Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère
(Traduction de Pierre Ryckmans)
CHAPITRE I : L’UNIQUE TRAIT DE PINCEAU
Dans la plus haute Antiquité, il n’y avait pas de règles ; la Suprême Simplicité ne s’était pas encore divisée.
Dès que la Suprême Simplicité se divise, la règle s’établit.
Sur quoi se fonde la règle ? La règle se fonde sur l’Unique Trait de Pinceau.
L’Unique Trait de Pinceau est l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes ; sa fonction est manifeste pour l’esprit, et cachée en l’homme, mais le vulgaire l’ignore.
C’est par soi-même que l’on doit établir la règle de l’Unique Trait de Pinceau.
Le fondement de la règle de l’Unique Trait de Pinceau réside dans l’absence de règles qui engendre la Règle ; et la Règle ainsi obtenue embrasse la multiplicité des règles.
La peinture émane de l’intellect : qu’il s’agisse de la beauté des monts, fleuves, personnages et choses, ou qu’il s’agisse de l’essence et du caractère des oiseaux, des bêtes, des herbes et des arbres, ou qu’il s’agisse des mesures et proportions des viviers, des pavillons, des édifices et des esplanades, on n’en pourra pénétrer les raisons ni épuiser les aspects variés, si en fin de compte on ne possède cette mesure immense de l’Unique Trait de Pinceau.
Si loin que vous alliez, si haut que vous montiez, il vous faut commencer par un simple pas. Aussi, l’Unique Trait de Pinceau embrasse-t-il tout, jusqu’au lointain le plus inaccessible et sur dix mille millions de coups de pinceau, il n’en est pas un dont le commencement et l’achèvement ne résident finalement dans cet Unique Trait de Pinceau dont le contrôle n’appartient qu’à l’homme.
Par le moyen de l’Unique Trait de Pinceau, l’homme peut restituer en miniature une entité plus grande sans rien en perdre : du moment que l’esprit s’en forme d’abord une vision claire, le pinceau ira jusqu’à la racine des choses.
Si l’on ne peint d’un poignet libre, des fautes de peinture s’ensuivront ; et ces fautes à leur tour feront perdre au poignet son aisance inspirée. Les virages du pinceau doivent être enlevés d’un mouvement, et l’onctuosité doit naître des mouvements circulaires, tout en ménageant une marge pour l’espace. Les finales du pinceau doivent être tranchées, et les attaques incisives. Il faut être également habile aux formes circulaires ou angulaires, droites et courbes, ascendantes et descendantes ; le pinceau va à gauche, à droite, en relief, en creux, brusque et résolu, il s’interrompt abruptement, il s’allonge en oblique, tantôt comme l’eau, il dévale vers les profondeurs, tantôt il jaillit en hauteur comme la flamme, et tout cela avec naturel et sans forcer le moins du monde.
Que l’esprit soit présent partout, et la règle informera tout ; que la raison pénètre partout, et les aspects les plus variés pourront être exprimés. S’abandonnant au gré de la main, d’un geste, on saisira l’apparence formelle aussi bien que l’élan intérieur des monts et des fleuves, des personnages et des objets inanimés, des oiseaux et des bêtes, des herbes et des arbres, des viviers et des pavillons, des bâtiments et des esplanades, on les peindra d’après nature ou l’on en sondera la signification, on en exprimera le caractère ou l’on en reproduira l’atmosphère, on les révèlera dans leur totalité ou on les suggérera elliptiquement.
Quand bien même l’homme n’en saisirait pas l’accomplissement, pareille peinture répondra aux exigences de l’esprit.
Car la Suprême Simplicité s’est dissociée, aussi la Règle de l’Unique Trait de Pinceau une fois établie. Cette Règle de l’Unique Trait de Pinceau une fois établie, l’infinité des créatures s’est manifestée. C’est pourquoi il a été dit : « Ma voie est celle de l’Unité qui, embrasse l’Universel ».
CHAPITRE II : L’ACCOMPLISSEMENT DE LA REGLE
Le compas et l’équerre sont les normes suprêmes du carré et du cercle, et les mouvements du Ciel et de la Terre sont mesurables par le compas et l’équerre.
Le vulgaire sait seulement mesurer avec le compas et l’équerre, mais il ignore le principe qui régit les circonvolutions de l’Univers ; aussi, l’Univers tient-il l’homme enchaîné dans les règles, et l’homme se plie aux règles en aveugle ; qu’il s’agisse de règles induites ou déduites, de toute manière, il n’arrive jamais à saisir le pourquoi de leur existence.
Mais les règles qu’on ne peut comprendre constituent un obstacle. Aujourd’hui comme autrefois, si l’on ne peut réduire l’obstacle que dressent les règles, c’est parce que l’on ne comprend pas le principe de l’Unique Trait de Pinceau. Mais quand on a compris l’Unique Trait de Pinceau, on n’a plus d’oeillères et la peinture découle de l’esprit ; lorsque la peinture découle de l’esprit, les obstacles s’écartent.
La peinture qualifie les formes de tous les êtres de l’Univers. Comment pourrait-elle s’acquitter de cette mission sinon par le truchement du pinceau et de l’encre ? L’encre vient de la Nature, épaisse ou fluide, sèche ou onctueuse, comme on veut. Le pinceau est contrôlé par l’homme, pour exprimer les contours, les rides, les différentes sortes de lavis, à son gré.
Les Anciens ne travaillaient pas sans règles car, sinon, comment auraient-ils pu brider le monde vulgaire ?
Mais l’Unique Trait de Pinceau n’implique ni ces limitations qui proviennent de l’absence de frein, ni ces limitations qui proviennent des règles établies. Dans la règle il n’y a pas d’obstacle, et dans l’obstacle il n’y a pas de règle. La règle naît de la peinture et la peinture fait reculer l’obstacle ; la règle et l’obstacle ne se mêlent pas. Et alors on atteint le principe du mouvement de l’Univers, le Dao de la peinture se manifeste et l’Unique Trait de Pinceau se trouve accompli.
CHAPITRE III : LA TRANSFORMATION
L’Antiquité est l’instrument de la connaissance ; transformer consiste à connaître cet instrument sans toutefois s’en faire le serviteur. Mais je ne vois personne qui soit capable d’utiliser ainsi l’Antiquité en vue de transformer, et je déplore toujours cette attitude conservatrice qui reste enlisée dans les oeuvres antiques sans pouvoir les transformer ; pareille connaissance asservit ; la connaissance qui s’attache étroitement à imiter ne peut qu’être sans envergure ; aussi, l’homme de bien, lui n’emprunte-t-il à l’Antiquité que pour fonder le présent.
Il a été dit que l’homme parfait*est sans règle, ce qui ne veut pas dire qu’il n’a pas de règle, mais que sa règle est celle de l’absence de règles, ce qui constitue la règle suprême.
(*celui qui ne s’écarte jamais de la vérité s’appelle l’homme parfait -concept taoïste)
Tout ce qui possède des règles constantes doit nécessairement avoir aussi des modalités variables. S’il y a règle, il faut qu’il y ait changement. Partant de la connaissance des constantes, on peut s’appliquer à modifier les variables ; du moment que l’on sait la règle, il faut s’appliquer à transformer.
La peinture exprime la grande règle des métamorphoses du monde, la beauté essentielle des monts et des fleuves dans leur forme et leur élan, l’activité perpétuelle du Créateur, l’influx du souffle Yin et Yang ; par le truchement du pinceau et de l’encre, elle saisit toutes les créatures de l’Univers, et chante en moi son allégresse.
Mais nos bonshommes d’aujourd’hui n’entendent rien à tout cela ; à propos et hors de propos ils vous déclarent : « la technique des « rides » et des « points » de tel maître constitue une base indispensable ; si vous n’imitez pas les paysages d’un tel, vous ne pourrez laisser une oeuvre durable ; vous pouvez vous imposer avec le style pur et dépouillé de tel autre ; si vous n’imitez pas les procédés techniques d’un tel, vous ne serez jamais qu’un amuseur ».
Mais à ce train là, au lieu de se servir de ces peintres, on devient leur esclave. Vouloir à tout prix ressembler à tel maître revient à manger ses restants de soupe : très peu pour moi !
Ou bien d’autres encore me disent : « Je me suis ouvert l’esprit au contact de tel maître, j’ai acquis ma discipline à partir de tel autre ; maintenant, quelle école vais-je suivre, dans quelle catégorie vais-je me ranger, à qui vais-je emprunter mes critères, qui vais-je imiter, à qui vaut-il mieux que j’emprunte sa technique des « points » et du lavis, ses « grandes lignes », ses « rides » et ses formes, de manière que mon oeuvre puisse se confondre avec celle des Anciens ? ». Mais ainsi, vous en arrivez à ne plus connaître que les Anciens, en oubliant votre propre existence !
Quant à moi, j’existe par moi-même et pour moi-même. Les barbes et les sourcils des Anciens ne peuvent pas pousser sur ma figure, ni leurs entrailles s’installer dans mon ventre ; j’ai mes propres entrailles et ma barbe à moi. Et s’il arrive que mon oeuvre se rencontre avec celle d’un tel autre maître, c’est lui qui me suit et non moi qui l’ai cherché.
La Nature m’a tout donné ; alors, quand j’étudie les Anciens, pourquoi ne pourrais-je pas les transformer ?
CHAPITRE IV : VENERER LA RECEPTIVITE
En ce qui concerne la réceptivité et la connaissance, c’est la réceptivité qui précède, et la connaissance qui suit. La réceptivité qui serait postérieure à la connaissance ne serait pas la véritable réceptivité.
Depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, les plus grands esprits se sont toujours servis de leurs connaissances pour exprimer leurs perceptions et se sont employés à intelliger leurs perceptions pour développer leurs connaissances. Lorsque pareille aptitude ne peut s’appliquer qu’à un problème particulier, c’est qu’elle ne repose encore que sur une réceptivité restreinte et une connaissance limitée ; il importe donc d’élargir et de développer celles-ci avant de pouvoir saisir la mesure de l’Unique Trait de Pinceau.
Car l’Unique Trait de Pinceau, en effet, embrasse l’universalité des êtres ; la peinture résulte de la réception de l ’encre ; l’encre, de la réception du pinceau ; le pinceau, de la réception de la main ; la main, de la réception de l’esprit : tout comme dans le processus qui fait que le Ciel engendre ce que la Terre ensuite accomplit, ainsi tout est fruit d’une réception.
Aussi, le plus important pour l’homme, c’est d savoir vénérer : car celui qui est incapable de vénérer les dons de ces perceptions se gaspille lui-même en pure perte, de même que celui qui a reçu le don de la peinture, mais néglige de recréer, se réduit à l’impuissance.
O Réceptivité ! Dans la peinture, qu’on la révère et qu’on la conserve, et qu’on la mette en oeuvre de toutes ses forces, sans faille et sans trève. Comme il est dit au Livre des Mutations : « A l’image de la marche régulière du cosmos, l’homme de bien oeuvre par lui-même et sans relâche », et c’est ainsi véritablement que l’on honorera la réceptivité.
CHAPITRE V : PINCEAU ET ENCRE
Parmi les Anciens, certains « ont le pinceau et ont l’encre » ; d’autres ont le pinceau, mais n’ont pas l’encre ; et d’autres encore on l’encre mais pas le pinceau. Ceci provient, non pas de ce que l’aspect des paysages est par lui-même limité, mais bien de l’inégale répartition des dons chez les peintres.
L’encre, en imprégnant le pinceau, doit le doter d’aisance ; le pinceau, en utilisant l’encre, doit la douer d’esprit. L’aisance de l’encre est une question de formation technique ; l’esprit du pinceau est une question de vie. « Avoir l’encre mais pas le pinceau » veut dire que l’on est investi de l’aisance que donne la formation technique, mais que l’on est incapable de donner libre cours à l’esprit de la vie ». « Avoir le pinceau mais pas l’encre » veut dire que l’on est réceptif à l’esprit de la vie, mais sans cependant pouvoir introduire les métamorphoses que donne l’aisance de la formation technique.
L’essentiel de la vie réside dans la réalité concrète des monts et des fleuves et de l’infinité des créatures, saisie sous ses aspects variés ; à l’envers, à l’endroit, de biais, de profil, concentrée, dispersée, proche, lointaine, intérieure, extérieure, vide, pleine, interrompue, prolongée, en gradation, successive, dépouillée, florissante, flottante, évanescente.
Aussi, si les monts, les fleuves et l’infinité des créatures peuvent révéler leur âme à l’homme, c’est parce que l’homme détient le pouvoir de formation et de vie, sinon comment serait-il possible de tirer ainsi du pinceau et de l’encre une réalité qui ait chair et os, expansion et unisson, substance et fonction, forme et dynamisme, inclinaison et aplomb, ramassement et bondissement, latence secrète et jaillissement, élévation altière, surgissement abrupt, hauteur aiguë, escarpement fantastique et surplomb vertigineux, exprimant dans chaque détail la totalité de son âme et la plénitude de son esprit.
CHAPITRE VI : LES MOUVEMENTS DU POIGNET
Certains diront sans doute : « Les manuels de peinture et autres traités artistiques expliquent clairement, chapitre par chapitre, avec une précision minutieuse, comment se servir du pinceau et comment se servir de l’encre. Depuis l’Antiquité, il ne s’est jamais vu que l’on essayât de communiquer à ses collègues une certaine conception plastique du paysage par le seul truchement de paroles creuses. Mais sans doute Dadizi* (*le Disciple de la Grande Pureté)est-il de caractère trop altier et préfère-t-il fonder sa méthode hors des sentiers battus, dédaignant de mettre la main à une oeuvre qui serait d’un abord trop facile et accessible ? ».
Quelle étrange méprise, en vérité ! En fait, les dons qui nous viennent des sphères les plus inaccessibles ne se réalisent que dans le concret le plus proche, et il faut d’abord connaître l’immédiat pour pouvoir atteindre le lointain.
L’Unique Trait de Pinceau, c’est d’abord ce premier pas élémentaire dans l’apprentissage de la calligraphie et de la peinture ; les variantes du trait de pinceau constituent la méthode la plus simple et la plus élémentaire du maniement de l’encre et du pinceau.
Qu’il s’agisse des monts et des océans, on en revient toujours au premier schéma d’une bosse ou d’une fosse dont ils ne sont que le développement ; qu’il s’agisse de n’importe quelle forme plastique, elle se ramène toujours aux principes élémentaires qui sont inclus dans les divers types de lignes et de rides.
Mais celui qui n’a qu’un bagage restreint de connaissances se verra limité par elles à un schéma restreint ; par exemple, qui ne connaîtrait vraiment qu’une seule montagne, un seul pic, une fois qu’il en possédera l’exécution, ne fera plus jamais que peindre et repeindre cette même montagne, ce même pic, incapable désormais du moindre renouvellement, comme si cette montagne ou ce pic lui étaient restés une fois pour toutes dans la main, à la manière d’un tour mécanique. N’est-ce pas lamentable ?
De plus, à ce jeu-là, les formes plastiques ne se transforment jamais, car elles ne reposent que sur une connaissance superficielle de la technique des « grandes lignes » et des « rides » ; le style ne se renouvelle jamais car il ne s’appuie que sur une connaissance scolaire des formes plastiques ; la formation reste partielle car elle ne repose que sur quelques compositions conventionnelles ; les types de paysage restent limités car ils ne se réfèrent qu’à quelques modèles artificiels. Mais si l’on veut remédier à ces quatre carences, il faut s’attaquer en premier lieu à la question des mouvements du poignet.
Il faut travailler avec aisance, à main levée, et le trait de pinceau sera capable de métamorphoses abruptes. Que le pinceau soit incisif dans ses attaques et ses finales, et la forme sera sans maladresse ni confusion. La fermeté du poignet permet au pinceau de s’appesantir pour pénétrer en profondeur ; la légèreté du poignet fera voler et danser le pinceau avec un détachement allègre ; le poignet rigoureusement droit fait travailler le pinceau de la pointe ; il s’incline, et le pinceau travaille de biais ; le poignet accélère sa course, et le coup de pinceau gagne en force ; de la lenteur du poignet naissent les courbes savoureuses ; les variantes du poignet permettent des effets d’un naturel plein d’abandon ; ses métamorphoses engendrent l’imprévu et le bizarre ; ses excentricités font des miracles, et quand le poignet est animé par l’esprit, fleuves et montagnes livrent leur âme !
CHAPITRE VII : YIN YUN*
(*YUN et YUN désigne l’union fondamentale du Ciel et de la Terre, l’accouplement des opposés complémentaires à partir duquel s’engendrent tous les phénomènes ; et telle est bien l’union du pinceau et de l’encre)
L’union du pinceau et de l’encre est celle due Yin et Yun.
La fusion indistincte de Yin et Yun constitue la Chaos originel* (*Etat premier de la matière brute, encore intacte).
Et, sinon par le moyen de l’Unique Trait de Pinceau, comment pourrait-on défricher le chaos originel ?
En s’en prenant à la montagne, la peinture trouve son âme ;
En s’en prenant à l’eau, elle trouve son mouvement ;
En s’en prenant aux forêts, elle trouve la vie ;
En s’en prenant aux personnages, elle trouve l’aisance.
Réaliser l’union de l’encre et du pinceau, c’est résoudre la distinction de Yin et Yun, et entreprendre de défricher le chaos. Transmettre son oeuvre à travers les âges et fonder sa propre école, tel est l’apanage de l’intelligence.
Il ne faut pas peindre de manière mécanique ; il faut éviter la raideur et la mollesse, il ne faut pas être pesant, ni maladroit, il faut se garder des liaisons indues, ne pas disloquer les éléments de la compositions, ni perdre la cohérence fondamentale de l’ensemble.
Au milieu de l’océan de l’encre, il faut établir fermement l’esprit ;
A la pointe du pinceau, que s’affirme et surgisse la vie ;
Sur la surface du chaos s’installe et jaillit la lumière !
A ce point, quand bien même le pinceau, l’encre, la peinture, tout s’abolirait, le Moi subsisterait encore, existant par lui-même. Car c’est moi qui m’exprime au moyen de l’encre, et non l’encre qui est expressive par elle-même ; c’est moi qui trace au moyen du pinceau, et non le pinceau qui trace de lui-même. J’accouche de ma création, ce n’est pas elle qui pourrait accoucher d’elle-même.
A partir de l’Un, l’innombrable se divise ; à partir de l’innombrable l’Un se conquiert. La métamorphose de l’Un produit Yin et Yun - et voilà que toutes les virtualités du monde se trouvent accomplies.
CHAPITRE VIII : LE PAYSAGE
La substance du paysage se réalise en atteignant le principe de l’Univers.
La beauté formelle du paysage se réalise par la possession des techniques du pinceau et de l’encre.
Si l’on s’attache à cette seule beauté formelle sans tenir compte du principe, le principe se trouve en péril.
Si l’on s’attache au seul principe, au mépris de la technique, la technique devient médiocre.
Les Anciens avaient bien compris ce péril et cette médiocrité, et c’est pourquoi ils s’employaient à réaliser la Synthèse de l’Un* (*synthèse de l’apparence extérieure et de la substance intérieur, forme et contenu).
Si l’un n’est pas clairement saisi, la multiplicité des êtres fait écran.
Si l’un est totalement saisi, la multiplicité des êtres révèle son ordre harmonieux.
Le principe de la peinture et la technique du pinceau ne sont rien autre que la substance intérieure de l’Univers d’une part, et d’autre part sa beauté extérieure.
Le Paysage exprime la forme et l’élan de l’Univers.
Au sein du Paysage,
le vent et la pluie, l’obscurité et la clarté constituent l’humeur atmosphérique ;
la dispersion ou le groupement, la profondeur et la distance constituent l’organisation schématique ;
verticales et horizontales, creux et reliefs constituent le rythme ;
ombres et lumière, épaisseur et fluidité constituent la tension spirituelle ;
rivières et nuages, dans leur rassemblement ou leur dispersion, constituent le liant ;
le contraste* des replis et des ressauts constitue l’alternance de l’action et de la retraite.
(*inter-relations des formes : « ombres et lumières », « hauteur », « distance », « échelonnement »...)
L’altier et le lumineux sont la mesure du Ciel, l’étendu et le profond sont la mesure de la Terre.
Le Ciel enlace le Paysage au moyen des vents et des nuages ;
La Terre anime le Paysage au moyen des rivières et des rochers.
Si l’on ne se réfère pas à cette mesure fondamentale du Ciel et de la Terre, on ne pourra rendre compte de toutes les métamorphoses imprévisibles du Paysage, car vents et nuages n’enlacent pas tous les divers paysages de la même manière, rivières et rochers n’animent pas tous les paysages suivant une seule recette de pinceau.
Quand à l’immensité du Paysage : avec ses terres étendues sur mille lieues, ses nuages qui s’enroulent sur dix mille lieues, ses successions de cimes, ses alignements de falaises, même un Immortel qui, dans son vol, n’en voudrait prendre qu’un aperçu superficiel, n’en pourrait faire le tour.
Mais si l’on se sert de l’Unique Trait de Pinceau comme mesure* (*participer aux métamorphoses de l’Univers, signifie « faire le troisième » : le peintre, par son activité créatrice, a qualité pour former une trinité avec le Ciel et la Terre), alors il devient cependant possible de participer aux métamorphoses de l’Univers, de sonder les formes des monts et des fleuves, de mesurer l’immensité lointaine de la terre, de jauger la disposition des cimes, de déchiffrer les secrets sombres des nuages et des brumes. Soit que l’on se campe droit, face à une étendue de mille lieues, ou que l’on jette un coup d’oeil de biais dans l’enfilade de mille cimes, il faut toujours en revenir à cette mesure fondamentales du Ciel et de la Terre.
C’est en fonction de cette mesure du Ciel que l’âme du paysage peut varier ; c’est en fonction de cette mesure de la Terre que peut s’exprimer le souffle organique du paysage. Je détiens l’Unique Trait de Pinceau, et c’est pourquoi je puis embrasser la forme et l’esprit du paysage. Il y a cinquante ans, il n’y avait pas encore eu co-naissance de mon Moi avec les Monts et les Fleuves, non pas qu’ils eussent été valeurs négligeables, mais je les laissais seulement exister par eux-mêmes. Mais maintenant les Monts et les Fleuves me chargent de parler pour eux ; ils sont nés en moi, et moi en eux. J’ai cherché sans trêve des cimes extraordinaires, j’en ai fait des croquis, monts et fleuves se sont rencontrés avec mon esprit, et leur empreinte s’y est métamorphosée, en sorte que finalement ils se ramènent à moi.
CHAPITRE IX : LA METHODE DES RIDES
Par le moyen des « rides »* (*les reliefs), le pinceau suggère le relief vivant des choses ; mais comme les formes des mntagnes peuvent affecter mille aspects variés, il s’ensuit que cette expression de leur relief ne peut de réduire à une sule formule. Cependant les esprits vulgaires s’attachent seulement à l’aspect théorique des « rides » et perdent de vue les reliefs naturels qu’elles ont fonction de représenter : mais alors quelles relations ces « rides » cultivées pour elles-mêmes, ont-elles encore avec les montagnes réelles ?
Si l’on se borne à tracer les rides à partir d’un caillou ou d’une motte de terre, le résultat ne fournit qu’un seul aspect restreint des rides, et non les rides véritables d’un paysage donné, considéré dans son entité concrète.
Pour ce qui est des rides d’un paysage donné dans son entité concrète, il faut se référer aux divers dites de montagnes qui ont chacun leur identité propre, leur structure singulière, leur relief naturel, et dont les formes sont irréductibles les unes aux autres ; et c’est en fonction de ces différences que se sont constitués les divers types de rides.
C’est ainsi qu’on parle des rides « nuages enroulés », « taillées à la hache »; ‘chanvre éparpillé », corde détoronnée », « face de diable », « crâne de squelette », « fagot emmêlé », « grains de sésame », « or et jade », « cavité ronde », « pierre d’alun », « sans os »* (peinture exécutée au moyen de couleurs avec absence de structures linéaires). Ce sont tous là divers types de rides.
Ces divers types de rides doivent se former à partir des diverses structures et du relief naturel des montagnes : il y a adaptation entre telle montagne et telle ride, car la ride procède de la montagne. La montagne a sa fonction propre, et la fonction des rides est précisément de permettre à la montagne de se laisser exprimer plastiquement. Il faut posséder la montagne pour créer, mais il faut posséder les rides pour pouvoir exprimer plastiquement cette création. Aussi la capacité de créer une montagne dépend finalement de ce moyen d’expression des rides.
Tout comme il existe des dénominations différentes pour les rides, ainsi les formes des montagnes ont-elles des types particuliers : tels les pics Tian Zhu, Ming Xing, Lian Hua, Xian Ren, Wu Lao, Qi Xian, Yun Tai, Tian Ma, Shizi, E Mei, Lang Ye, Jin Lun, Xiang Lu, Xiao Hua, Pi Lian, Hui Yan : autant de monts qui présentent chacun une forme particulière, et donc autant de rides différentes pour en suggérer les reliefs divers.
Mais ensuite, au moment de manier l’encre et le pinceau, il ne faut plus s’accrocher aux catégories préconçues de montagnes et de rides : le premier coup de pinceau attaque le papier et tous les autres le suivent d’eux mêmes. Du moment que l’on a saisi l’unique principe, la multitude des principes particuliers se déduira d’elle même.
Que l’on examine toute la portée de l’Unique Trait de Pinceau : l’infinité des principes s’y trouve englobée. Il s’agit de fixer les formes et structures du paysage, et en cela la méthode des rides reste la même chez les Anciens comme chez les modernes.
Les monts et les fleuves prennent forme par la peinture ; le métier pictural réside dans l’encre ; l’encre prend vie par le maniement du pinceau, et l’efficacité dans le maniement du pinceau dépend de la maîtrise du peintre.
Le peintre habile à manier l’encre et le pinceau enferme un contenu dense sous une apparence vide ; étant habité par l’Unique Trait de Pinceau, il peut faire face à tous les problèmes sans erreur ni faiblesse. Il peut se faire aussi que ce soit le contenu qui reste vide, tandis que la forme extérieure est dense : ceci se produit lorsque la méthode se transforme sans que la pensée ait pris consciemment part à ce changement, en sorte que la forme extérieure s’est trouvée à sa plénitude avant de s’être chargée de contenu.
Aussi, les Anciens observaient-ils une juste mesure entre le vide et le plein ; ils combinaient harmonieusement contenu et forme, variant adéquatement leur méthode de peindre, sans maladresse et sans faute. Avec l’aisance acquise à force de discipline, et une exécution pleine d’esprit, leur peinture pouvait tour à tour se faire droite pour exprimer le droit, oblique pour l’oblique, et excentrique pour l’excentrique.
Mais si l’on s’enferme, au contraire, dans un aveuglement borné* (*désigne l’aveuglement borné qui résulte du manque d’information et de culture), avec les oeillères de la vulgarité mondaine, arrêté devant l’écran des choses, alors ne se rend-on pas haïssable au Créateur ?
CHAPITRE X : DELIMITATIONS
Les divisions, lorsqu’elles se font selon la méthode des trois plans successifs ou des deux sections, semblent devoir vouer le paysage au gâchis ; les seules divisions qui ne sont pas néfastes sont celles tracées par la Nature elle même, comme celles auxquelles fait allusion le poème : « Le pays de Wu s’achève au bord du Fleuve, sur l’autre rive se dressent les nombreuses montagnes de Yue ». Si pour chaque paysage, on se livre à une sorte de défrichage et de découpage en morceaux, le résultat ne sera pas vivant pour un sou, car l’oeil en découvrira aussitôt la fabrication.
La division en trois plans successifs consiste en un avant-plan pour le sol, un deuxième plan pour les arbres, et un troisième plan pour la montagne. Mais là-devant, comment le spectateur pourrait-il éprouver une sensation de profondeur ? Si l’on peint selon cette méthode des trois plans, en quoi le résultat se différencie-il encore d’une planche gravée ?
La division en deux sections consiste à placer la scène en bas, la montagne en haut, et conventionnellement, on ajoute encore des nuages au milieu pour accuser plus clairement la séparation des deux sections.
Ce qu’il faut, en fait, c’est que les trois éléments de la composition soient tous traversés d’un même souffle ; ne restez pas enlisé dans ces conventions pédantes de trois plans et deux sections ; au contraire, attaquez avec impétuosité de manière que toute la force des coups de pinceau puisse se manifester ; et quand bien même vous vous engageriez dans une succession de mille cimes et de dix mille vallées, le tout sera sans la moindre banalité vulgaire.
Du moment que les trois éléments de la composition sont habités par l’esprit, même s’il y avait encore çà et là quelques faiblesses de détail, celles-ci ne sauraient plus nuire à l’ensemble.
CHAPITRE XI : Procédés
En peinture, il y a six procédés d'expression : l'attention centrée sur la scène indépendamment de l'arrière-fonda, l'attention centrée sur l'arrière-fond indépendamment de la scène; l'inversion, l'addition d'éléments expressifs, la rupture, le vertige.
Ces six points demandent à être clairement explicités
- L'attention centrée sur la scène indépendamment de l'arrière-fond: sur un fond de montagnes séculaires et hivernales, se détache un avant-plan printanier.
- L'attention centrée sur l'arrière-fond indépendamment de la scène : derrière de vieux arbres dénudés, se dresse une montagne printanière.
- L'inversion : les arbres sont droits, tandis que montagnes et rochers penchent de guingois; ou bien montagnes et rochers sont droits, tandis que les arbres penchent de guingois.
- L'addition d'éléments expressifs : tandis que la montagne déserte et sombre est sans la moindre apparence de vie, ajouter çà et là quelques saules épars, de tendres bambous, un petit pont, une chaumière.
- La rupture : créer un univers qui soit pur de toute souillure de la banalité vulgaire; montagnes, rivières, arbres ne sont livrés que partiellement, amputés de l'une ou l'autre extrémité; partout, aucun coup de pinceau qui ne soit abruptement inter rompu; mais pour employer cette méthode d'interruption avec succès, il est essentiel de travailler d'un pinceau absolument libre et détaché.
- Le vertige : il s'agit d'exprimer un univers inaccessible à l'homme, sans nulle route qui y mènes, telles ces îles montagneuses du Bohai', Penglai et Fanghu où seuls les Immortels peuvent résider, mais que le commun des hommes ne peut imaginer; cela, c'est le vertige tel qu'il existe dans l'univers naturel; pour l'exprimer en peinture, il n'y a qu'à montrer des cimes escarpées, des précipices, des passerelles suspendues', des gouffres extraordinaires. Pour que l'effet en soit vraiment merveilleux, il faut faire voir toute la force du coup de pinceau.
CHAPITRE XII : Forêts et arbres
Quand les Anciens peignaient les arbres, ils les représentaient par groupes de trois, cinq ou dix, les dépeignant sous tous leurs aspects, chacun selon son caractère propre, et mêlant leurs silhouettes irrégulières dans un ensemble vivant au plus haut point.
Ma méthode pour peindre les pins, les cèdres, les vieux acacias et les vieux genévriers, est de les grouper par exemple par trois ou cinq, en combinant leurs attitudes : certains se dressent d'un élan héroïque et guerrier, certains baissent la tête, d'autres la relèvent, tantôt ramassés sur eux-mêmes, tantôt campés bien droits, ondulants ou balancés'.
Tantôt ferme, tantôt souple, le travail du pinceau et du poignet, dans l'ensemble, suit la même méthode que pour peindre les rochers. Que l'on tienne le pinceau à quatre, cinq ou trois doigts, tous doivent être soumis aux circonvolutions du poignet qui, lui-même, s'avance ou se retire au gré de l'avant-bras, le tout étant coordonné à l'unisson d'une seule et même force. Aux endroits où le mouvement du pinceau est le plus appuyé, il faut au contraire voler à main levée au-dessus du papier, en éliminant toute violence; ainsi, dans les parties denses comme dans les parties fluides, tout sera également immatériel et animé, vide et merveilleux.
Pour les grandes montagnes, c'est la même méthode et tout le reste est superflu. Il faut, dans une âpreté frustes, rechercher une image fragmentaire; mais ceci ne peut s'exprimer avec mots.
CHAPITRE XIII : Océan et vagues
La Mer possède le déferlement immense, la Montagne possède le recel latent.
La Mer engloutit et vomit, la Montagne se prosterne et s'incline'.
La Mer peut manifester une âme, la Montagne peut véhiculer un rythme.
La Montagne, avec la superposition de ses cimes, la succession de ses falaises, avec ses vallées secrètes et ses précipices profonds, ses pics élevés qui pointent brusquement, ses vapeurs, ses brumes et ses rosées, ses fumées et ses nuages', fait penser aux déferlements, aux engloutissements et aux rejaillissements de la mer; mais tout cela n'est pas l'âme que manifeste la Mer elle-même : ce sont seulement celles des qualités de la Mer que la Montagne s'approprie. La Mer, elle aussi, peut s'approprier le caractère de la Montagne : l'immensité de la Mer, ses profondeurs, son rire sauvage, ses mirages, ses baleines qui bondissent et ses dragons qui se dressent, ses marées en vagues successives comme des cimes ;voilà tout ce par quoi la Mer s'approprie les qualités de la Montagne, et non la Montagne celles de la Mer.
Telles sont les qualités que Mer et Montagne s'approprient, et l'homme a des yeux pour le voir. Ainsi, même Yingzhou l'île des Fées et les jardins élyséens de Langyuan, le pays enchanté que baigne le Ruoshuie et Penglai, l'île des Immortels', la montagne magique de Xuanpu et l'île enchantée de Fanghue, bien que dispersés aux quatre coins de l'Univers, peuvent être localisés et connus par déduction à partir des sources de l'eau et des artères de la terre'. Mais qui ne saisit la Mer qu'au détriment de la Montagne, ou la Montagne au détriment de la Mer, celui-là en vérité n'a qu'une perception obtuse! Mais moi, je perçois! La Montagne, c'est la Mer, et la Mer, c'est la Montagne. Montagne et Mer connaissent la vérité de ma perception : tout réside en l'homme, par le libre élan du seul pinceau, de la seule encre!
CHAPITRE XIV : Les quatre saisons
Dans la peinture des scènes des quatre saisons, l'atmosphère varie, chacune ayant son climat propre; il s'agit donc d'observer et d'analyser le temps et la saison'.
Les Anciens exprimaient ces différentes atmosphères par des poèmes; ainsi, pour le printemps « A chaque fois, l'herbe renaît parmi les sables,
Fleuves et nuages ensemble allongés, se rejoignent. » pour l'été « Sous les arbres, il fait toujours ombreux;
Que la brise est fraîche au bord de l'eau! » pour l'automne « Du haut des remparts froids, d'un regard se découvre
L'étendue désolée des forêts » 2. pour l'hiver « Le pinceau devance le voyageur sur le long chemin du retour,
Tandis que le froid étreint les viviers, son encre coule d'autant plus fluide »3.
Il y a aussi des hivers exceptionnels, comme dans ce poème « La neige est rare, le ciel épargne son froid; Le Nouvel-An est proche, et déjà les jours s'allongent. »Quoique concernant l'hiver, mais sans idée de froidure, semble, il y a aussi ce poème.
« A la fin de l'année, l'aube se fait déjà plus claire; Entre deux giboulées, le soleil brille ». Pour discuter de peinture à partir de ces deux derniers poèmes on remarque que des expressions comme c< le ciel épargne son froid », « les jours s'allongent », c< les aubes sont plus claires », « giboulées », peuvent s'appliquer ailleurs qu'au seul hiver, et on peut en déduire d'autres pour les trois autres saisons, selon le caractère propre de chacune. Il y a aussi des atmosphères indécises, mi-claires, mi-grises ainsi par exemple « Un lambeau de nuage assombrit le clair de lune;Un rayon du couchant frange de lumière une averse »5. Il y a aussi des atmosphères ambiguës, apparemment claires ou apparemment sombres« Avant même que survienne la tristesse du crépuscule, Le ciel s'est légèrement voilé de gris ». J'emprunte des idées à la poésie pour en faire des sujets de peinture'. Il n'y a pas de scène qui ne soit fonction d'une saison; ces monts et nuages qui nous emplissent le regard ne cessent de se métamorphoser au gré des saisons. Et, récitant des poèmes dans cette perspective, vous comprendrez véritablement que la peinture constitue le sens même du poème, tandis que le poème est l'illumination qui gît au coeur de la peinture.
CHAPITRE XV : Loin de la poussière
Quand l'homme se laisse aveugler par les choses, il se commet avec la poussière. Quand l'homme se laisse dominer par les choses, son coeur se trouble.
Un coeur troublé ne peut produire qu'une peinture laborieuse et raide, et conduite à sa propre destruction.
Quand ténèbres et poussière contaminent le pinceau et l'encre, c'est la paralysie; dans pareille impasse, l'homme a tout à perdre et rien à gagner, et finalement rien n'y pourra plus réjouir son coeur. Aussi, je laisse les choses suivre les ténèbres des choses, et la poussière se commettre avec la poussière; ainsi, mon coeur est sans trouble, et quand le coeur est sans trouble, la peinture peut naître. N'importe qui peut faire de la peinture, mais nul ne possède l'Unique Trait de Pinceau, car l'essentiel de la peinture réside dans la pensée', et il faut d'abord que la pensée étreigne l'Un" pour que lé coeur puisse créer et se trouver dans l'allégresse; alors, dans ces conditions, la peinture pourra pénétrer l'essence â des choses jusqu'à l'impondérable.
Songeant que les Anciens n'ont pas nécessairement parlé de cet aspect, j'ai voulu tout spécialement le développer en profondeur.
CHAPITRE XVI : Se dépouiller de la vulgarité
Pour la stupidité et la vulgarité, la connaissance se présente de même : ôtez les oeillères de la stupidité, et vous aurez l'intelligence; empêchez les éclaboussures de la vulgarité, et vous trouverez la limpidité. A l'origine de la vulgarité se trouve la stupidité; à l'origine de la stupidité se trouve l'aveuglement des ténèbres. C'est pourquoi l'homme parfait est nécessairement capable de pénétration et de compréhension; et de ce qu'il pénètre et comprend, vient qu'il transforme et crée.
Il accueille les phénomènes sans qu'ils aient de forme; il maîtrise les formes sans laisser de traces. Il emploie l'encre comme si l'oeuvre était déjà tout accomplie; et il manie le pinceau comme dans un non-agir. Sur la surface limitée d'une peinture, il ordonne le Ciel et la Terre, les monts, les fleuves et l'infinité des créatures, et tout cela d'un coeur détachés et comme dans le néant". La. stupidité une fois éliminée, naît l'intelligence; la vulgarité une fois balayée, la limpidité devient parfaite.
CHAPITRE XVII : En union avec la calligraphie
L'encre peut faire s'épanouir les formes des Monts et des Fleuves; le pinceau peut déterminer leurs lignes de force, et ceci sans, se réduire à un seul type partiel et limité. Depuis toujours, les grands peintres ont tous exactement saisi ceci: il faut faire que l'océan de l'encre embrasse et porte, que la montagne du pinceau s'érige et domine; ensuite, il faut largement étendre leur emploi jusqu'à exprimer les Huit Orientations, les aspects variés des Neuf Districts de la Terre, la majesté des Cinq Monts, l'immensité des Quatre Mers', se développant jusqu'à inclure l'infiniment grand, s'amenuisant jusqu'à recueillir l'infiniment petite. Le monde ne s'en tient pas à une seule méthode, ni la Nature à un seul don. Ceci n'est pas seulement manifeste en peinture, mais aussi en calligraphie. Bien que la peinture et la calligraphie se présentent concrètement comme deux disciplines différentes, leur accomplissement n'en est pas moins de même essences.
L'Unique Trait de Pinceau est la racine et l'origine première de la calligraphie et de la peinture. La peinture et la calligraphie constituent l'application variable a posteriori de l'Unique Trait de Pinceau. Qui ne retiendrait que cette application, mais oublierait l'Unique Trait de Pinceau qui en est l'origine, est comme celui qui ne considère que les descendants en oubliant l'ascendance ancestrale. Qui ne connaîtrait que la permanence des Ages, mais oublierait que le mérite n'en revient pas aux hommes, se laisse entraîner à la suite des choses et perd le don céleste. Le Ciel investit l'homme de la règle, mais il ne peut l'investir de son accomplissement; le Ciel investit l'homme de la peinture, mais il ne peut l'investir de la création picturale. Si l'homme délaisse la règle pour s'occuper seulement d'en conquérir l'accomplissement, si l'homme néglige le principe de la peinture pour s'attacher immédiatement à créer, alors le Ciel n'est plus en lui; il aura beau calligraphié et peindre, son oeuvre ne tiendra pas. Le Ciel donne à l'homme dans la mesure où l'homme est capable de recevoir; le don est grand pour qui a grande sagesse; le don est médiocre pour qui a médiocre sagesse. Ainsi, depuis toujours, l'origine de la calligraphie et de la peinture est céleste, et son achèvement est humain. Dans le don qu'accorde le Ciel, en proportion avec la plus ou moins grande sagesse de l'homme, se trouve nécessairement la Règle de la Calligraphie et de la Peinture, que chacun obtient, soit partiellement, soit dans toute son ampleur.
C'est pourquoi ma théorie embrasse conjointement la calligraphie.
CHAPITRE XVIII : Assumer ses qualités
Les Anciens confiaient leurs élans intérieurs au pinceau et à l'encre en empruntant la voie du paysage. Sans transformer, ils s'adaptaient à toutes les transformations, sans agir, ils agissaient'; vivant obscurs, ils ont obtenu la gloire; parce qu'il avaient parachevé leur formation et maîtrisé la vie, en enregistrant tout ce qui se trouve dans l'Univers, ils ont été investis de la substance même des monts et des fleuves. Le maniement de l'encre confère la formation technique; la maîtrise du pinceau confère la vie; les monts et les fleuves confèrent les structures organiques; les lignes et les rides confèrent la capacité de métamorphoser la peinture; l'Océan confère le sentiment de l'Univers; une simple flaque 4 confère le sentiment de l'instantané; le non-agir confère la capacité d'agir; l'Unique Trait de Pinceau confère l'infinité des traits de pinceau; la souplesse du poignet confère l'irrésistible manifestation du talents.
Qui se voit conférer pareilles facultés doit d'abord réaliser ce qui les rend telles, et ensuite seulement prendre le pinceau, sans quoi il restera bloqué dans l'impasse de la superficialité grossière, et il ne pourra mettre en oeuvre ces facultés selon leur destination.
C'est dans la montagne que se révèlent à l'infini les qualités du Ciel,la Dignité, par laquelle la montagne obtient sa masse; l'Esprit, par lequel la montagne peut manifester une âme; la Créativité, par laquelle la montagne réalise ses mirages changeants; la Vertu, qui fait la discipline de la montagne; le Mouvement, qui anime les lignes contrastées de la montagne; le Silence, que la montagne recèle intérieurement; l'Étiquette, qui s'exprime dans les courbes et les inclinaisons de la montagne; l'Harmonie, que la montagne réalise à travers ses tours et détours; la Réserve prudente, que la montagne enclôt dans ses cirques; la Sagesse, que la montagne révèle dans son vide animé; le Raffinement, qui se manifeste dans la pure grâce de la montagne; la Bravoure, que la montagne exprime dans ses replis et ressauts; l'Audace, que la montagne montre dans ses précipices terribles; l'Élévation, par laquelle la montagne domine fièrement; l'Immensité, que la montagne révèle dans son chaos massif; la Petitesse, que la montagne découvre dans ses abords menus.
Toutes ces qualités, la montagne ne les met en oeuvre qu'en tant que le Ciel l'a investie de cette fonction; elle ne se trouve pas investie de ces dons pour en enrichir le Ciel. De même, l'homme met en oeuvre les qualités dont le Ciel l'a investi, et ces qualités lui sont propres; ce ne sont pas celles dont la montagne est investie. D'où l'on peut déduire : la montagne réalise sa qualité propre, et cette qualité ne saurait être réalisée si, de la montagne, elle était transférée ailleurs. Ainsi, l'homme vertueux n'a pas besoin que la vertu lui soit transférée de l'extérieur pour pouvoir faire ses délices de la montagne'.
Si la montagne a de telles qualités, comment l'eau n'en aurait elle pas? L'eau n'est dépourvue ni d'action ni de qualités. En ce qui concerne l'eau par la Vertu, elle forme l'immensité des océans et l'étendue des lacs; par la Droiture, elle trouve l'humilité descendante et la conformité à l'étiquette; par le Dao, elle meut sans trêve ses marées; par l'Audace, elle fraye sa démarche décidée et son impétueux élan; par la Règle, elle apaise à l'unisson ses tourbillons; par la Pénétration, elle réalise sa lointaine plénitude et son universelle atteinte; par la Bonté, elle accomplit son jaillissement clair et sa fraîche pureté; par la Constance, elle ramène immanquablement son cours vers l'Este.
Si l'eau, dont les qualités sont ainsi manifestées visiblement dans les vagues de l'océan et la profondeur des baies, ne réglait son comportement sur elles, comment pourrait-elle ainsi envelopper tous les paysages du monde et traverser la Terre de ses artères? Celui qui ne pourrait oeuvrer qu'à partir de la montagne et non à partir de l'eau, serait comme englouti au milieu de l'océan sans connaître le rivage, ou encore, serait comme la rive qui ignore l'existence de l'océan. Aussi, l'homme intelligent connaît il la rive en même temps qu'il se laisse emporter au fil de l'eau; il écoute les sources et se complaît au bord de l'eau.
Il ne faut rien moins que l'usage de la montagne, pour voir la largeur du monde;
Il ne faut rien moins que l'usage de l'eau pour voir la grandeur du monde;
Il faut que la montagne s'applique à l'eau pour que se révèle l'universel écoulement;
Il faut que l'eau s'applique à la montagne pour que se révèle
L’universel embrassement.
Si cette action réciproque de la montagne et de l'eau n'est pas exprimée, rien ne peut expliquer cet universel écoulement et cet universel embrassement. Sans l'expression de cet universel écoulement et de cet universel embrassement, la discipline et la vie (de l'encre et du pinceau) ne peuvent trouver leur champ d'action; mais du moment que la discipline et la vie (de l'encre et du pinceau) s'exercent, l'universel écoulement et l'universel embrassement trouvent leur cause et une fois qu'ils ont trouvé leur cause, la mission du paysage se trouve parachevée. Lorsque l'on s'applique à la montagne et à l'eau, il ne faut pas oeuvrer à partir de l'immensité, et ainsi on pourra contrôler sa tâche; il ne faut pas oeuvrer à partir de la complexité, et ainsi la tâche sera simple. Sans cette simplicité, on ne saurait réaliser la complexité; sans ce contrôle, on ne saurait réaliser l'immensité.
L'oeuvre ne réside pas dans le pinceau, ce qui lui permet de se transmettre; elle ne réside pas dans l'encre, ce qui lui permet d'être perçue; elle ne réside pas dans la montagne, ce qui lui permet d'exprimer l'immobilité; elle ne réside pas dans l'eau, ce qui lui permet d'exprimer le mouvement; elle ne réside pas dans l'Antiquité, ce qui lui permet d'être sans limites; elle ne réside pas dans le présent, ce qui lui permet d'être sans oeillères. Aussi, si la succession des âges est sans désordre et que pinceau et encre subsistent dans leur permanence, c'est parce qu'ils sont intimement pénétrés de cette oeuvre
Cette oeuvre repose, en vérité, sur le principe de la discipline et de la vie : par l'Un, maîtriser la multiplicité; à partir de la multiplicité, maîtriser l'Un"; elle ne recourt ni à la montagne, ni à l'eau, ni au pinceau, ni à l'encre, ni aux Anciens, ni aux Modernes, ni aux Saints. Telle est l'oeuvre véritable, celle qui se fonde sur sa propre substance.