux-mêmes jusqu’à rencontrer le non-né, en deux mots, le non-crée, le non-formé, le non-souillé, l’impolluable, le vide médian, zhong kong 中空, en un mot le Chan, le m’onde (avec une apostrophe) des sages (des ça-je). Dans Les quatre concepts de la psychanalyse Lacan évoque nommément le « non-né », expression caractéristique du Chan :

L’inconscient […] se tient […] en attente dans l’aire du non-né (p. 25)

et p. 31 :

La béance de l’inconscient, nous pourrions la dire pré-ontologique.

c’est-à-dire non-née. Ce qui nous interpelle parce que le vide dans la science, est aujourd’hui définit comme une poussée (voir l’effet Casimir et le vide quantique appelé aussi énergie du rien ou énergie du point zéro soit
), en bref l’énergie du wu que vante le sutra du vide selon le Chan, où il est dit : « les formes sont le vide et le vide est les formes

Autrement dit : le vide change aussi sûrement que les formes.


C’est pourtant chose fort précise.

poursuit Lacan. L’inconscient est donc « une chose fort précise », retenons cette propriété. Car que signifie « précis » ? Précis, c’est ce qui est rigoureux. Le mot a pour contraire indécis, approximatif, mais le mot « précis » a aussi pour étymologie « ciseau » qui signifie couper. Ainsi l’inconscient s’avère-t-il « ce qui coupe », tel « le diamant coupeur », « le vide coupeur », le soutra de Hui Neng. Ce qui est coupé, dans cette dynamique de la parole ne reste pas séparé comme ce qui est coupé dans les objets de la réalité. Ce qui est coupé se relie immédiatement mais de manière différente pour former d’autres nouages, d’où la topologie des nœuds dans l’inconscient. Topologie supérieure, que nous expliquerons plus tard, comme l’usage des mathématiques chez Lacan. En chinois inconscient se dit, nous l’avons vu, 無意識, wu yishi. On retrouve dans ces idéogrammes la représentation de la voix pourvue d’une arme tranchante faite pour couper, comme des ciseaux.


Il n’y a d’inconscient que chez l’être parlant.

En marge de cette phrase nous trouvons la note suivante :

« La condition de l’inconscient c’est le langage »,…

Ce qui souligne que l’inconscient c’est du langage, et qu’inversement tout langage est de l’inconscient. Il nous faut de plus pour comprendre cette phrase « il n’y a d’inconscient que chez l’être parlant » distinguer « l’être parlant » de « l’être parlé ». C’est que nous sommes, étourdiment, des « êtres parlés ». Nous sommes parlés par notre langue, par notre niveau social, économique, culturel. Nous sommes parlés par notre époque etc. et nous sommes parlés, à notre insu avec toutes les tensions, le stress que cela entraîne fatalement. C’est la première chose que l’expérience analytique nous apprend. C’est en comprenant que nous pouvons n’être que des êtres parlés que nous pouvons devenir des « êtres parlants », c’est-à-dire capables d’utiliser les mots et non plus des êtres seulement utilisés par le langage des autres. Dès lors, comprenons-nous différemment la phrase « il n’y a d’inconscient, d’inconscient éveillé, que chez l’être parlant », car chez l’être parlé l’inconscient est tenu à l’écart, refoulé, voire forclos. L’être parlé est un ignare de l’inconscient. Il ne sait pas qu’il ne sait pas. Il ne sait pas qu’il s’ignore lui-même, qu’il est personne. Il ne connaît pas le gnosis seauton, le connais-toi toi-même. Connais-toi toi-même parce que tu n’es pas ce que tu crois être. Comme disait Lacan : « un fou qui croit être un roi est un fou. Mais un roi qui croit être un roi est tout aussi un fou. »


Chez les autres [les êtres parlés] qui n’ont d’être qu’à ce qu’ils soient nommés, bien qu’ils s’imposent du réel, […]

Les êtres parlés sont aussi parlés, comme tout le monde, par le réel qu’est l’inconscient, mais, à la différence des êtres parlant, ils n’y prennent aucune attention, ce que déjà avait souligné Héraclite, il a deux mille cinq cents ans.


[…]  il y a de l’instinct, soit le savoir qu’implique leur survie.

Chez les êtres parlés il y a de l’instinct grâce auquel ils survivent. L’instinct caractérise le monde animal, l’homme en tant qu’être parlant, est caractérisé, lui, par la pulsion. L’instinct est linéaire tandis que la pulsion, la pulsion dite orale, est plastique, elle peut changer de but et se métamorphoser ou métamorphoser son monde.


Encore n’est-ce que pour notre pensée, peut-être là inadéquate.

On ne cesse, en effet, de découvrir sur le monde animal des choses de plus en plus étonnantes. Notre propre dimension animale révèle de plus en plus sa bizarrerie car nous ne sommes, le plus souvent, que des êtres supposés parlant, à savoir des êtres parlés, et non pas vraiment des êtres parlant. Des animaux, comme dit Lacan, qui aspireraient à devenir homme, des « animaux en mal d’homme », des animaux d’hommestiques.


Restent les animaux en mal d’homme, dits pour cela d’hommestiques, et que pour cette raison parcourent des séismes, d’ailleurs fort courts, de l’inconscient.

C’est-à-dire que nous, êtres parlés, nous, ignares de l’inconscient, nous, « animaux en mal d’homme » sommes parcourus par des secousses, d’ailleurs fort courtes, note Lacan, de l’inconscient, un peu comme par des tremblements de terre qu’on oublierait aussitôt une fois passé. Héraclite, dans son fragment n° 1, pose à sa manière le même regard sur « l’être supposé parlant » :

Le discours dont je parle, dit Héraclite, échappe à la saisie intelligible des hommes aussi bien avant qu’ils ne l’entendent qu’après l’avoir entendu. Toutes choses devenant conformes à ce discours, ils ressemblent à des hommes sans expérience, alors qu’ils ne cessent de faire l’expérience des mots et des actes que moi je relève en isolant chacun selon sa nature et expliquant ce qu’il renferme. Ce que font les hommes à l’état de veille leur échappe de la même façon qu’ils oublient ce qu’ils produisent dans leur sommeil.

Ce n’est pas le terme de société qui convient aux êtres parlés ou aux « êtres supposés parlant » mais celui de « zoociété ». Pour être un être parlant il faudrait avoir quelque ouverture au langage de l’inconscient. Déjà Lao zi remarquait en son temps que « la parole véritable n’est pas la parole normale ». Il y a donc une autre parole que les paroles des êtres parlés qui se disent normales et se croient supérieures.


L’inconscient ça parle, ce qui le fait dépendre du langage, dont on ne sait que peu : malgré ce que je désigne comme linguisterie pour y grouper ce qui prétend, c’est nouveau, intervenir chez les hommes au nom de la linguistique.

Du langage inconscient on ne sait que peu. Qui est « on » ? On est un pronom indéfini qui désigne « les hommes parlés » en général. Ce que Lacan désigne comme « linguisterie », mot péjoratif, définissant la linguistique classique « Il n’y a pas d’autre linguistique que ce que j’appelle linguisterie » dit-il encore dans le séminaire sur L’Insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre. C’est-à-dire que la linguistique, malgré Lacan et la psychanalyse, ignore que le langage inconscient précède toutes les langues.


La linguistique étant la science qui s’occupe de lalangue, que j’écris en un seul mot d’y spécifier son objet, comme il se fait de toute autre science.

Dans la marge on peut lire :

… Le quel [il s’agit de l’objet de la linguistique] ex-siste à lalangue :

C’est-à-dire que l’objet véritable de la linguistique se tient en dehors (ex-siste) de ce dont s’occupe la linguistique. Le néologisme « lalangue », désignant la linguistique, souligne que cette science refoule le langage de l’inconscient. Les linguistes sont, en quelque sorte, des malheureux, qui, comme les miroirs, peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir. Alors que les poètes et les psychanalystes de tous les temps parlent un même langage, même quand c’est avec des langues différentes. On peut lire à ce propos le chapitre III intitulé « contre les linguistes » dans le séminaire XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant, séminaire, appelé aussi le séminaire chinois : « La linguistique est insoutenable ».


Cet objet pourtant éminent, [c’est-à-dire au-dessus du niveau commun] de ce que ce soit à lui que se réduise plus légitimement qu’à tout autre la notion même aristotélicienne de sujet.

Cet objet, c’est-à-dire le langage inconscient, est-ce à quoi se réduit, plus légitiment qu’à tout autre objet du conscient, la notion aristotélicienne de sujet. Car ce n’est qu’à partir de la psychanalyse que le sujet véritable a cessé de ne relever que du conscient pour se désigner et s’affirmer, enfin, de l’inconscient. C’est à partir d’Aristote que le sujet s’est défini, de manière minimaliste, pourrait-on dire, comme ce qui a conscience de lui-même, en opposition à l’objet qui, dans sa passivité, n’aurait pas conscience d’être objet.

Cette notion de sujet conscient de lui-même traverse toute la philosophie jusqu’à nos jours. Dans la marge nous lisons :

hypothèse analytique.

L’hypothèse analytique c’est « le sujet de l’inconscient ». Que l’on puisse dire que le sujet est l’inconscient lui-même, le ça, avec son autonomie propre, constitue une révolution épistémologique fondamentale, comparable à celle de la physique quantique, dans la représentation du monde selon la pensée occidentale. Wo Es war soll ich Werden, résumait Freud. C’est-à-dire « là où fut ça, le sujet doit advenir. » Le ça se révèle être le véritable sujet. C’est le point central de la révolution psychanalytique occidentale. « Le sujet vrai est le sujet de l’inconscient » (Lacan, Écrits, p. 372) « […] C’est à une place excentrique (excentrique par rapport au conscient) qu’il nous faut situer le sujet de l’inconscient, si nous devons prendre au sérieux la découverte de Freud » (idem p. 11).


Ce qui permet d’instituer l’inconscient de l’ex—sistence d’un autre sujet à l’âme.

L’inconscient n’est pas l’âme laquelle depuis Aristote et les conciles chrétiens est, comme on le sait, confondue, arbitrairement, avec l’esprit, « mens sive anima », l’esprit ou l’âme c’est pareil » et c’est encore le cas aujourd’hui malgré la psychanalyse qui explique avec Freud que le psychisme ne relève pas du conscient mais de l’inconscient : « l’inconscient est le psychisme proprement dit » (Freud, Abrégé de psychanalyse, p. 20) Étymologiquement « psyché », en grec est « le souffle vital », ce qui correspond au qi, , des anciens Chinois. Mais, à partir d’Aristote, psyché, « ce qui met en mouvement » et qu’on traduit par âme, ne relève plus que de l’esprit. Il n’y a, pour Aristote et les Chrétiens, que les forces de l’esprit pour mettre les corps et les pensées en mouvement. Il faut attendre Freud pour que la psyché retrouve avec l’inconscient son sens originaire de souffle vital indépendant du corps et de l’esprit. Il y a donc, à partir de notre siècle, un autre sujet que le sujet de l’esprit qui se définit par la conscience qu’il a de lui-même.


[…] un autre sujet à l’âme. À l’âme comme supposition de la somme de ses fonctions au corps.

Ce qui englobe toutes les fonctions du corps ce serait l’âme en tant que simple instrument, tel une lame, de l’esprit.

On se souvient que pour Platon, l'âme est déchue : elle est tombée dans le corps, alors qu'elle se réjouissait dans le monde des Idées, dans la transparence de l’esprit. Aristote, quant à lui, dans son ouvrage intitulé Περὶ Ψυχῆς c’est-à-dire « De l’âme » (en latin anima) expose les divers types d'âme qui caractérisent les êtres vivants. Les différences entre espèces se distingueraient par la nature de leurs processus vitaux. Ainsi les végétaux possèdent la capacité de se nourrir et de se reproduire, ce qui est le minimum requis pour n'importe quelle sorte d'être vivant. Les animaux moins complexes que l’homme ont des facultés sensitives, perceptives ainsi que la possibilité de mouvement. Les humains ont toutes ces facultés avec, de plus, l'intellect. L’âme est donc pour Aristote la somme des fonctions qui animent les corps. Tout élément naturel, par exemple un arbre, une montagne, sont investis d’une certaine animation, donc d'une âme avec laquelle il est possible, d’une certaine façon, d’interagir. Cette conception est propre à l’animisme, où chaque chose est douée d'intentionnalité, ce qui justifierait les rituels et les cérémonies pour se concilier la faveur des choses. Lorsqu’une personne meurt, son « animation », son âme, la quitte, soutient l’animisme, et son corps devient inerte. Mais son mouvement propre, son âme, peut faire retour sous figure de fantôme ou se réincarner. Enfin l’âme, le mouvement, peut aller par-delà, toutes choses, au paradis ou… en enfer. Pour le matérialisme, l’âme, simple illusion de l’esprit, sera systématiquement récusée. L’esprit n’a nul besoin de l’âme pour agir et se développer. Il la refoule.

Pour la psychanalyse l’âme, la psyché, c’est l’inconscient. Ni matérielle, ni spirituelle, ni corps ni esprit, elle est par-delà le matérialisme et l’idéalisme. Avec l’inconscient la psychanalyse a donc redonné à la psyché des anciens grecs sa fonction de « souffle vital ». Le qi, , de la pensée chinoise, le souffle vital, lui, n’a pas subi dans cette culture, les péripéties que montre l’histoire du mot âme dans la pensée occidentale.


Ladite plus problématique, malgré que ce soit de la même voix d’Aristote à Uexküll, et qu’elle reste ce que les biologistes supposent encore, qu’ils le veuillent ou pas.

D’Aristote à Uexküll, en passant par Marx on a gardé la même conception de l’âme : prise de l’esprit ou illusion de l’esprit. Soit, en effet, on admet que l’homme est un produit du milieu : l’homme produit de sa classe sociale, de son époque, de sa culture, soit, au contraire, comme l’a montré Von Uexküll, l’homme ou l’âme, créerait son propre monde. Johan Von Uexküll est un biologiste allemand (1864-1944) pionnier, avant Konrad Lorenz, de l’éthologie, science du comportement animal. Ces travaux ont influencé la plupart des philosophes contemporains. Von Uexküll a montré, entre autre, que la répartition des lieux est totalement différente dans chaque espace donné. Par exemple, fait-il remarquer : « le fin carrelage que tâte la fourmi en cheminant sur la tige des fleurs n’existe pas pour la main de la jeune fille et encore moins pour le mufle de la vache » (Jacob Von Uexküll. 1965 - Théorie de la signification, Vol. I., et Mondes animaux et monde humain, Vol. I., Éd.. Denoël). Autrement dit chaque « âme » invente son espace et son monde. Il y a donc deux thèses ou bien l’homme est le produit de son milieu ou bien il invente et crée son propre milieu. Mais, de toute façon, l’âme

reste ce que les biologistes supposent encore qu’ils le veuillent ou pas.

C’est-à-dire quelque chose de réductible à la matière, comme pour les neurosciences, ou à l’esprit, comme pour les religions.


En fait le sujet de l’inconscient ne touche à l’âme que par le corps, d’y introduire la pensée : cette fois de contredire Aristote. L’homme ne pense pas avec son âme comme l’imagine le Philosophe.

L’inconscient n’a affaire avec les corps ou avec l’esprit que parce qu’il y introduit la coupure de l’inconscient, c’est-à-dire son langage. Ce qui, évidemment, contredit la conception d’Aristote. L’homme ne pense pas avec son âme, comme le voulait le philosophe, parce que, de fait, c’est l’inconscient qui parle en découpant ses propres mots comme le ferait une lame.


Il pense de ce qu’une structure, celle du langage — le mot le comporte [c’est-à-dire que « structure » et « langage » c’est pareil] de ce qu’une structure découpe son corps, et qui n’a rien à faire avec l’anatomie.

Ce qui signifie : le langage inconscient découpe les corps d’une manière qui ne relève pas de l’anatomie. Cela peut paraître étrange, mais la médecine traditionnelle chinoise repose sur des « découpes » qui ne relèvent en rien de la matérialité anatomique ou physiologique du corps. Les douze méridiens d’acupuncture et leurs multiples points ne correspondent à rien dans la réalité. Et pourtant l’acupuncture ça marche très bien, ça guérit. C’est même remboursé en France par la Sécurité Sociale. Reste qu’on ne saurait rester aux effets thérapeutiques, mais aller jusqu’au versant du signifiant qui ne signifie rien : O. Non seulement l’inconscient découpe les corps à sa façon mais il découpe aussi l’esprit avec une logique qui ne correspond en rien à la logique formelle. L’inconscient ressemble en tout point au cuisinier Ding de Zhuangzi, qui pouvait découper mille bœufs sans jamais user la lame de son couteau parce qu’il savait passer par le vide, les interstices, des articulations.


Témoin l’hystérique.

Le symptôme hystérique tient la médecine en échec en ce que le système inconscient (RIS) découpe le corps justement d’une manière qui se moque de l’anatomie. Vous vous rappelez tous du cas de Charcot où la malade présentait une paralysie du bras qui ne correspondait absolument pas à la physiologie musculaire et nerveuse du bras, mais seulement à ce que le langage courant appelle bras, c’est-à-dire ce qui va du haut de l’épaule au poignet. Même aujourd’hui la diversité des symptômes hystériques tient la médecine classique en échec. L’hystérie est, en quelque sorte, la mise en évidence de l’inconscient. « le chemin de l’inconscient proprement freudien, ce sont les hystériques qui l’ont appris à Freud » (Lacan J., 1964, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire livre XI, Paris, Éd. du Seuil, 1973, p. 17)


Cette cisaille vient à l’âme avec le symptôme obsessionnel : pensée dont l’âme s’embarrasse, ne sait que faire.

C’est cette cisaille de l’inconscient qui travaille, telle une lame, non seulement le corps, comme chez l’hystérique, mais aussi l’esprit, avec le symptôme obsessionnel, qui peut devenir si embarrassant qu’on ne sait plus qu’en faire, jusqu’à n’avoir d’autre recours que le suicide et la mort.


La pensée est dysharmonique quant à l’âme.

La pensée, la pensée de l’inconscient, interrompt, renverse, bouleverse les équilibres et toutes les armes de l’esprit. Elle inverse le sens des mots ordinaires, fait imploser les mots savants. Elle les tord, les faits se contredire jusqu’à ce qu’ils ne disent plus ce qu’ils disent et ne cachent plus ce qu’ils cachent, mais comme l’oracle de Delphes, font signe en direction du vide c’est-à-dire du signifiant. Puisque le plus important ce n’est pas ce qui est montré dans l’image, mais ce qui n’y est pas montré. Ce qui n’est pas ce que disent les mots, mais ce qu’ils ne disent pas, c’est-à-dire le trou de l’inconscient qui se dérobe sans cesse tel le vide, dans un strip-tease qui durerait toujours. Dans tous les rêves il y a le trauma du vide, c’est ce que Freud appelle l’ombilic du rêve. Chose étrange aujourd’hui il y a des analystes qui ne travaillent plus avec les rêves. Pourquoi ? Parce que le rêve est la voie directe vers le réel qui traumatise. Autrement dit, ils renoncent à la psychanalyse en faveur de la psychologie. Reste que la cure de la parole de l’inconscient doit nous mener à cette rencontre subite avec réel.

Si cela vous fait peur, vous pouvez vous rassurer en considérant que ce qui peut le plus peut le moins. Ce qui vous mettra à l’aise avec la réalité. Après tout, c’est Bodhidharma qui inventa les arts martiaux.


Et le νοϋς grec [la pensée consciente] est le mythe d’une complaisance de la pensée à l’âme, d’une complaisance qui serait conforme au monde, au monde (Umwelt) dont l’âme est tenue pour responsable, alors qu’il n’est que le fantasme dont se soutient une pensée, « réalité » sans doute mais à entendre comme grimace du réel.

La pensée consciente est un mythe. Une sorte d’amabilité de la part de la pensée inconsciente. Cette fantaisie est conforme à l’Umwelt. L’Umwelt désigne le monde extérieur. Le monde extérieur, dont l’esprit est tenu pour être en quelque sorte le sculpteur, n’est que le fantasme dont se soutiennent les pensées conscientes. La réalité, la réalité du monde extérieur, n’est que fantasme. Ce qui ne veut pas dire que la vie est un songe, car il y a du réel, et ce réel est l’inconscient. La réalité dans laquelle nous vivons est à comprendre comme étant une contorsion, une grimace, dit Lacan, du Réel, c’est-à-dire de l’inconscient.


L’interviewer demande alors :

Il reste qu’on vient à vous, psychanalyste, pour, dans ce monde que vous réduisez à un fantasme, pour aller mieux. La guérison, c’est aussi un fantasme ?

L’interviewer a, semble-t-il, parfaitement compris que Lacan c’est-à-dire la psychanalyse, la découverte de Freud, l’inconscient, réduit la réalité dans laquelle nous vivons, nous naissons, nous nous développons et nous mourrons, à du fantasme. Ainsi ne sommes-nous « personne » ou seulement les fantômes, les guignols de notre inconscient, vous et moi, ce lieu, ce café, ce moment, cette époque ne relèvent que du fantasme, soit des effets d’un imaginaire inconscient. « La guérison, c’est aussi un fantasme ? »

La guérison, répond Lacan, c’est une demande qui part de la voix d’un souffrant, d’un qui souffre de son corps ou de sa pensée.

C’est qu’il y a d’abord la vérité de la souffrance. C’est une vérité de fait, comme la douleur. C’est aussi une vérité de raison : La souffrance est aussi vraie que deux et deux font quatre. C’est enfin la vérité du dire, à savoir la vérité de l’inconscient refoulé par un désir hystérique, lequel se soutient, comme on l’a vu, de ne pas être satisfait. La demande jaillit donc « de la voix d’un souffrant, qui souffre de son corps et de sa pensée » Peut-on guérir de cette souffrance ? Et qu’est-ce que guérir ? Le mot « guérir » sonne comme « gaie » et « rire », c’est le rire du « gay savoir » Mais que la guérison soit d’abord une demande souligne qu’on ne peut imposer la méthode psychanalytique. Il faut que l’analysant « demande » à pratiquer sa propre analyse. La guérison ne peut être imposée. C’est l’analysant qui doit prendre la parole, devenir un être parlant. La demande, c’est le dire de l’inconscient qui engendre la guérison. Sans cette demande, c’est-à-dire sans ce passage à la parole, pas de guérison véritable.

L’origine de la souffrance est le refoulement hystérique du système inconscient et son retour du refoulé qui fait retour soit sur le corps avec ce qu’on appelle l’hystérie, soit sur l’esprit avec l’obsession, soit sur la réalité extérieure avec la phobie — voir dessin —


L’étonnant, dit Lacan, est qu’il y ait une réponse, et que de tout temps la médecine ait fait mouche par des mots.

C’est-à-dire qu’il y a une réponse, une solution à la souffrance, un « par-delà la souffrance ». Et, à toutes les époques, cette solution médicale, médicinale, la solution de la Grande Santé, a atteint son but par du dire, par des trouvailles de mots. Ce n’est que par l’expression parlante, directement ou indirectement, qu’on guérit.


Comment était-ce avant que fût repéré l’inconscient ?

Est-ce qu’on soignait avec des mots avant Freud ? Bien sûr. On a toujours soigné d’une manière ou d’une autre les maux par les mots. Même si on ne distinguait pas systématiquement le conscient de l’inconscient. Dans le parler ordinaire l’analyste sait distinguer le discours inconscient de celui de l’inconscient comme le faisait déjà Héraclite que nous avons cité plus haut, ou comme l’oie qui, selon le Chan, sait, dans un mélange d’eau et de lait, boire le lait et laisser l’eau.


Une pratique n’a pas besoin d’être éclairée pour opérée : c’est ce qu’on peut en déduire.

Pas besoin de la théorie pour savoir opérer avec des mots. Il n’y a qu’à laisser parler l’inconscient, à la manière des poètes. Le discours inconscient peut métamorphoser systématiquement tous les discours du conscient et toutes les souffrances de la réalité.


Puisque nous avons parlé du « gai savoir » à propos de guérir, voici une citation de Nietzsche tirée des Fragments posthumes :

Je veux parler de cette force qui permet à quiconque de se développer de manière originale et indépendante, de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères, de guérir les blessures, de réparer ses pertes, de reconstituer sur son propre fond les formes brisées.


Cette force c’est « la volonté de puissance » comme l’a si bien vu Paul Laurent Assoun dans son livre Nietzsche et Freud et qu’il a désigné, nommément, comme étant l’inconscient freudien.

Il existe, poursuit Nietzsche des gens qui refoulent tellement cette force qu’un seul événement, une seule souffrance, souvent même une seule légère injustice, suffit, comme une toute petite écorchure, à les vider de tout leur sang.






Je vous remercie



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Lecture de Télévision de Jacques Lacan

entrecroisée avec la « pensée chinoise »


Guy Massat

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