Café Clovis, Paris, an XVIII, après la mort de Lacan, soit le 24 septembre 2009, pour un essai de cartel sur Télévision, une émission sur Jacques Lacan souhaitée par l’ORTF en janvier 1973 et qui n’a jamais eu lieu. Seul, nous en reste ce texte (et une vidéo). Un Cartel, en résumé, c’est s’interroger, en petit groupe, sur ce que dit Lacan. C’est comme pour l’inconscient : celui qui l’interroge sait aussi le lire. Et c’est aussi en quoi la langue chinoise et la pensée chinoise, même si l’on en a que des notions plus ou moins générales, peuvent nous aider à interroger Lacan, lequel, depuis son premier jusqu’à son dernier séminaire, y fait référence.



D’abord, quelques remarques sur le titre « Télévision »

Si Lacan parle pour la radio, il appelle son propos « radiophonie », quand il écrit pour un éditeur il appelle sa production « Écrits », et si c’est pour la télévision il nomme son discours « Télévision » etc.


Τηλε, télé, en grec signifie “loin”. La télévision c’est la vision de ce qui est loin. Qu’est-ce qu’il y a de plus loin ? C’est aussi, si l’on y réfléchit, ce qu’il y a de plus près. Mais généralement on ne fait guère attention à ce qui nous est le plus proche. De plus, le grec utilise phonétiquement, donc avec un autre sens, le terme de “télé”, par exemple en français téléologie. Il s’agit là d’un “télé”, qui signifie “fin”. L’association libre, qui est la règle de la psychanalyse, autorise toutes les paronomases (c’est-à-dire les homonymies où les mots peuvent être confondus les uns avec les autres seulement par leur sonorité, même approximative). On prend alors le droit de tordre les mots dans tous les sens ou de tordre tous les sens pour les réduire à un mot. La téléologie est la science (logos) des fins, la science de l’intentionnalité. Par exemple, quel est le but de la vie ? Pourquoi vivons-vous ? Pour la gloire, l’amour, le sexe, le pouvoir, l’argent, un peu tout ça ? Pour les autres, l’humanité, le plaisir ? Pour l’orgasme, la jouissance ? Est-on seulement conscient de ce que l’on désire, parfaitement conscient de notre finalité, de notre téléologie ?

En chinois "télévision” se dit « vision électronique »

Le mot électronique est intéressant parce qu’il implique l’électron, lequel, comme on le sait, est vide et sans substance. En outre, l’électron est parfaitement contradictoire puisqu’il est à la fois « onde et corpuscule ». En chinois “téléphone” évoque aussi l’électron. Téléphone se dit « la voix électronique », l’ordinateur, dian nao, se dit « cerveau électronique », etc.

À l’époque de Freud — mort il y a aujourd’hui soixante-dix ans — il n’y avait pas, bien sûr, de télévision mais Freud comparait, je cite ses propres mots : « l’appareil psychique a une sorte de microscope ou de télescope ou quelque chose de ce genre » disait-il (Freud S., 1938. Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1970, p. 3). Autrement dit Freud faisait de l’appareil psychique, c’est-à-dire de l’inconscient, une sorte de télévision. Ce qui inverse le sens de la formule désenchantée d’Andy Wharol : « Il n’y a aucune différence entre vivre et regarder la télévision »

Si nous poursuivions la fantaisie d’un appareil psychique assimilé à la télévision comment pourrait-on le nommer ? On pourrait le nommer « trivision », conformément aux trois hypostases du temps. Comme si la trivision qu’est l’appareil psychique permettait de voir, sur un nombre infini de chaînes, le passé, le présent et l’avenir.


Je vais lire maintenant le texte du début de Télévision, seulement les pages 9 et 10. Vous ne comprendrez pas tout. Et c’est tant mieux. Car ici, « pas tout » est toujours mieux que « tout ». Je vous prierai même de rester sur cette impression d’incompréhension, sur ce sentiment d’ignorance. Car ce n’est pas ici une ignorance infériorisante comme l’est l’ignorance dans la dimension consciente. Exemple si je ne connais pas le grec, si je ne parle pas allemand, si je ne parle pas chinois etc.… il s’agit d’une ignorance d’infériorité. Je serai infériorisé par un savoir que je devrais avoir et que je n’ai pas. Mais avec l’inconscient nous nous trouvons dans une autre dimension du terme ignorance. Il s’agit dans ce sens d’une « docte ignorance », l’ignorance qui se sait elle-même en tant qu’ignorance. Là, c’est l’ignorance qui est supérieure au savoir. C’est l’ignorance qui s’orgasme et jouit d’elle-même. Si savoir est un plaisir, dans l’inconscient l’ignorance est de l’ordre de l’orgasme et de la jouissance. Elle surfe au sommet du plaisir.



Premier paragraphe

Je dis toujours la vérité […]

Qui parle, qui est-ce Je ? En apparence on pourrait croire qu’il s’agit de Lacan. Première illusion et illusion funeste : il ne s’agit pas de Lacan il s’agit de l’inconscient. C’est l’inconscient qui parle. Et quand il parle, l’inconscient dit toujours la vérité.

[…] pas toute parce que toute la dire (il) n’y arrive pas. La dire toute c’est impossible matériellement : les mots y manquent […]

Et de quelle vérité s’agit-il ? Il ne s’agit pas de la vérité de fait ni de la vérité de raison comme dans notre conscience de la réalité, mais de la vérité de l’inconscient. Ceux qui connaissent le nœud borroméen peuvent classer facilement ces trois sortes de vérité. La vérité de fait est « imaginaire », on la voit, la vérité de raison est « symbolique », on la pense, on la mesure, la vérité de l’inconscient, c’est la vérité du « réel », on la dit. Par exemple, le juge dans un tribunal demande au témoin : « Dites la vérité, toute la vérité et dites je le jure ». Il s’agit là de la vérité de fait. Ainsi : « tel jour, à telle heure, à tel endroit, la cafetière était-elle sur la table ? — interroge en l’occurrence le juge - Oui, répond le témoin je l’ai vue, ce jour-là, à ce moment-là sur cette table. - Le poison était-il dans la cafetière ? - Je n’en sais ». Ne pas savoir ce qui est demandé est aussi une vérité de fait. En tout cas, dans le conscient, la vérité des faits peut se dire toute, contrairement à la vérité de l’inconscient. Donc, nous ne confondrons plus la vérité des faits et la vérité de l’inconscient, en bref, le tout et le pas tout.


Examinons maintenant ce qu’on appelle la vérité de raison. Avec la vérité de raison nous n’avons plus besoin du temps, de l’espace et de la matière, nous sommes, pour ainsi dire, dans l’éternité. Comment faire l’expérience de l’éternité ? Il suffit de penser à une idée éternelle. Les plus triviales peuvent faire l’affaire. C’est à la portée de n’importe qui, à n’importe quel moment. Par exemple, deux et deux font quatre, ou A n’est pas non-A, sont, en toute raison, des idées éternelles. Descartes soulignait qu’un enfant qui sait que deux et deux font quatre en sait autant sur ce sujet que n’importe quel savant. L’enfant et le savant savent tout ce qu’on peut savoir sur la question de combien font deux et deux. De plus, nous pouvons concevoir, en toute raison, que deux et deux faisaient quatre avant que nous y pensions, avant même que l’humanité n’existe et qu’ils feront quatre après que la terre aura disparu. Deux et deux font quatre même quand on n’y pense pas, même si nous ne le savons pas. De même pour A n’est pas non-A.

Mais, il y a cependant une antithèse à ces propositions de vérité rationnelles. En effet, je peux dire comme je le dis maintenant : « deux et deux font trois ou cinq. Ils ne font jamais quatre exactement ». Je peux dire aussi comme je le fais en ce moment « A est précisément non-A ». On rétorquera que c’est matériellement et logiquement irrecevable, que c’est incohérent, contradictoire, que ça n’a pas de sens, que c’est idiot. Sans doute, mais il y a là une vérité, c’est que je peux dire et que je m’autorise à le dire, même en comprenant que c’est une vérité incertaine et incomplète. La vérité de l’inconscient est de l’ordre du dire. Dans cet ordre, des mots différents peuvent prendre le même sens, tel A et non-A, infime et infini etc. Le contradictoire impossible pour la raison, est possible dans la dimension du temps de parole. Raison et pensée ne sont éternelles qu’à condition de nier le temps, c’est-à-dire nier toutes les métamorphoses, tous les traits d’esprit que fait éclore la parole. Arrêter le temps, critiquait déjà Pascal, oui, mais pour combien de temps ? Car le temps réel ne s’arrête pas. Le temps réel implique nécessairement le contradictoire puisqu’il change toujours. Si le contradictoire était impossible à dire il n’y aurait pas de changement L’inconscient dit Lacan est une pulsation temporelle et c’est elle qui dit. Par ailleurs, aujourd’hui, dans la physique quantique, il est admis que A peut être non A : témoin l’électron, ou que deux et deux puissent faire cinq. En tout cas aucun mot n’arrêtera le temps réel et le temps réel aura besoin, désirera, demandera toujours d’autres mots. C’est par cet impossible que la vérité de l’inconscient, tient au réel c’est-à-dire à l’incommensurabilité du temps. Donc, dans ce premier paragraphe, on peut s’autoriser à modifier un peu la ponctuation et la grammaire :

Je [à savoir le sujet de l’inconscient] dit toujours la vérité. Pas toute. Parce que toute la dire [il] n’y arrive pas. La dire toute c’est impossible, matériellement : Les mots y manquent.

Il y a toujours de l’indicible qui échappent aux mots, il y a toujours d’autres mots qui échappent aux mots. Qui n’a jamais fait l’expérience de manquer de mots dans le conscient ? Si on y réfléchit manquer de mots c’est l’angoisse. C’est pire que de manquer d’argent ou d’amour (ou pour le moins c’est pareil).

C’est même par cet impossible que la vérité de l’inconscient tient au réel

au réel du temps, au réel qui parle, au réel qui ne s’arrête pas, ne se bloque pas sur les principes de la logique formelle.



Deuxième paragraphe   

J’avouerai donc avoir [été] tenté de répondre à la présente comédie

Qu’est-ce qu’une comédie ? C’est du théâtre, de l’illusion. Lacan (cette fois il s’agit de lui) dit avoir été tenté d’y répondre parce qu’on le lui a demandé. Dans la pensée chinoise, c’est une tradition concernant les grands textes de ne parler qu’en répondant à la demande d’un autre. On raconte ainsi que le Daodejing fut écrit à la demande d’un douanier lorsque Laozi s’apprêtait à partir pour les Indes. Lin Ji prétend dans ses célèbres Entretiens qu’il ne monte en chaire que parce qu’il prend « en considération, la prière instante de Monsieur le conseiller ordinaire, représentant de l’empereur ». Sans quoi, poursuit-il « si je m’en tenais à la tradition de notre lignée (la tradition du Chan), je n’ouvrirais simplement pas la bouche et vous n’auriez où mettre le pied » (Lin tsi, Demiéville, Entretiens, Fayard, p. 21). Cela n’évoque-t-il pas, les séances silencieuses instaurées par Lacan et que beaucoup trouvent encore insupportables ?


Lacan poursuit

J’avouerai donc avoir été tenté de répondre à la présente comédie

Et, — il y a là une ellipse dont on doit rétablir le manque, il nous faut répéter — j’avouerai avoir été tenté de dire

et que c’était bon pour le panier

Pourquoi au panier ? Pourquoi à jeter au panier ? Parce que ce ne serait — compte tenu du sujet, la psychanalyse — qu’un discours convenu, un « discours universitaire », un discours du semblant, c’est-à-dire de la comédie, de l’illusion, du discours conscient qui ne sert qu’à mieux refouler l’inconscient. « Jeter au panier » c’est aussi ce que Lacan appelle par ailleurs la poubellication, condensé de poubelle et de publication. C’est qu’on ne peut enseigner la psychanalyse, on ne peut pas imposer le savoir de l’inconscient. Il est ici opportun de respecter la simplicité et l’ignorance. Le sujet supposé savoir, ne se tient pas quelque part à l’avance, il peut surgir n’importe où, là où on l’y attend le moins. À ce propos, on évoquera la réponse de Bodhidharma, le fondateur du Chan, à l’empereur des Lang. Cet empereur, après avoir expliqué qu’il avait construit beaucoup de temples, et fait traduire en chinois tous les discours du Bouddha, demanda à Bodhidharma : « quels sont mes mérites ? - Aucun, répondit Bodhidharma. Tout ce que vous avez fait — et c’est très bien — ne concerne que la réalité extérieure et non pas votre propre éveil. » La politique ne sert qu’à refouler l’inconscient. Ce qui compte donc dans l’existence, ce n’est pas ce que nous faisons par respect à ce qui est convenu. Le conformisme, le politiquement correct sont « à jeter au panier », à oublier. Et ici l’oubli se transforme en une forme supérieure de la mémoire. Ce qui compte, ex-sistentiellement, c’est ce dont on fait l’expérience soi-même, par soi-même, pour soi-même, telle « l’extime » de l’expérience du divan. L’important c’est ce qu’on trouve : la trouvaille, ce que l’on comprend, qu’on découvre, par soi-même et non pas par ce qu’on peut appeler la soumission au savoir ou à la comédie de la culture. C’est donc, en quelque sorte, la manière directe, abrupte et subite de distinguer, comme l’enseigne Bodhidharma, le sommeil cauchemardeux du conscient et l’éveil de l’inconscient.



Troisième paragraphe

Raté donc mais par là-même réussi au regard d’une erreur ou pour mieux dire : d’un errement

Le mot “errement” vient de errer, aller à l’aventure, sans but. Mais le mot signifie aussi « manière d’agir néfaste, blâmable », comme dans l’expression courante « retomber ou persévérer dans ses errements ».

On sait que l’acte manqué dans le conscient est un acte réussi pour l’inconscient. L’inconscient n’est pas du registre du contrôle ou de l’ordre imposé mais du vagabondage vital. De ce point de vue nos erreurs sont, en toute rigueur, plus décisives pour notre vie que nos réussites. Mais, pour le conscient, l’inconscient apparaît comme une erreur ou un errement blâmable. C’est là où le conscient souffre en se trompant de sagesse Zhuangzi disait : « Le sage [mot qui est à tordre en « ça-je », pour désigner le sujet de l’inconscient, le « ça-je »], le sage, erre dans l’insondable et vagabonde dans les régions du rien ». Du coup l’inconscient devient notre ami, notre allier, notre daïmon comme disaient les Grecs.



Quatrième paragraphe

Lacan poursuit

Celui-ci [il s’agit de l’errement] sans trop d’importance, d’être d’occasion. Mais d’abord, lequel ?

De quel errement, ou plus exactement dans quel sens du terme le mot doit-il être pris ? Ici d’errement ne doit plus être pris en tant que vagabondage sans but, mais comme manière d’agir néfaste, blâmable, répétitive et qui précisément consisterait pour Lacan

en cette idée de parler pour que des idiots me comprennent.

La psychanalyse ne s’enseigne pas théoriquement mais seulement par les effets du divan. C’est pourquoi les cartels ne sont, en principe, destinés qu’aux analystes. Lacan ne tombe pas dans la confusion névrotique du conscient et de l’inconscient, comme il arrive trop souvent à certains analystes. Lacan se justifie en disant : c’est une

Idée qui me touche si peu, naturellement, qu’elle n’a pu que m’être suggérée.

Suggérée par qui ? Qui lui a demandé de parler à la télévision ? Un ami. Donc il ne répond à cette demande que par amitié.

Par l’amitié.

Mettons ici un point d’interrogation. Amitié ?

Danger.

Danger ! point d’exclamation ». Danger, de quoi ? Danger de confusion. Dès que l’amour, ou l’amitié, surgissent, la vérité de l’inconscient est en danger de contresens. C’est comme si la vérité voulait alors pouvoir se dire toute, à la manière du conscient.

L’amour, expliquera ailleurs Lacan, c’est donner ce qu’on n’a pas (c’est-à-dire le tout) à quelque « un » qui n’en veut pas. C’est que tout « un » pour se conserver « un », en tant que « un » ne peut tolérer, se doit de bannir tout autre que lui. L’un est sectaire. L’un ne veut pas d’un tout qui serait un tout autre que lui-même. Il souffre d’allergie à tout ce qui n’est pas lui.



Cinquième paragraphe

Car il n’y a pas de différence entre la télévision et le public devant lequel je parle depuis longtemps, à ce qu’on appelle mon séminaire.

Donc pas de différence entre le public de la Télé, avachi sur son canapé, et le public du séminaire en quête d’éveil. Pourquoi ? Lacan en fournit l’explication :

Un regard dans les deux cas

Quel est ce regard ? C’est celui du point de vue de l’inconscient.

à qui je ne m’adresse dans aucun,

Le pronom « qui » désignant ici à la fois le public de la télévision et le public des analystes.

à qui je ne m’adresse dans aucun, mais au nom de quoi je parle.

Dans les deux cas il n’y a qu’un regard, qu’une façon de voir, celle de l’inconscient et c’est au nom de quoi parle Lacan sans différencier ceux à qui il s’adresse, le public des analystes ou le public de la télévision.



Sixième paragraphe

Qu’on ne croit pas pour autant que je parle à la cantonade.

Parler à la cantonade c’est parler sans s’adresser à quelqu’un de particulier. A qui s’adresse donc Lacan ? Il le précise

Je parle à ceux qui s’y connaissent aux non-idiots, à des analystes supposés.

L’idiot manque d’intelligence, c’est sa définition. Le non-idiot c’est donc l’intelligent. Mais l’intelligence, en psychanalyse, c’est de savoir lire, non pas seulement les lignes, mais entre les lignes, ce n’est pas entendre seulement les mots mais entre les mots. Lire entre les lignes, entendre entre les mots, c’est ce que l’on suppose, depuis Freud, du savoir des analystes. L’intelligence n’a pas ici le même sens que pour le conscient. Les psychanalystes seraient ceux qui savent lire entre les lignes et entendre entre les mots. C’est à eux que Lacan s’adresse.

L’expérience prouve, poursuit Lacan, à s’en tenir à l’attroupement [il y avait toujours énormément de monde à ses séminaires — l’attroupement] prouve que ce que je dis [le “je” désigne encore ici l’inconscient] intéresse plus de gens que ceux qu’avec quelque raison je suppose analystes.

Les analysants et même les sympathisants avaient le droit d’assister au séminaire.

Pourquoi dès lors parlerais-je d’un autre ton qu’à mon séminaire ?

Les séminaires de Lacan étaient de véritables spectacles. Lévi-Strauss rapporte qu’on aurait dit qu’il s’agissait d’un chaman avec gestes, tons, silences, éructations, et effets de voix de crécelle, tel un show méritant d’être filmé comme le suggérait Philippe Sollers. Mais selon Jacques-Alain Miller, l’exécuteur testamentaire de Lacan, être filmé n’aurait pas plu à Lacan. Quoi qu’il en soit Lacan s’exprimait comme un acteur c’est-à-dire à partir de son inconscient et non comme un universitaire qui ne parle que sous le contrôle convenu de la raison raisonnante.

Outre, conclut Lacan, qu’il n’est pas invraisemblable que j’y suppose aussi des analystes à m’entendre.

En effet, il peut y avoir évidemment des analystes qui regarderaient la télé.



Septième paragraphe

J’irais plus loin : je n’attends rien de plus des analystes supposés que d’être cet objet grâce à quoi ce que j’enseigne n’est pas une auto-analyse.

Lacan n’enseigne pas l’auto-analyse. Il n’enseigne pas à s’auto-analyser. D’ailleurs, concernant l’inconscient, l’auto-analyse est-elle possible ? Non. Freud explique déjà dans une lettre à Fliess du 14 novembre 1897 :

Mon auto-analyse reste en plan. J’en ai compris la raison. C’est parce que je ne puis m’analyser moi-même qu’en me servant de connaissances acquises comme pour un étranger. Une vraie auto-analyse est réellement impossible sans quoi il n’y aurait pas de maladie.

Pourquoi l’auto-analyse est-elle impossible ? Parce qu’elle ne concerne que le conscient. Elle n’est que le labyrinthe du conscient. Certes, la psychanalyse nous apprend à dire « je », mais il ne s’agit pas du sujet conscient de lui-même comme en philosophie mais du sujet de l’inconscient du « ça-je » avons-nous osé dire. C’est qu’en toute rigueur on ne se parle jamais à soi-même. On parle à un autre que soi. D’où la situation nécessaire de l’analyste. Le style c’est l’homme, mais c’est l’homme auquel on s’adresse. L’analyste est cet ob-jet (cet objet petit a) qu’on pourrait écrire ob-jet, pour souligner ce jaillissement hors de soi qui nous incite à toujours aller par de là.

Sans doute sur ce point, poursuit Lacan, n’y a-t-il que d’eux, de ceux qui m’écoutent, que je serai entendu.

Car l’analyste serait d’abord celui qui sait entendre entre et par delà les mots. Et Lacan poursuit :

Mais même à ne rien entendre, un analyste tient ce rôle [d’objet — le rôle de celui auquel on s’adresse] que je viens de formuler, et la télévision le tient dès lors aussi bien que lui.

Car l’analysant transfère sur l’analyste la manière dont il est compris, et ce n’est pas forcément ce qu’en entend l’analyste. Cette équivoque peut donc être tenue aussi bien par le public de la télé que par le public des analystes, d’autant qu’on peut supposer qu’il y ait des analystes regardant la télé. Les sens opposés comme infini et infime se réduisent au même.



Huitième paragraphe

J’ajoute que ces analystes qui ne le sont que d’être objet [ob-jet] — objet [a] de l’analysant — [les analysants produisent donc l’analyste], il arrive que je m’adresse à eux, non que je leur parle, mais que je parle d’eux : ne serait-ce que pour les troubler. Qui sait ? Ça peut avoir des effets de suggestion.

La suggestion paraît quand l’analysant adresse, inconsciemment, une demande à l’analyste. C’est la demande d’être reconnu par l’inconscient de l’Autre. L’analyste ne répondant pas à la demande car il n’y a pas d’Autre de l’Autre, le transfert prend son essor et l’analysant s’engage, cette fois, dans la reconnaissance de son propre désir inconscient.



Neuvième paragraphe

Le croira-t-on ? Il y a un cas où la suggestion ne peut rien : celui où l’analysant tient son défaut de l’autre, de celui qui l’a mené jusqu’à « la passe », comme je dis, celle de se poser en analyste.

Le cas où la suggestion, ne tient pas, où les meilleures pensées font naufrage c’est quand l’analysant tient son défaut, son désarroi de celui qui l’a amené jusqu’à « la passe » à savoir à « se poser en analyste ». La suggestion, c’est la mise en œuvre du sujet. « Qu’est-ce qui me dire qui je suis ? » demande le roi Lear. Ne laisser personne vous dire qui vous êtes. Passer.

Qu’est-ce que la passe ? C’est la procédure par laquelle l’analysant devient analyste. Autrefois, en 1918, il suffisait pour Freud, que l’analysant reconnaisse la réalité de l’inconscient pour que son analyse soit terminée et qu’il devienne analyste. Mais ce genre de passe était si facile à singer qu’elle aboutit fatalement à des abus. Elle fut alors encadrée dans une procédure formaliste, conformiste et hiérarchisée, imitant par là les formations universitaires mais contraire à l’expérience même de l’inconscient. Lacan instaura alors un autre dispositif. Dans ce dispositif le passant, c’est-à-dire l’analysant voulant devenir analyste, s’adressait à des passeurs qui étaient eux-mêmes des analysants mais déjà suffisamment engagés dans le processus de leur propre analyse pour entendre quelque chose à la dynamique créatrice de l’inconscient. Ces passeurs transmettaient alors à un jury d’analystes ce qu’ils avaient entendu et compris du passant. Cette procédure visait à éviter les effets imaginaires, les imitations, les identifications liées au fonctionnement du processus de transmission. Mais Lacan considéra bientôt que cette procédure était aussi un échec et il la supprima.

C’est que le passage de l’analysant à l’analyste est, d’une certaine manière, comparable à la transmission dans le Chan, c’est-à-dire à : Une transmission spéciale, en dehors des écritures/aucune dépendance à l’égard des mots et des lettres/plonger directement au cœur de l’homme (c’est-à-dire dans son inconscient) et réaliser l’éveil (c’est-à-dire l’éveil de l’inconscient).

Ainsi, selon la formule lacanienne « l’analyste ne s’autorise que de lui-même » Il ne peut s’autoriser que de lui-même au sens où personne ne peut prendre à sa place les responsabilités qui sont les siennes dans l’acte analytique inconscient. Cela n’empêche en rien, bien au contraire, qu’une institution, un groupe d’analystes, puisse reconnaître, dans le conscient, ce psychanalyste. L’insu ne peut de toute façon se transformer en insulte. Ainsi que le rappelle Zhuangzi : « Il ne convient pas d’injurier celui qui nous fait passer » (TchouangTseu, Liou Kia-hway, œuvre complète, Gallimard, p. 199).

Quelle est la différence entre le passant et le passeur ? L’histoire du Chan nous rapporte que lorsque Hui Neng, l’illettré, ou le soi disant tel, fut nommé successeur de Hong-Ren et principal du temple, ils furent obligés de s’enfuir sous la colère des lettrés. Leur fuite les amena à traverser un lac dans une barque. Hong-Ren était vieux. Il n’avait plus la force de ramer. « C’est moi, déplora-t-il, qui devrait ramer pour que tout le monde puisse constater que vous êtes le passant que je fais passer. Or, je n’ai plus de force pour tenir les rames. - Mais, puisque vous me faites passer je passe, rétorqua Hui Neng ». Dès lors la différence entre passant et passeur n’est plus légitime, nous sommes vous et moi dans l’éveil, en conséquence nul ne peut distinguer, à moins de s’illusionner, si c’est moi ou si c’est vous qui manœuvrez les rames.

La passe relève d’une métamorphose dans l’inconscient pareille à celles de la topologie. Le passage d’un dessous dessus transfigure un nouage en un autre nœud. C’est une traversée dans l’inconscient qui change la structure du nouage de l’inconscient de l’analysant. Cette traversée est appelée dans le Chan « la passe dont la porte est le rien », ou « le passe sans porte ». Là, la suggestion ne peut rien, car toutes les difficultés inhérentes aux désirs de l’analyste sont dépassées. Ce n’est pas l’analyste qui a amené l’analysant à la position d’analyste. L’analysant comprend, mais après coup (Nachträglichkeit), que ce n’est que par le cheminement de sa propre analyse qu’il y ait arrivé.



Dernier paragraphe

Heureux les cas où passe fictive pour formation inachevée : ils laissent de l’espoir ». Ils laissent c’est-à-dire ils conservent l’espoir.

D’une certaine manière la passe est toujours en train de se passer. En ce sens la passe est « la passe du rien », ou « la passe sans porte ». Elle est pareille aux objets topologiques qui se traversent eux-mêmes comme la bouteille de Klein ou le Cross cap (on aura l’occasion d’y revenir). Passe silencieuse et mystérieuse, impossible dans le conscient, et dans laquelle il n’y a rien à atteindre ou ne pas atteindre. Quant à la formation, elle sera nécessairement inachevée, puisque l’inconscient est infini. L’inconscient et l’infini tiennent leur positivité de leur négativité exprimée : in-fini, in-conscient. Ce qui fait résonance au chinois « wu nian, wu xin, wu wei » qui ne désignent pas une négation de la pensée, de la sensibilité ou de l’action mais plus justement leur intensité créatrice. C’est donc ce qui permet toutes les espérances. Il s’agit de passer du sommeil et des rêves de la conscience à l’éveil de l’inconscient, un peu comme parfois on regarde la télévision s’en s’y intéresser (Dali regardait la télévision en la mettant à l’envers). Bodhidharma, le fondateur du Chan, dont certains méprisent encore la passivité aparente initia les moines de Shaolin aux arts martiaux.


Toute analyse est donc une épopée, c’est-à-dire un long poème où le merveilleux s’entremêle au vrai, la légende à l’histoire. Le but étant de célébrer l’héroïsme, l’aventure extraordinaire. L’Œdipe, l’Iliade, l’Odyssée sont des épopées comme la chanson de Roland, et, dans cette dimension de l’inconscient, la vie de n’importe qui l’est tout autant. C’est la poésie en exercice.

En grec poèsis est féminin comme la plupart des mots d’actions. Mais les Grecs font une distinction éclairante : ils distinguent Poèsis de poièma, le poème. Poèsis désigne l’activité poétique, l’acte de création du poète ; tandis que poièma, mot neutre, désigne l’effet de cette activité. L’analyse est l’exercice même de la poèsis ou, comme on dit en français, de la poïétique. La poïétique a pour objet l'étude des potentialités inscrites dans une situation donnée débouchant sur une création nouvelle, ce qui est, dit autrement, la méthode fondamentale de la psychanalyse des associations libres.



 
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Lecture de Télévision de Jacques Lacan

entrecroisée avec la « pensée chinoise »


Guy Massat

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