Après la mort du Maître (479 avant J.-C.), la plupart de ses disciples rentrèrent dans la vie privée, et leurs copies des anthologies confuciistes, à supposer qu’ils en avaient, se perdirent avec le temps. Quelques familles seulement conservèrent les textes écrits, et transmirent dans leur sein, oralement, de génération en génération, ce qu’elles prétendaient être la vraie manière de les expliquer.
Quand le Catalogue bibliographique des Han fut établi, on admit deux lignes de transmission pour les Annales, une pour les Mutations, une pour les Odes, trois pour la Chronique de Confucius, écartant les autres versions, lesquelles se perdirent du fait qu’elles n’eurent plus la vogue.
Or, ce choix des textes et des gloses, fut-il impeccable ?.. grave question !.. les meilleurs critiques en doutent. Ils avouent que la glose des Odes reçue, et une des trois de la Chronique, représentent l’opinion de Suntzeu, un novateur, comme nous savons, au moins en partie. Ils admettent de plus que toutes les gloses, d’abord orales puis écrites, peuvent bien avoir été modifiées par les maîtres qui les enseignèrent et les rédigèrent, à leur gré et sans contrôle, depuis le cinquième jusqu’au deuxième siècle. De sorte que, disent-ils, la tradition, au commencement de l’ère chrétienne, ne rendait peut-être plus exactement le sens des auteurs des anciens textes des Annales et des Odes ; peut-être même plus le sens de Confucius et de ses premiers disciples ; mais bien une sorte de sens moyen, formé peu à peu dans les familles gardiennes du dépôt, non sans infiltrations taoïstes et autres résultant de l’ambiance ; ou parfois le sens particulier d’un maître, qui fut préféré par les intéressés, pour des raisons à eux connues.
Ainsi nous savons que les Mutations, telles que nous les avons, texte et glose, sont l’amalgame de la tradition de deux écoles antérieures aux Han, lesquelles se défendaient de concorder. Le cas des Annales est encore plus grave ; de ce qui est parvenu jusqu’à nous, la moitié seulement est authentique, et combien détériorée. Les Odes, telles que nous les avons, sont une quatrième version, à laquelle Suntzeu mit la main ; tandis que trois autres versions antérieures, probablement plus authentiques, ayant été rejetées, périrent. Pour la Chronique de Confucius, trois versions ont été conservées ; or elles sont très disparates. Pour les Rites, ce que nous avons, est une compilation faite par un seul auteur, selon son bon plaisir. Les Entretiens de Confucius, si importants, ont subi les mêmes vicissitudes.
En 79 après J.-C., par ordre impérial, une commission de Lettrés fixa le texte qui serait désormais tenu pour classique. Elle fit ce travail comme il lui plut, et ce qui ne lui plut pas fut perdu donc plus de confrontation possible depuis lors. Ce texte se détériora encore pendant près d’un siècle, la copie à la main étant le seul moyen de multiplication, les fautes étant inévitables avec une écriture aussi compliquée.
En 175 après J.-C., encore par ordre impérial, le texte, tel qu’il était alors, non critiqué, non révisé fut gravé sur une série de stèles en pierre, que l’on pouvait estamper. Cela le fixa définitivement, tel qu’il était alors (c’est à dessein que je répète), avec toutes les transpositions de passages et les erreurs de caractères que six siècles y avaient introduites, et qui y sont restées jusqu’à présent.
Cette édition d’un texte désormais officiel et unique, provoqua la rédaction du premier commentaire littéral, base de tous ceux qui furent produits depuis.
Il fut l’œuvre du fameux Tcheng-huan (alias Tcheng k’angtch’eng, 127-200). Tcheng-huan avait été l’élève de Mayoung (79-166), fonctionnaire lettré, toujours original, souvent fantasque, plus Taoïste que Confuciiste. Aux tares de son maître, Tcheng-huan ajouta celle d’une ivrognerie stupéfiante même en Chine. On comprend alors qu’il ait si bravement tranché toutes les questions gênantes, et fait de la littérature ancienne le pot-pourri dont la postérité dut se contenter, faute de mieux, pendant un millier d’années.
Pour bien comprendre combien l’œuvre de cet homme fut néfaste, il faut se rappeler que, quand il écrivit, l’ancienne Chine avec ses institutions ayant disparu depuis plusieurs siècles, et les vieilles choses signifiées par les anciens caractères étant oubliées, les textes ne pouvaient plus être compris que grâce au commentaire.
Tcheng-huan rédigea ce commentaire, au petit bonheur ; désormais, dans toutes les écoles, les maîtres expliquèrent le texte d’après lui. Car le sens critique ne tourmenta jamais les maîtres chinois ordinaires. Tous ces êtres vulgaires qui, de génération en génération, ne visèrent qu’à faire passer leurs élèves aux examens officiels, se soucièrent peu de ce que pouvaient valoir le texte et le commentaire qu’ils enseignaient. Ils gagnaient leur vie à ce métier, et eussent traité d’insolent l’élève qui n’aurait pas accepté aveuglément leur dire. Il résulta de ce fidéisme, que, quand le texte de Ts’ai-young eut été gravé, quand le commentaire de Tcheng-huan eut été édité, tout le reste fut abandonné aux insectes, et le Confuciisme se résuma en ce texte tel quel, avec son commentaire unique.
J’insiste sur ce fait qui est généralement ignoré, et qui est capital pour l’intelligence de ce que vaut au juste la doctrine confuciiste si longtemps officielle.
Il est incontestable que, tout court qu’il ait été, le règne du Premier Empereur impressionna. Si bien que, parmi les nations avoisinantes, le nom Ts’inn, devenu en Europe Chine, resta l’appellatif du Royaume du Milieu. — Faut-il pleurer la destruction des archives par le Premier Empereur, comme une grande perte faite par l’humanité pensante ? Sans doute, il se perdit en 213 bien des planchettes importantes pour l’histoire et la géographie de la Chine ancienne, pour la connaissance de ses relations avec les pays voisins et de l’échange des idées. Mais, à en juger d’après les rubriques de leurs archives, lesquelles nous sont connues, il est probable que les anciens n’avaient pas écrit ce que nous aimerions le plus connaître, les mœurs et les usages, la vie intime dans ce lointain passé. Il n’y avait ni livres ni écrivains proprement dits. Les archives se composaient presque exclusivement de registres administratifs, de collections d’ordonnances sèchement nomenclaturées par les scribes. Encore ces collections étaient-elles complètes ? Il paraît que non. Mencius écrivit, un siècle environ avant la destruction des archives, les lignes suivantes :
Il est impossible de savoir, de nos jours, quel fut l’ordre établi pour les rangs et les domaines féodaux, au commencement de la troisième dynastie. Car cet ordre ayant déplu aux seigneurs dont il empêchait les empiétements, ils eurent soin d’en faire détruire tous les exemplaires.
C’était pourtant là un document impérial et fondamental. Et puis, que pouvait-il bien rester des archives des deux premières dynasties, et des premiers siècles de la troisième, après tant de changements de capitale, déménagements, saccagements, incendies, en 842 et en 770 par exemple, pour ne pas parler des accidents plus anciens ? L’histoire dit expressément que, en 770, quand l’empereur P’ing, fuyant les nomades Joung qui avaient envahi le pays, se transporta de l’Ouest à l’Est, à la nouvelle capitale, le Gouverneur des Marches occidentales dut couvrir sa retraite, sur tout le parcours, en combattant. Que devinrent, dans cette bagarre, les fourgons portant les planchettes des archives, un si excellent combustible ?.. Sans doute il resta des documents anciens, puisque Confucius tira de ce reste ce qui est parvenu jusqu’à nous, mais la masse n’était certainement plus intacte, loin de là. Pleurons donc, mais ne pleurons que d’un œil, sur l’événement de l’an213.