Le séminaire intitulé D’un discours qui ne serait pas du semblant, prononcé par Lacan de janvier à juin 1971, ouvre la voie vers l’écriture de la jouissance sexuelle, articulée autour du phallus. Son axe est constitué par la distinction entre l’écrit et le langage, la lettre et le signifiant. C’est sur la base de cette distinction que Lacan peut élaborer l’écriture logique des formules dites de la sexuation.


Les points essentiels pour les questions relatives à la jouissance

    La notion de discours

Le discours avec sa structure tétraédrique, telle qu’elle a été développée au cours du séminaire de l’année précédente, est une des notions clés. L’élément important par rapport à L’envers de la psychanalyse concerne l’écriture de la structure du discours : la place en haut à gauche, définie avant tout comme la place de l’agent, est à présent désignée de manière prévalente comme la place du semblant [1]. Étant donné que le terme occupant cette place détermine le titre du discours, chacun des quatre discours est nommé à partir d’un semblant. D’où l’assertion : tout discours est discours du semblant. Ce qui nous éclaire sur le titre du séminaire.
Lacan s’explique d’entrée de jeu sur ce titre [2]. Il y reviendra brièvement au début de la dernière séance [3], pour préciser que le conditionnel indique qu’il s’agit d’une hypothèse, qui est celle de tout discours. Donc, si l’énoncé « un discours qui ne serait pas du semblant » est une hypothèse, il renvoie à un discours qui n’existe pas si ce n’est justement sous forme d’hypothèse, laquelle de ce fait conditionne tout discours existant. Comme souvent, Lacan part de ce qui n’est pas pour avancer ce qui vient se loger dans cette place vide.

La raison pour laquelle tout ce qui est discours ne peut que se donner pour semblant [4], et que par ailleurs il n’y a pas de semblant de discours, réside dans le fait que le semblant est le signifiant en lui-même. Ainsi, le discours en tant que constitué à partir du signifiant, est en lui-même du semblant. Un discours qui ne serait pas du semblant n’existe pas. Ce serait un discours hors articulation signifiante, ce qui est une impossibilité. En somme, ce serait le réel à l’état pur.


    La référence à la logique

Dans « Radiophonie » [5] Lacan avait déjà avancé que sans le fait de l’écrit il serait impossible de questionner ce qui résulte de l’effet de langage, c'est-à-dire la dimension de la vérité dont le lieu est l’Autre. Dans ce séminaire il réaffirme qu’interroger la vérité dans sa demeure langagière, ce qu’il appelle « la demansion de la vérité », ne se fait que par l’écrit. Il s’agit en l’occurrence de l’écrit en tant que c’est de lui que se constitue la logique, laquelle se caractérise dès son origine par le fait de prendre la vérité comme référence [6].
Lacan prend appui sur la logique formelle pour l’écriture de la position sexuée de l’être parlant, et cette écriture concerne au plus près la question de la jouissance sexuelle en tant que réel. Cette écriture sera amorcée dans ce séminaire, développée l’année suivante dans … ou pire, et trouvera sa forme définitive dans Encore.
Lacan retrace d’abord l’évolution de la logique formelle en trois étapes [7]. Il s’agit de la logique telle qu’il s’en sert pour l’usage qui lui est propre, ce qui va le conduire à y introduire un certain nombre de modifications.

La logique formelle de Aristote

Aristote distingue quatre propositions [UA, UN, PA, PN dans l'écriture de Lacan], deux universelles et deux particulières à partir de « tout » et de « quelques », l’introduction de la négation permettant de les répartir en affirmatives et négatives. À propos de cette logique Lacan se réfère également au quadrant de Peirce, où les quatre propositions d’Aristote sont reportées selon l’inscription ou non de traits verticaux et de traits obliques dans les cases. L’important réside dans la présence d’une case vide, qui concerne les deux propositions universelles. Cette case vide indique que la proposition universelle ne nous renseigne en rien quant à l’existence, contrairement à ce qui était soutenu depuis Aristote.

La logique des quantificateurs (Boole et Morgan)


La fonction s’écrit dès lors Φ(x), où Φ est le signifiant de la fonction phallique ou la jouissance, alors que la variable de la fonction inscrite en x est la variable sexuelle et désigne l’homme ou la femme comme signifiant. Φ(x) est ainsi l’écriture de la jouissance sexuelle dans son rapport avec le phallus, donc la castration. Autrement dit, le phallus est le point pivot autour duquel tourne tout ce qui concerne la jouissance sexuelle.
Dans les formules que Lacan va dès lors écrire, x désigne chacun en tant qu’il existe comme sexué. Associé au quantificateur, dans la partie gauche de la formule, x est inconnu ; associé à Ф dans la partie droite, soit la fonction, x est une variable.
Le fait de placer la barre de négation soit sur la fonction soit sur le quantificateur s’articule avec la distinction opérée par Lacan de deux sortes de négation, une négation forclusive et une négation discordantielle. Sans le dire explicitement dans ce séminaire, Lacan se réfère à la grammaire de Damourette et Pichon avec la distinction du discordantiel et du forclusif : ou bien la négation exprime l’ambiguïté (« je crains qu’il ne vienne »), et elle est discordantielle, ou bien elle soutient la contradiction, et elle est forclusive en tant que dire oui ou non [10]. Il reviendra sur ces deux négations l’année suivante dans le séminaire ….ou pire [11].
En ce qui concerne les formules, si la barre de négation est placée sur la fonction Φ(x) il s’agit d’une négation forclusive : la fonction Φ(x) est exclue, elle est dite que non, elle ne sera pas écrite. Par contre, si la barre de négation est placée sur le quantificateur, la négation est discordantielle : elle nie soit le « tous » ∀, soit le « il existe » ∃. Mais elle ne dit pas encore si la fonction Φ(x) peut s’écrire ou non. Cependant on peut toujours l’énoncer. Lacan remarque à propos des formules caractérisées par cette négation discordantielle qu’il ne peut les écrire que sans les écrire, puisqu’elles reposent sur un énoncé discordantiel.
C’est autour de cette distinction que va s’articuler ce qu’il en est du rapport sexuel, soit l’impossibilité de son écriture [12].
Voici maintenant les quatre formules inédites proposées par Lacan et dont l’ébauche se situe dans ce séminaire. Leur élaboration se poursuivra au cours du séminaire de l’année suivante :

∀x.Φ(x) : pour tout x la fonction Φ(x) peut s’écrire ou tout x est inscriptible dans la fonction Φ(x).

.Φ(x) : ce n'est pas de tout x que la fonction Φ(x) peut s'inscrire ou ce n’est pas en tant qu’il y aurait un tout x que je peux écrire ou ne pas écrire Φ(x).

.Φ(x) : ce n’est pas d'un x existant que la fonction Φ(x) peut s'écrire ou ce n’est pas en tant qu’il existe un x que je peux écrire ou ne pas écrire la fonction Φ(x). Cette troisième formule (négation discordantielle) subira une modification, la barre de négation glissant du quantificateur sur la fonction (négation forclusive). Elle s’écrira dès lors ∃x. : il existe un x qui nie la fonction Φ(x).

. : il n’existe pas de x qui nie la fonction Φ(x) ou il n’existe pas de x tel que la fonction Φ(x) ne s’applique pas à x.

La première ∀x.Φ(x) et la troisième ∃x. concernent l’homme. La première dit que tout homme est fonction phallique. La troisième dans sa première version (.Φ(x)) précise que ce n’est pas en tant que particulier qu’il l’est. Elles posent l’homme comme universel : tout homme satisfait à la fonction phallique, c’est-à-dire à la castration. Mais il y a une exception qui limite la fonction phallique, qui échappe à la castration. C’est ce que dit la troisième formule dans sa deuxième version (∃x.). Cette exception concerne le père mythique de Totem et Tabou, celui qui est dit être capable de satisfaire à la jouissance de toutes les femmes.
Quant à la deuxième et à la quatrième formule, elles se rapportent à la femme. Pour elle pas d’universel, c’est le pas-tout de la deuxième formule .Φ(x). Il n’y a pas de « toute femme », mais seulement « une femme ». Il n’y a pas non plus d’exception qui fasse limite. C’est ce qu’indique la quatrième formule .. Notons que dans ces deux formules concernant la femme le quantificateur est nié, c’est-à-dire marqué d’une négation discordantielle.
Il convient de souligner dans cette première approche de ce qui va constituer l’essentiel de l’enseignement de Lacan durant les deux années suivantes, l’écart entre le dire, l’énoncé, la parole, et l’écrit. Les quatre formules indiquent ce que l'on peut dire à propos de l'écrit [13].



Les avancées concernant la jouissance

Ces avancées portent sur deux points : les rapports de la lettre ou de l’écrit avec la jouissance, et la notion de jouissance sexuelle.

    La lettre ou l’écrit et la jouissance

Lacan évoque les rapports de la lettre et de la jouissance, d’une part dans son texte « Lituraterre » [14] dont il fait la lecture dans la séance du 12 mai 1971, et de l’autre en se référant à son texte « Le séminaire sur “La Lettre volée” » [15].
Je rappelle d’abord brièvement les apports de « Lituraterre ». L’axe principal de ce texte est constitué par la distinction opérée entre la lettre et le signifiant. La lettre y est définie dans sa fonction de bord ou de littoral. Elle est le bord d’un trou dans le savoir, mis en évidence par la psychanalyse sous le terme de refoulement. La jouissance est concernée par ce trou et son bord, puisque la lettre ou le littéral fait ainsi le littoral entre le savoir et la jouissance. La lettre est en quelque sorte au bord du savoir et de la jouissance, dans un entre-deux.
Quant au signifiant, le semblant par excellence pour Lacan, il est toujours prêt à faire accueil à la jouissance ou au moins à l’invoquer de son artifice. Sa rupture par la lettre en tant que rature congédie ce qui de cette rupture du signifiant ferait jouissance, ou désigne ce que cette rupture soutient de la jouissance comme hypothèse. À cette description des rapports de la lettre et du signifiant quant à la jouissance, Lacan ajoute que ce qui de la jouissance s’évoque par la rupture du semblant se présente comme « ravinement du signifié » dans le réel – ce que j’entends comme le creusement des effets de sens liés au jeu de la lettre. La jouissance s’évoque donc. Elle ne se nomme pas. Elle est liée à cet effet de sens.
Lacan remarque aussi que dans une psychanalyse toutes les interprétations se résument à la jouissance. Il revient au psychanalyste de soutenir à tout instant ce qu’il appelle un virage, le virage du littoral au littéral, soit l’émergence des lettres dans le signifiant qui font bord entre le savoir et la jouissance. Notons que c’est là le principe de l’interprétation par l’équivoque, qui réduit la jouissance au moyen de l’effet de sens.
Au début de la séance suivante Lacan lance une formule en apparence énigmatique : au niveau des fonctions déterminées par un discours on peut établir l’équivalence « l’écrit, c’est la jouissance » [16]. Par la suite il dira aussi que ce qui s’écrit, ça serait les conditions de la jouissance [17]. Pour illustrer sa formule il se réfère au texte « Le séminaire sur “La Lettre volée” », ou plutôt « la lettre en souffrance », qui montre comment la transmission d’une lettre, ici au sens de l’épistole, a un rapport avec quelque chose d’essentiel dans l’organisation du discours, à savoir la jouissance. L’important est l’effet féminisant produit par les déplacements de la lettre sur celui qui la détient. Cet effet féminisant consiste à faire valoir son être en le fondant en position de signifiant, soit du signifiant phallus qui est le signifiant de la jouissance. En cela la lettre est ici le signe de la femme, à entendre comme le signe de sa jouissance.
Auparavant il avait déjà avancé, en renvoyant à « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » [18], que la jouissance que le phallus constitue, c’était la jouissance féminine [19]. Il note d’ailleurs qu’à la fin du conte d’Edgar Poe le dernier détenteur de la lettre, Dupin, jouit à la pensée de ce qui se passera lorsque le ministre prendra connaissance du message qu’il lui aura adressé [20] : « Un destin si funeste, s’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste ».

    La jouissance sexuelle

Les développements concernant la jouissance sexuelle constituent l’apport essentiel de ce séminaire à la question de la jouissance. Ils sont l’amorce de ce qui deux ans plus tard sera isolé sous le terme de jouissance phallique. Ils peuvent se résumer en six propositions, se référant toutes au réel.

1. La jouissance sexuelle, c’est le réel comme impossible

Lacan part du mythe d’Œdipe, en fait du mythe freudien de Totem et Tabou, donc d’un discours. Ce mythe est nécessaire dit-il, de désigner le réel, et ce réel s’incarne de la jouissance sexuelle comme impossible. En effet, ce que ce mythe désigne c’est l’être mythique, le père de la horde primitive, dont la jouissance serait celle de toutes les femmes, ce qui est impossible puisqu’il n’y a pas de « toutes les femmes » [21]. L’année précédente [22] Lacan avait déjà souligné à propos de ce mythe freudien que l’équivalence du père mort et de la jouissance, le père mort étant le gardien de la jouissance, était le signe de l’impossible même – ce qui constitue une autre manière d’y repérer le réel. Notons l’emploi du conditionnel : la jouissance de ce père serait celle de toutes les femmes, ce qui situe cette jouissance comme une hypothèse.
Qu’un tel appareil soit imposé par le discours même, confirme Lacan dans sa thèse de la prévalence du discours pour tout ce qu’il en est de la jouissance. Le terme « appareil » est à entendre dans le sens de l’appareil du discours, mais aussi de l’appareil du social, comme appareil de la jouissance [23].
Ceci étant posé, Lacan introduit aussitôt la référence à l’objet a, lequel vient remplir la place définie dans le discours comme celle du plus-de-jouir. En effet, la jouissance sexuelle, comme toute autre jouissance, est articulée du plus-de-jouir [24], lui-même à référer au phallus. Lacan précise en outre que le plus-de-jouir ne se normalise que du rapport au phallus, donc à la jouissance sexuelle dont le phallus est le signifiant [25].

2. Le réel de la jouissance sexuelle, c’est le phallus, donc la castration

La jouissance sexuelle se définit de son rapport au phallus. Le terme phallus, bien que mettant l’accent sur un organe, ne désigne nullement l’organe dit pénis. Le phallus, c’est l’organe passé au signifiant [26]. Le phallus vise en fait le rapport à la jouissance, la jouissance étant une fonction du phallus en tant que signifiant. Dans ce rapport du phallus à la jouissance, la jouissance constitue ce que Lacan appelle la condition de vérité du phallus. À ce propos, il rappelle que le phallus c’est l’organe en tant qu’il est la jouissance féminine, soit être le phallus. Il fait allusion à l’incompatibilité de l’être et de l’avoir, et au choix qui définit la castration [27].
Lacan rappelle aussi que la crise de la phase phallique expose tout jeune être parlant à une vérité : il y en a qui n’en ont pas. Dans cette formule il y a évidemment équivalence entre le phallus et l’organe. L’identification sexuelle consiste à tenir compte de ce qu’il y ait des femmes pour le garçon et des hommes pour la fille. L’important dit-il, est la situation réelle : pour les hommes, la fille c’est le phallus, et c’est ça qui les châtre, eux ; pour les femmes, le garçon c’est le phallus, ce qui les châtre elles aussi parce-qu'elles n'acquièrent qu'un pénis. Ici nous passons à nouveau au signifiant. Les deux sont le phallus pendant un moment, ce qui a pour conséquence de châtrer l’autre, mais dans son être. « Pendant un moment » je l’entends comme avant le choix entre l’être et l’avoir, où il s’agit soit du signifiant soit de l’organe.
Pour Lacan, c’est cela le réel. À partir de là, il peut énoncer que le réel de la jouissance sexuelle, c’est le phallus, et il ajoute le Nom-du-père, identifiant les deux termes en l’occasion, ce en référence à la castration [28].
Si le phallus, en tant que signifiant, est la jouissance sexuelle, elle est solidaire d’un semblant. Lacan appelle « opération semblant » le rapport entre l’homme et la femme, tel qu’il vient de le définir en référence au phallus. Notons que « jouissance sexuelle » et « rapport entre homme et femme » sont ici des termes équivalents. Mais dans la relation homme-femme, le rapport de la jouissance au semblant n’est pas le même chez l’un et chez l’autre.
En ce qui concerne l’homme, la femme est en position, au regard de la jouissance sexuelle, de ponctuer l’équivalence de la jouissance et du semblant, soit le rôle du signifiant dans le rapport de l’homme et de la femme. La femme représente ainsi pour l’homme « l’heure de la vérité », terme qui sera précisé par la suite.
Pour l’homme donc, le semblant (le signifiant, le phallus) est la jouissance, et ceci indique que la jouissance est semblant. C’est le jouir à faire semblant. L’homme est à l’intersection de ces « deux jouissances » – à mon avis le semblant comme jouissance et la jouissance comme semblant. Pour Lacan ceci explique pourquoi l’homme subit au maximum le malaise du rapport sexuel. La raison en est sans doute cette double prise dans le semblant.
Par contre la femme en tant qu’elle est l’Autre [29], sait ce qui de la jouissance et du semblant est disjonctif. Pour elle, jouissance et semblant, bien que s’équivalant dans une dimension de discours, ne sont pas moins distincts dans l’épreuve. Quelle est cette épreuve ? Il s’agit probablement d’une allusion à la jouissance Autre que phallique. C’est en cela que la femme est l’heure de vérité pour l’homme, de la vérité de ce qu’il y a de semblant dans le rapport de l'homme à la femme [30]. Dans la suite du séminaire Lacan reprendra cette question de la disjonction pour poser la division sans remède de la jouissance et du semblant [31].

3. Il n’y a pas de rapport sexuel chez l’être parlant, et ce du fait du phallus

Lacan prend appui à ce propos sur le texte de Freud. Freud formule déjà l’impossibilité du rapport sexuel, mais pas comme tel. Par contre, c’est écrit dans ce qu’il écrit [32]. Cette impossibilité est une vérité révélée par le savoir du névrosé, lequel a permis à Freud de forger ses mythes. Dans Malaise dans la civilisation Freud évoque l’existence d’un dérangement essentiel, structural de la sexualité humaine [33]. Toute l’œuvre de Freud entoure une vérité voilée qui énonce qu’un rapport sexuel, dans un quelconque accomplissement, ne se soutient que de la composition entre la jouissance et le semblant, c’est-à-dire la fonction phallique ou la castration. Cette composition surgit chez le névrosé sous la forme d’un évitement, d’une crainte alors qu’il s’agit d’une intrusion nécessaire. La castration est une nécessité, et la jouissance doit y être ordonnée [34].
Pour Lacan, le premier argument à rendre concevable l’impossibilité du rapport sexuel est d’ordre mathématique. En effet, le rapport sexuel comme tout autre rapport ne subsiste que de l’écrit. L’essentiel du rapport est une application : a appliqué sur b (a → b), ce qui suppose deux termes. Pour le rapport sexuel, ce serait les deux termes de la bipolarité sexuelle, homme et femme. Or, la fonction du phallus rend intenable la bipolarité sexuelle, les deux sexes ayant rapport au phallus, d’où l’impossibilité de l’écriture du rapport sexuel. La fonction phallique nécessite de substituer aux deux termes qui se définissent du mâle et du femelle deux autres termes qui se définissent du choix entre l’être et l’avoir.
Avec la fonction phallique Lacan pose que le langage a son mot à dire, qu’il a son champ réservé dans la béance du rapport sexuel, telle que la laisse ouverte le phallus, et il va l’illustrer à l’aide d’un graphe qui a la forme du caractère chinois szu [35]. En 1 il place « les effets de langage » ; en 2 « là où ils prennent leur principe », soit le fait que l’écrit n’est pas le langage, ce en quoi le discours analytique est révélateur de quelque chose, qu’il est un « pas » ; en 3 « le fait de l’écrit », marqué du trait.




Le graphe sous la forme du caractère szu

                                             
Si l’écrit n’est pas le langage, il ne se construit pourtant que de sa référence au langage. Et dans la logique, c’est de l’écrit que s’interroge le langage dans son rapport à la vérité.
La référence au langage permet à Lacan de substituer au rapport sexuel qui ne s’écrit pas ce qu’il appelle la loi sexuelle. En effet, il n’y a rien de commun (le « pas » du discours analytique en 2 entre un rapport qui ferait loi, et qui relèverait de l’application selon une fonction mathématique (« le fait de l’écrit » en 3, et une loi cohérente au registre du désir, à l’interdiction (« les effets de langage » en 1, soulignant l’identité du désir et de la loi [36].

Pour résumer : la loi sexuelle, liée à l’effet de langage, à la fonction du phallus et à l’interdiction, supplée au rapport sexuel. La voie vers la jouissance dite phallique, articulée avec le langage, est ainsi ouverte.


4. Il est impossible d’écrire le rapport sexuel, et la jouissance sexuelle telle quelle

Tout ce qui précède, notamment la nécessité de fonder tout rapport de l’écrit conformément à la référence mathématique du terme rapport, nous a préparés à cette impossibilité d’écrire le rapport sexuel.
Le rapport sexuel n’est pas inscriptible dans le langage. Rien ne se produit du langage qui serait l’écriture d’un rapport de fonction (F (x) : F dans un certain rapport avec x), et qui ferait qu’il y ait inscription effective de la mise en rapport des deux termes homme et femme [37]. Je rappelle que pour Lacan l’écrit est toujours second par rapport à toute fonction du langage.
Il convient également de se souvenir que Freud avait déjà attiré l’attention sur le fait qu’il n’y avait dans l’inconscient pas de représentants, donc pas de signifiants, homme et femme. On n’y trouve que des reflets (Reflexe) de la bipolarité sexuelle [38], donc des semblants.
Pour Lacan il n’y a actuellement aucune possibilité d’écrire le rapport sexuel, et rien ne pourra s’en écrire sans faire entrer en fonction le phallus [39], lequel, en tant que signifiant, est la jouissance sexuelle. Or, la jouissance sexuelle n’est pas traitable directement, puisqu’elle est marquée par l’impossibilité d’établir l’Un du rapport sexuel, comme Lacan le dira par la suite [40]. Il y faut un plus, et ce plus est la parole, et le discours avec sa structure.
Mais le discours avec l’écriture de ses fonctions n’a rien à faire avec ce qui peut spécifier le partenaire sexuel. D’où l’assertion : la jouissance sexuelle ne peut être écrite [41], c'est-à-dire écrite telle quelle. Ajoutons : hormis le rapport de la jouissance au phallus qui s’écrit Φ(x), la fonction phallique ou la castration ou « l’être ou avoir le phallus ». L’assertion de Lacan ne tient que si on assimile rapport sexuel et jouissance sexuelle, dans le sens de la jouissance de l’Autre (génitif objectif). Par contre, si on entend jouissance sexuelle dans le sens de jouissance phallique, son écriture est possible.
Lacan poursuit en précisant que la jouissance sexuelle emprunte son symbolisme à ce qui ne la concerne pas, c'est-à-dire à la jouissance comme augmentation de tension et en tant que celle-ci est interdite par le principe de plaisir, lequel veille à ce qu’il n’y ait pas trop de jouissance. Ceci tient au fait que l’étoffe de toute jouissance confine à la souffrance, en quoi nous reconnaissons la vie.
La jouissance sexuelle prend en effet sa structure d’une limite à la jouissance dirigée sur le corps propre, limite où jouissance en excès elle confine à la jouissance mortelle. Notons ici ce rapprochement, sur le plan de la structure, de la jouissance sexuelle avec la jouissance mortelle, paradigme de toute jouissance.
La jouissance, dans le sens de la jouissance mortelle, désignée par la suite comme la jouissance fondamentale [42], ne rejoint la dimension du sexuel qu’à partir de l’interdit sur le corps dont le corps propre est sorti, le corps de la mère. Ainsi se structure dans et par le discours le rapport de la jouissance sexuelle avec la loi, et la partenaire est réduite à une, la mère. C’est à partir de là que se construit tout ce qui peut se verbaliser. La parole instaure ainsi cette dimension de vérité, qui est l’impossibilité du rapport sexuel [43].
Tout ce développement s’inscrit dans la distinction entre parole et écrit, entre langage et écriture.
Lacan reprend à propos de cette impossibilité d’écrire le rapport sexuel, vu la nécessité de tenir compte de ce tiers terme qu’est le phallus, son graphe du triangle ouvert pour montrer que le phallus Φ n’est pas entre homme et femme. Le phallus n’est pas le médium entre l’homme et la femme.



La caractéristique du tiers terme

En effet si on le relie à un des deux termes, homme ou femme, il ne communiquera pas avec l’autre, et inversement.

5. La jouissance sexuelle constitue un obstacle au rapport sexuel, du fait de la parole

La jouissance sexuelle est un barrage à l’avènement du rapport sexuel dans le discours [44]. La raison en est Die Bedeutung des Phallus, la signification du phallus. Lacan n’utilise ici que le terme allemand, en référence à sa conférence de 1958 à Munich prononcée en langue allemande, et aussi en référence à Frege qui oppose Bedeutung, la dénotation ou la signification, à Sinn, la connotation ou le sens.
C’est l’occasion pour Lacan de rappeler que le langage n’est constitué que d’une seule Bedeutung, celle du phallus. C’est là sa seule dénotation. Le langage n’est jamais que métaphorique, toute désignation ne se faisant que par rapport à autre chose, et métonymique, la métonymie étant le support du plus-de-jouir. Ce que la parole prétend dénoter ne fait jamais que renvoyer à une connotation. Mais ce qui se dénote au dernier terme, c’est toujours Die Bedeutung des Phallus.
Cette Bedeutung c’est le savoir de l’inconscient, et ce savoir est en position de vérité (dans le discours analytique, S2 le savoir est en bas à gauche à la place de la vérité). Ainsi le langage, soit ce qui structure l’inconscient, ne connote que l’impossibilité de symboliser le rapport sexuel chez les êtres qui habitent ce langage, et en tiennent la parole [45].


6. Il convient de distinguer des jouissances de parodie et une jouissance effective rapportée à l’Autre de la jouissance à jamais interdit

À propos de la distinction entre l’écriture et le langage Lacan produit une métaphore, la métaphore de l’os et de la chair : l’écriture s’articule comme os dont le langage serait la chair [46]. En cela elle démontre que la jouissance sexuelle n’a pas d’os. J’ajoute que la raison en est qu’elle ne peut pas s’écrire telle quelle, hormis justement la référence au phallus, n’étant liée qu’à l’effet de langage.
Mais l’écriture donne os à toutes les jouissances qui s’ouvrent à l’être parlant de par le discours. « Elle donne os », je l’entends dans ce cas comme « elle donne os du fait que le discours s’écrit », mais il ne s’écrit qu’à partir d’un semblant, le signifiant. L’écriture donne os à toutes les jouissances liées au discours, en ce que l’écriture est l’os de jouissance, elle est la jouissance même. « Os de jouissance » est une formule que je dois à Guy Flecher [47].
En fait, l’écriture souligne ainsi ce qui dans toutes ces jouissances était accessible mais masqué, à savoir que le rapport sexuel fait défaut au champ de la vérité, en ce que le discours qui l’instaure ne procède que du semblant, le signifiant. Ne procédant que du semblant, le discours ne fraye la voie qu’à des jouissances qui parodient celle qui y est effective, mais qui lui demeure étrangère. Il s’agit là, à mon avis, de ce qui serait la jouissance effective dans le rapport sexuel s’il existait, c'est-à-dire justement s’il pouvait s’écrire. Lacan utilisera cette même expression « jouissance effective » dans le séminaire Encore [48] dans le sens de l’adéquation de la jouissance au rapport sexuel qui ne peut s’écrire.
Il convient donc de distinguer deux types de jouissance : des jouissances de parodie liées au discours et ne procédant que du semblant, et une jouissance effective que Lacan rapporte à l’Autre de la jouissance, à jamais inter-dit (S(A) sur le graphe) [49] dont le langage ne permet l’habitation qu’à le fournir de « scaphandres » [50], c'est-à-dire de masques [51], donc de semblants.
Dans la suite de son propos Lacan évoque sa prosopopée du « Je parle » de la vérité [52] où il ne dit que ce que parler veut dire, à savoir la division sans remède de la jouissance, dans le sens de la jouissance effective, et du semblant. Je pense que cette division constitue le support de la distinction des deux types de jouissance, une jouissance effective mais interdite liée à l’Autre de la jouissance, et des jouissances de parodie liées au semblant. Dans la première nous pouvons reconnaître la jouissance de l’Autre, dans la deuxième la jouissance phallique.
Il poursuit en articulant la vérité, la jouissance et le semblant : « La vérité, c’est de jouir à faire semblant, et de n’avouer en aucun cas que la réalité de chacune de ces deux moitiés [jouir et faire semblant] ne prédomine qu’à s’affirmer d’être de l’autre [moitié], soit à mentir à jets alternés. Tel est le mi-dit de la vérité » [53].
Le pas suivant consistera à nommer jouissance phallique cette jouissance liée au discours ou au semblant, et à l’opposer à la jouissance de l’Autre. Il ne tardera pas à être accompli. De cette jouissance phallique, au point où nous en sommes actuellement, je proposerai la formule suivante : c’est la chair qui s’est faite verbe. Il s’agit de la chair dans le sens où Lacan en parle dans « Radiophonie » [54], la chair devenue corps de par la marque du signifiant, le corps devenant de ce fait même le lieu de l’Autre. Jean-Marie Jadin a commenté ce processus, pour définir la jouissance comme « l’abus réciproque du symbolique et de la chair pour faire du corps » [55]. Donc, si la chair s’est faite verbe, c’est que le verbe l’a faite corps.

Vers l’écriture de la jouissance sexuelle…


Marcel Ritter


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Lacan J. 1971. D’un discours qui ne serait pas du semblant. Le Séminaire livre XVIII, Paris, Éd. du Seuil, 2006, p. 25.


Ibid., p. 13-19.


Ibid., p. 163.














Ibid., p. 15.













Lacan J. 1970. « Radiophonie », in Autres écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 416-417.




Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 64 et 74.








Ibid., p. 109-111 et p. 136-141.





























Cette partie a été modifiée par Marcel Ritter le 06.02.2008





























Lacan J. 1973. « L’étourdit », in Autres écrits, op. cit., 2001, p. 458.















Safouan M. (sous la direction de). 2005. Lacaniana, 2, Paris, Fayard, p. 261-262.


Lacan J. 1971-1972. …ou pire, séminaire inédit, 8 décembre 1971.







Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 142.




Le lecteur pourra se reporter à ce propos au livre de Guy Le Gauffey, Le pastout de Lacan : consistance logique, conséquences cliniques, Paris, EPEL, 2006.



















































Ibid., p. 110.

















Lacan J. 1971. « Lituraterre », in Autres écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001, 11-20


Lacan J. 1956. « Le séminaire sur "La Lettre volée" », in Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966, 11-61.




























Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit, 2006, p. 129.


Lacan J. 1972-1973. Encore, Le Séminaire livre XX, Paris, Éd. du Seuil, 1975, p 118.







Lacan J. 1958. « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », in Écrits, op. cit., 1966, 585-645.


Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 67 et 69.


Ibid., p. 103-104.
















Ibid., p. 33.


Lacan J. 1969-1970. L’envers de la psychanalyse, Le Séminaire livre XVII, Paris, Éd. du Seuil, 1991, p. 143.








Ibid., p. 14, 19, 54, 85.


Lacan J. « Radiophonie », in Autres écrits, op. cit., 2001, p. 438.


Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 33-34.






Lacan J. « L’étourdit », in Autres écrits, op. cit., 2001, p 456-459.





Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, P. 67-68.















Ibid., p. 34 et « L’étourdit », in Autres écrits, op. cit., 2001, p. 460.























Ce qui sera explicité par la suite : cf. ….ou pire, séminaire inédit, 8 mars 1972.


Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 35.


Ibid., p. 151.








Ibid., p. 97, p. 105-106.


Cf. « Les sources freudiennes », supra p. 30.






Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 166-167.













































Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 68.




















Ibid., p. 132.






Freud S. 1938. Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1970, p. 59-60.


Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 83-84.


Lacan J. Encore, op. cit., 1975, p 13.


Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 107.



















Lacan J. 1971-1972. Le savoir du psychanalyste, inédit, 4 novembre 1971.






Lacan J. 1971. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 107-108.


























Ibid., p. 148.





















Ibid., p. 148-149, p. 168.
































Op. cit., 1972-1973, p. 109.


Il s’agit ici de l’Autre comme lieu du signifiant, mais aussi de l’Autre de l’Autre sexe.


L’homme vient de marcher sur la lune dans un passé récent.


Référence au masque d’un personnage japonais qui rêvait à la lune, qu’on peut voir au temple du Pavillon d’Argent à Kyoto.


Lacan J. 1955. « La chose freudienne », in Écrits, op. cit., 1966, p. 408-411.


Lacan J. D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., 2006, p. 151.


Lacan J. Autres écrits, op. cit., 2001, p. 409. Cf. supra p. 143.


Cet article s’insérera dans un livre, Lacan et les jouissances, publié sous la direction de Jean-Marie Jadin et Marcel Ritter, à paraître courant 2008 aux éditions Eres, dans la collection Actualité de la psychanalyse.

Lacan a introduit le terme de jouissance dans la théorie de la psychanalyse pour désigner une notion opposée à celle du désir. Il ne l’extrait pas du texte freudien, bien qu’il y soit présent. Il l’emprunte à Hegel chez qui la contradiction entre désir et jouissance est déjà patente. Il se réfère en outre au terme de substance chez Aristote pour la notion de substance jouissante, et à celui de plus-value chez Marx pour celle de plus-de-jouir.

Située à la jonction entre le corps et le langage, la jouissance s’articule avec les concepts majeurs de la théorie psychanalytique, tels l’inconscient, la répétition, la pulsion, le symptôme. Fruit du déchiffrage de l’inconscient, elle constitue par ailleurs, au cœur du fantasme, le seul sens de l’interprétation psychanalytique, d’où son importance dans la pratique. On peut dire qu’avec Lacan la jouissance est devenue l’objet de la psychanalyse.

Ce livre retrace l’évolution de cette jouissance dans l’enseignement de Lacan, depuis sa création jusqu’à sa diffraction finale en plusieurs sortes de jouissance.

Ce texte s’articule à celui de Guy Flecher Plus de Chine, sur ce site, par ici.