Du chinois de Freud et Lacan
au plus près de la lettre
Monique Lauret
Du chinois de Freud et Lacan
au plus près de la lettre
Monique Lauret
[1] Lacan J., D’un discours qui ne serait pas du semblant, Le séminaire, livre XVIII, Seuil, Paris, 2006.
[2] La notion de piété filiale, xiào, 孝, rite caractéristique de la philosophie confucéenne, est une vertu de respect pour ses propres parents et ancêtres qui a fait l’objet d’un Classique de la piété filiale faisant autorité. Cette notion a été très active dans la Chine ancienne et féodale jusqu’au début du XXe siècle. Ce terme peut aussi s’appliquer à l’obéissance en général, il est au cœur de l’éthique du rôle extrêmement codifiée des structures familiales.
[3] Porret P., La Chine de la psychanalyse, Ed. Campagne Première, Paris, 2008, p. 97.
[4] Editions Beijing Wanqian Electronic Image and Book Information Corporation Limited 北京万千电子图文有限公司
[5] Halgand D., « Etat éditorial de la traduction chinoise d’ouvrages français », in Psychologie, psychanalyse et self-help : méthodologie de traduction, Formation des traducteurs 2014, Pékin, 20 au 22 octobre 2014.
[6] Témoignage de François Cheng dans l’Âne, n° 4, février-mars 1982.
[7] Formation à la traduction, Psychologie, psychanalyse et self-help : méthodologie de traduction, Pékin, 20 au 22 octobre 2014.
[8] Benjamin W., La tâche du traducteur, Petite bibliothèque Payot, Ed. Payot & rivages, 2011, p. 116.
[9] Vandermeersch L., Les deux raisons de la pensée chinoise : divination et idéographie, Gallimard, 2013.
[10] C’est une spéculation « manticologique » pour Léon Vandermeersch, qui a suivi des voies radicalement différentes de celles de la pensée théologique occidentale, éloignant ainsi les deux cultures.
[11] Pommier G., Naissance et renaissance de l’écriture, Puf, Paris,1993, p. 223.
[12] Cheng F., Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1979, p. 42-43.
[13] « Principe constant » : une des deux notions essentielles dans la Chine traditionnelle en opposition à la « forme constante ». Sers P., Escande Y., Résonance intérieure, Dialogue sur l’expérience artistique et sur l’expérience spirituelle en Chine et en Occident, Klincksieck Ed., 2003.
[14] Lacan J., « Les non-dupes errent », Le Séminaire, livre XXI, séance du 11 novembre 1973.
[15] Liang Shuming, Les cultures d’Orient et d’Occident et leur philosophie, You Feng Ed, Paris, 2011
[16] Guibal Michel, Séminaire du 18 mars 2010, Ecole des Mines, Paris, www.lacanchine.com.
[17] Guibal Michel, Séminaire du 18 avril 2013, Ecole des Mines, Paris.
La psychanalyse dans son langage est-elle traduisible et notamment dans la langue chinoise ? C’est la question qui inquiétait Lacan au moment de la traduction en japonais de son livre les Écrits en 1971, ainsi que lors de son apprentissage du chinois avec l’éminent sinologue Paul Démieville et de ses rencontres avec l’écrivain François Cheng. Cet article va tenter d’en cerner les contours.
Lacan débute le chinois pendant l’Occupation. Le siège des Langues Orientales où travaillait Paul Démieville se situait rue de Lille, il sera initié par lui puis abandonnera son apprentissage pendant une longue période et reprendra en 1971 avec François Cheng au moment de son élaboration du Symbolique. Ils travailleront à deux, dans une co-étude du texte d’origine de poèmes Tang et du Shitao, ce traité sur la peinture et l’esthétique chinoise écrit par un peintre célèbre du début de la dynastie des Qing, poète et philosophe de sang impérial de la dynastie Ming, élevé comme un moine pour éviter de se faire tuer par les Mandchoues. Cet apprentissage de la langue chinoise a amené Lacan à élaborer de nouveaux concepts comme la question de la jouissance, le plus de jouir, le trait unaire, la lettre… décrits dans son séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant [1] et voire l’élaboration de sa théorie dans la division du sujet par le langage. Il disait de lui-même dans ce séminaire : « Je suis devenu lacanien car j’ai fait du chinois autrefois ». Comment comprendre cet aphorisme pour un Chinois ? L’important est que la psychanalyse puisse se transmettre et survivre. Mais concernant la Chine, la psychanalyse semble être la discipline la plus difficile à être transplantée car la culture chinoise insiste sur le pragmatisme ; et le concept chinois traditionnel de filiation, xiào [2] 孝, peut-il accepter les remaniements des relations père-fils induits par une cure analytique ? La Chine s’ouvre pourtant aujourd’hui largement à la psychanalyse, la diffusant dans les Universités depuis 2011, certaines étant très engagées dans la formation de futurs analystes, Wuhan, Shangaï, Pékin, Chengdu…
L’enjeu de la traduction est la libre circulation d’une pensée qui ne peut que s’enrichir d’un échange entre nos deux cultures, entre nos deux langues. Les échanges culturels ont d’abord été favorisés par les traductions des jésuites au XVIIIe siècle. La première traduction date du moine Martino Martini, en 1654, le De Bello Tartarico Historia, histoire de la guerre des Tartares mandchoues contre la Chine ; ouvrage qui a certainement inspiré Spinoza pour aborder le monde chinois dans son manifeste, le Traité théologico-politique. Au début du vingtième siècle il y a eu une transmission freudienne et jungienne, une école jungienne étant encore importante dans la région de Canton. La première importation de la psychanalyse vers la Chine a été effectuée par Zhang Dongsun, un intellectuel étonnant né en 1886, passionné par le bouddhisme, qui étudie la philosophie occidentale au Japon, y abandonne sa foi et rentre au pays au moment de la naissance de la nouvelle République en 1911. Il va publier pour le public chinois quatre ouvrages d’initiation à la pensée occidentale sous forme d’« ABC », une initiation nécessaire pour ce penseur afin d’offrir au peuple chinois ces enjeux déterminants que sont « l’éducation, l’écriture et la traduction ». L’écriture se disant wén 文, comme le remarquera Lacan, qui est le signe de l’élégance et de la civilisation. L’ABC de la psychanalyse sera publié en mai 1929. Pour Dongsun, la psychanalyse, matrice de la vie psychique ou de l’esprit peut revendiquer, malgré sa jeunesse, ce rang fondateur de la philosophie, ancestral même parmi les sciences, le savoir des savoirs. La Chine s’ouvrait au savoir occidental, la première Université franco-chinoise s’ouvre à Pékin en 1920, une belle demeure conçue par deux architectes chinois Peng Jiqun et Wang Shenbo, deux architectes formés en France. Cette institution fut au cœur des échanges culturels franco-chinois. Ce lieu superbe, restauré grâce au mécénat du groupe Edmond de Rothschild est actuellement la Maison des Arts, Yishu 8 de Pékin. Dongsun fondera avec Liang Qichao qui rentre d’Europe en 1920, la Société de l’étude partagée, la Gongxueshe, qui diffuse une première approche épistémologique. Ce sera dans cette perspective que le voyage de Bertrand Russell sera organisé, afin d’échanger les différents points de vue sur le monde intérieur. Cet ouvrage sera longtemps un texte pionnier.
Les travaux de traducteurs de psychanalyse voient le jour dans les années trente. L’autobiographie de Freud Selbstdarstellung, est traduite en 1929 Par Hsia Fu-Hsin, montrant pour la première fois en Chine le développement d’une méthode occidentale au récit d’une vie. La même année paraît à Shangaï la traduction de Psychologie des foules et analyse du moi. Les traductions par Gao Juefu (psychologue qui a enseigné quelque temps à Chengdu et travaillé ensuite à Shangaï et Nanjing), des Conférences sur la psychanalyse en 1933, suivies deux ans plus tard de celle des Nouvelles conférences sur la psychanalyse [3], joueront un rôle majeur dans la diffusion et la popularisation du freudisme dans les cercles intellectuels et culturels de Chine. Freud fut invité à se rendre en Chine mais ne put du fait du déclenchement de la seconde guerre mondiale et la guerre sino-japonaise. On sait le rôle de fermeture que jouera ensuite la Révolution Culturelle. Il y a eu interdiction de publications de livres de psychanalyse jusqu’en 1980. La Chine s’ouvre à la psychanalyse de manière plus marquée depuis les années quatre-vingt avec l’apport de la psychanalyse allemande, des formations sino-allemandes ; le premier Groupe Sino-Allemand a été créé sous l’impulsion du Pr Yang Hua Yu, ce premier psychiatre et psychanalyste qui avait eu le courage de continuer à suivre des patients à Pékin pendant la Révolution culturelle, puis américaines avec l’IPA. La psychanalyse française œuvre à une transmission depuis les années 2000. Il y a actuellement une dizaine de versions de L’interprétation du rêve, les titres qui ont le mieux marché sont les Œuvres choisies de Lacan par Chu Xiaoquan et les ouvrages de Jung, du fait de son intérêt pour le bouddhisme. Françoise Dolto est aussi très lue ; La cause des enfants, La cause des adolescents a été rééditée en 2012 en versions luxueuses [4]. La psychanalyse évolue très vite en Chine et se trouve confrontée aujourd’hui à un manque de bons traducteurs. Il y a plus de 440 000 publications par an et le chinois constitue la première langue de cession de droits d’auteur dans le monde devant l’italien, l’espagnol, l’allemand et l’anglais [5]. Les secteurs les plus dynamiques sont le scolaire et la psychologie et psychanalyse. Cinq à huit nouveaux titres sortent par an. L’Ambassade de France apporte un soutien aux traducteurs et à l’excellence des traductions par le Bureau du livre tenu par Delphine Halgand et Bernadette Hua et l’Académie Fu Lei, du nom du grand traducteur de Voltaire et Balzac décédé en 1966 a été créé dans ce but.
Une traduction ne peut exister qu’à partir du langage. Les difficultés sont inhérentes à la question du sens qui peut être très grandement modifié par la traduction différente d’un seul mot, ce « nœud de significations » comme disait Freud. Lacan a abordé la lecture de Mengzi, ouvrage pour lui aux origines de la pensée chinoise, dans la traduction faite par un père jésuite et en compagnie de François Cheng. Ce dernier a perçu la psychanalyse à travers Lacan, comme une capacité sans cesse renouvelée d’interroger les signes humains, non isolément mais pris dans le réseau complexe de leurs relations. Un mot qui peut alors « scintiller » de mille éclats, dit François Cheng [6], selon qu’il est envisagé dans le vers ou hors le vers, dans le poème ou hors du poème, dans la tradition poétique à laquelle appartient le poème, dans le système linguistique auquel appartient la tradition, dans le pourquoi même de l’homme signifiant. Mais Lacan restait insatisfait, confronté à la traduction des pères jésuites qu’il trouvait relativement faible, couvrant un peu la complexité et réduisant la vigueur du texte chinois classique. Dans le domaine particulier de la psychanalyse, ce que l’on peut perdre dans la traduction peut se situer au niveau du sens, de la justesse d’une pensée, ce qui peut être particulièrement délicat dès que cela touche au sujet. Il est important de souligner dans ce domaine, à quel point une traduction engage une conception du sujet qui peut être nouvelle et engager une pratique analytique différente. Lacan est-il traduisible ? Les œuvres choisies de Lacan sont actuellement traduites en Chine par Chu Xiaoquan, Professeur de langue française à l’Université de Fudan qui nous a exposé ses difficultés lors de journées organisées sur la traduction à Pékin en octobre 2014 [7] et nous a surtout montré les liens profonds tissés entre la théorie de Lacan et de celle de Mengzi. L’intérêt pour la Chine en passait par les écrits des missionnaires mais Lacan a étudié la langue, contrairement à Montesquieu, Voltaire ou Derrida qui le regrettait. Les intraduisibles doivent aussi être traduits, c’est ce défi qu’a relevé Chu Xiaoquan, observant les règles de la traduction depuis des siècles basées sur la fidélité, la fluidité et l’élégance. Il a été très impressionné par le style de Lacan et son goût pour la langue. Mais l’introduction des nouveaux concepts comme le signifiant, le réel et la complexité syntaxique de certaines phrases aux sens multiples compliquaient sa tâche. Il y a plus de 700 néologismes chez Lacan. Certains mots resteront difficiles à traduire pour lui ayant plusieurs sens, comme le mot transfert : yí qíng 移情, utilisé en psychologie pour sa notion d’émotions et d’affect, il y a aussi la traduction qiān yí 迁移, dans un sens de déménagement ou celui qu’il va choisir : zhuàn yí (tourner avec) 转移, le yí introduisant la notion de mouvement. Certains mots ont des nuances trop proches comme négation-dénégation, mémoire-mémoration, discours-énoncé-énonciation, stade : période ou lieu ? Le sens : difficile de trouver un mot chinois qui rassemble les deux : orientation et signification. Une autre difficulté a consisté pour M. Chu, dans l’érudition de Lacan et ses citations nombreuses des grands Classiques jusqu’aux contemporains.
La traduction d’une langue dans une autre consiste à trouver en elles un point de tangence, dit en quelque sorte le philosophe Walter Benjamin. La traduction sert pour lui en définitive la finalité de l’expression de la relation la plus intime des langues entre elles. « Cette relation pensée et très intime entre les langues est pourtant une relation de convergence particulière. » [8]. Elle repose sur le fait que les langues sont apparentées entre elles sur ce qu’elles veulent dire. Points de tangences que nous allons essayer d’articuler dans leurs particularités et spécificités au sujet de la traduction d’ouvrages de psychanalyse français en chinois ; à la fois du fait de cette discipline qu’est la psychanalyse et à la fois des difficultés inhérentes à la traduction entre nos deux langues. Aborder la langue chinoise amène à rompre avec les effets syntaxiques sur lesquels s’est forgée notre pensée. Aborder la langue française demande aussi le même lâcher prise du côté chinois. Dans la construction de la langue et de son écriture, la littéralité d’une lettre de notre alphabet est associée à un son, elle est phonétique, celle d’un caractère chinois est liée à un trait pictographique, assemblé en traits simples et séparés, enchaînés selon un ordre rigoureux pour construire un caractère. Son origine pictographique remonte à la découverte d’ossements et d’écailles de tortue datant de la Haute Antiquité chinoise, la dynastie Shang (1765 à 1122), écritures oraculaires qui comportaient déjà plus de cinq mille caractères différents, utilisées à des fins de divination. Léon Vandermeersch [9] a montré que la finalité de l’écriture chinoise n’a pas été d’abord la communication, mais plutôt une forme de symbolisation accompagnant les grands progrès de la civilisation protochinoise à la fin du néolithique. Il s’agissait de présenter un algorithme destiné à une utilisation rituelle, lue par des scribes devins au service de l’Etat. La pensée chinoise a été guidée à l’origine par une forme très sophistiquée de divination [10] contrairement au monde gréco et judéo-latin où la pensée a été guidée par les croyances religieuses. C’est seulement après Confucius (VIe siècle av. J.-C.) que l’écriture fût employée à des fins de communication. La révolution éthique de ce sage a considérablement influencé la pensée chinoise. C’est ce fil divinatoire qui explique la spécificité de l’idéographie chinoise et c’est du système idéographique attesté dans les inscriptions oraculaires que l’écriture chinoise dérive. La majorité des caractères se composent d’un élément figuratif et d’un élément phonétique, la phonétisation étant construite par homophonie, appuyée sur des graphismes qui restent statiques. Toute l’écriture s’appuie sur des pictogrammes qui donnent une orientation aux caractères, une assise à partir de laquelle des rébus à transfert peuvent se déboîter indéfiniment. Pour former un caractère, il suffit de faire un emprunt-rébus à un calligramme existant homophone, en l’assortissant d’une clé, la langue chinoise comportant un grand nombre d’homophones. C’est pourquoi dit Gérard Pommier s’appuyant sur les travaux de Vandermeersch, dit « bien que l’écriture chinoise soit aussi phonétique qu’une autre, elle mérite pourtant d’être qualifiée d’idéographique » [11], puisqu’elle a été conçue dès son origine, non pas en fonction de contraintes phonématiques mais en fonction des idées et des associations d’idées représentées par des algorithmes. Tous les mots sont monosyllabiques et forment des atomes irréductibles qui peuvent être verbe, nom ou adjectif. Le mot parlé se distingue des termes qui l’écrivent et l’écriture présente ainsi une coupure radicale avec le phonème. Cette formalisation a pu faire considérer le chinois comme une langue universelle, que Leibniz cherchait à inventer et que les philosophes occidentaux ont cru trouver dans cette langue. La complexité de son écriture tient au fait qu’un caractère simple peut servir tantôt de phonétique, tantôt de clé. Une écriture qui sera alors plus précise que la parole. Le pinyin plus tardif utilisera notre alphabet. L’écriture chinoise dégage la composante visuelle de la lettre, le calligramme peut se lire dans n’importe quelle langue et ses caractères n’impliquent pas de prononciation particulière. Caractéristique applicable à cette langue parce qu’elle est monosyllabique. Tous les signifiants peuvent s’y prononcer grâce à une seule syllabe et de cette manière la lettre révèle son double caractère : elle se tient au croisement de la littéralité et de sa signification, de la lettre et du signifiant. La double orientation de la lettre dans l’écriture signifie que d’une part elle sert à forger des significations lorsqu’elle se lie à d’autres lettres et que d’autre part lorsqu’elle reste déliée elle représente le refoulé dans la signification. Une double orientation expliquant que dès qu’une langue non monosyllabique, comme le japonais, est pliée au même procédé, sa transcription se heurte à des difficultés sérieuses. Ce que Lacan a malheureusement constaté lors de sa tentative de traduction de ses Ecrits en japonais. Au sujet de l’expérience analytique, Freud et Lacan ont insisté sur la fonction de lecture d’une parole. L’inconscient est à lire dans le discours du patient, la langue de l’inconscient se déchiffrant comme une lettre, la lettre de l’inconscient ; l’énonciation d’un discours étant différente de l’énoncé. Freud a créé et apporté les éléments d'une connaissance majeure dans l'histoire de l'humanité, celle du déchiffrage de la lettre de l'inconscient, celui d'une écriture Autre. Déchiffrage de cette partie non sue de soi qui peut ouvrir pour tout un chacun un accès à une meilleure connaissance et une libération par séparation, de ce qui peut enchaîner et aliéner le sujet dans des schémas répétitifs mortifères issus des strates infantiles. Il est intéressant de relever que la langue chinoise avait peut-être intégré cette notion, la langue se disant yũyán 語言, la deuxième partie du caractère le yán 言, étant empruntée à celle définissant la lettre, xìn, 信, sans la clé. La langue chinoise a cette particularité si forte d’avoir pris une écriture aussi étrangère à sa langue, qu’elle laisse possible à chaque instant la distance de la pensée, soit le passage possible de l’inconscient à la parole. La traduction laisse aussi cet espace. D’un inconscient dont les chinois ne sont pas démunis ni indifférents, contrairement à ce qu’annoncent certains philosophes.
La langue chinoise est écriture, la calligraphie se dit shūfǎ 书法, discipline de l’écriture. Lacan dans son séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, articule le langage et l’écriture. Une écriture qui est là pour homogénéiser des deux côtés l’intuition et le raisonner. L’écriture est dans le réel le ravinement du signifié, ce qui a « plu » du semblant en tant qu’il fait le signifiant. Comme ce qui, d’entre les nuages, a plu, nuage-pluie, yún-yǔ, désignant le rapport sexuel. La lettre est « littoral, bord du trou dans le savoir », dit-il dans « Lituraterre », le 12 mai 1971. La lettre nous amène au bord du trou dans le savoir, c’est ce qu’elle dessine, la calligraphie permettant le mariage de la peinture à la lettre. La calligraphie est un art corporel du dit et du non-dit. En domestiquant le corps et la jouissance pulsionnelle, elle s’avère être pure jouissance de la lettre. Elle fraye ainsi la voie à ce jouir utile que développe le taoïsme. François Cheng écrit après ses multiples échanges avec Lacan : « Le trait est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme. » [12] La peinture de Fabienne Verdier, cette peintre du trait et du souffle, en témoigne. Si le langage est premier, l’écriture rend compte de la structure intime des choses, en référence au concept chinois de lǐ 理, ce « principe interne constant » [13], ou les « raisons » qui permettent de gagner la stabilité du cœur sous forme d’arguments. Ce concept met en exergue la notion chinoise de « cœur-esprit » qui pourrait approcher le statut d’âme et asseoir une instance « sujet ». Liant ensuite la langue chinoise aux nœuds, Lacan dira en 1972 dans sa dernière partie théorique : « Quand vous approchez certaines langues – j’ai le sentiment que ce n’est pas faux de le dire de la langue chinoise — vous vous apercevez que, moins imaginaires que les nôtres, les langues indo-européennes, c’est sur le nœud qu’elles jouent. » [14]
La pensée métaphysique chinoise depuis la plus Haute Antiquité est une pensée du mouvement ; elle est une réflexion abstraite sur le changement. Les questions posées ne sont pas les mêmes que celles de l’Inde ou de l’Europe. Les questions de monisme, de dualisme ou de pluralisme sont étrangères aux philosophes chinois. Ces différentes métaphysiques divergent sauf sur un point, celui de la recherche ontologique de l’univers dont l’être fait partie. L’esprit occidental est caractérisé par deux mots, science et liberté, dit le philosophe chinois Liang Shuming [15]. Cet esprit occidental, dans une volonté d’aller de l’avant, de maîtriser la nature extérieure puis le fait humain a fait naître ces deux caractéristiques de la culture occidentale : la science (la connaissance appuyée sur l’expérimentation), d’où découle le sujet de la science, et la démocratie. Attitude philosophique qui a conduit pour lui au matérialisme et ses complications actuelles liées au manque de rén 仁, le mépris du fait humain et du souci d’humanité par souci de rentabilité. Mais ce sujet de la science né à partir du XVIIe et du XVIIIe siècle en occident avec Dalembert et Diderot a conduit à la nécessité de la psychanalyse en en passant par le romantisme allemand. Et « la rationalité de la science ne peut s’étendre à tout l’humain » [16] dit Michel Guibal, un des premiers passeurs de la psychanalyse française en Chine. « Lacan a affirmé la scientificité de la psychanalyse à partir du désir de Freud, pour travailler le rapport de la science à la vérité dans la séparation entre la théologie des religions monothéistes et l’émergence des sciences, de la nature, humaine » [17]. Les jeunes Chinois mesurent-ils cette position de Lacan ? La psychanalyse a à trouver sa place dans le développement psychique d’un individu comme d’une société. La question de la causalité psychique pourrait être une passerelle entre la Chine et l’Occident concernant la psychanalyse. L’échange à développer avec la Chine dans l’approfondissement de l’étude réciproque ne peut être qu’enrichissement mutuel et pourquoi pas conduire comme le dit le Pr Cong Zhong qui nous recevait en 2011 lors du Symposium franco-chinois de psychanalyse à Pékin, à une « psychanalyse à la chinoise » ? Elle peut apporter son éclairage sur les composants de la vie intellectuelle et morale défendus par Confucius et Mengzi : l’humanité, la justice, la déférence rituelle et le discernement du vrai et du faux. Elle apporte de toute façon son éclairage à la différenciation du conscient et de l’inconscient, permet un dépassement de la haine et œuvre à ce mieux vivre ensemble préconisé par cette pensée confucéenne. Combien de temps faudra-t-il pour que tous deviennent pacifistes demandait Freud à Einstein en 1933, Pourquoi la guerre ?
Psychiatre, psychanalyste
Membre d’Espace analytique Paris
Membre de la Fondation Européenne de la psychanalyse