Le Docteur Lacan
au quotidien
François Cheng est un des érudits avec qui Jacques Lacan a souhaité travailler, sûr d'apprendre avec lui ; il raconte ici comment ils ont travaillé ensemble comme des « forcenés », mais dans un climat d'amitié affectueuse. C'est avec la modestie et le scrupule qui lui sont habituels que François Cheng donne ce témoignage, il atteint son but : par-delà l'anecdote, « donner à sentir physiquement un esprit à la fois le plus concentré et le plus ouvert de notre époque ».
François Cheng - J'ai eu, durant plusieurs années, l'exceptionnel privilège d'avoir de longues séances de travail, ou de conversation, avec le Dr Lacan. Ces heures passées auprès de lui constituent, à n'en pas douter, un des événements les plus marquants de ma vie.
C'est vers la fin des années 1960, en 1969 plus exactement, que le Dr Lacan m'a proposé des entretiens réguliers avec lui, cela de façon tout à fait informelle, sans programme préétabli. En principe, nous devions nous rencontrer une fois par semaine, mais de fait, quand une question urgente le travaillait, toute affaire cessante, il me convoquait. « Cher Cheng, si vous pouvez, venez tout de suite ! ». Ou bien il me téléphonait, quelque fois à des heures indues, à minuit ou à 7 heures du matin. Une fois, ayant travaillé toute la nuit, oubliant l'heure, il m'a appelé vers 6 heures du matin. Comme ma fille était encore petite, et que la sonnerie du téléphone dérangeait beaucoup son sommeil, je lui ai demandé de ne plus m'appeler avant 9 heures le matin, et après 10 h 30 le soir. Il a tout à fait respecté ma demande, dès que je la lui ai faite. Il utilisait beaucoup le moyen de l'époque qu'était le pneumatique, un moyen efficace, qui, outre sa rapidité, lui permettait de tracer des mots chinois qui le préoccupaient. Ces billets bleus avaient un charme que ne connaissent plus les gens d'aujourd'hui, habitués au téléphone et au Minitel.
Ces détails que je donne n'ont pas, à mes yeux, un intérêt purement anecdotique. Ils donnent peut-être à sentir physiquement un esprit à la fois le plus concentré et le plus ouvert de notre époque, constamment à l'œuvre, intégrant au passage tous les éléments qui peuvent l'alimenter, d'où qu'ils viennent. Je crois qu'à partir d'une certaine période de sa vie, le Dr Lacan n'est plus que pensée. À l’époque où je travaillais avec lui, je me demandais souvent s'il y avait une seule seconde de sa vie quotidienne où il ne pensait pas à quelque grave problème théorique.
DES CHOIX PERSPICACES
- En quoi consistait votre travail en commun ?
François Cheng - Il prenait en gros deux formes. Soit on se penchait sur un texte chinois en l'étudiant assez longuement ; soit on discutait sur une notion relevée de la pensée chinoise. Pour ce qui est des textes, c'est lui qui les choisissait, il connaissait l'écriture chinoise pour l'avoir étudiée - il habitait en face de l'Institut des Langues orientales - et il avait les textes dans leur traduction. « Je suis tombé sur ce texte qui me paraît très intéressant ; voulez-vous bien qu'on le regarde ensemble ? ». Sur sa proposition donc, nous avons étudié principalement quelques textes tirés de trois ouvrages : le Livre de la Voie et de sa vertu de Laozi (du VIe siècle av. 1.e.), le Livre de Mencius (penseur épris de problèmes éthiques et polémiste éloquent du IVe siècle av. 1.e., qui a puissamment contribué au développement du confucianisme) et le Propos sur la peinture de Shitao (peintre-théoricien du XVIIe siècle). Il convient de préciser que tous ces ouvrages comportent un nombre important de chapitres, et je ne manquais pas chaque fois de faire remarquer au Dr Lacan la perspicacité de son choix des passages à étudier, choix qui visait toujours l'essentiel, ou des points qui avaient une implication fondamentale.
COMME PAR MALICE
- Pouvez-vous dire de quoi traitent ces textes ?
François Cheng - Avant de vous répondre, je voudrais souligner un point qui me frappe chez le Dr Lacan : son étonnante capacité d'interroger les textes. Il aborde chaque texte avec une infinie patience, s'attardant à chaque détail. À des moments inattendus, là où les choses semblent aller de soi, il pose soudain une question qui au premier abord peut paraître saugrenue, et qui ouvre comme par malice des strates souterraines et insoupçonnées. Ainsi, avançant avec lui dans le texte, on a l'impression que le sol risque à tout moment de se dérober sous vos pieds. On ne peut plus s'accrocher à quelque chose de vraiment stable, sauf justement à l'essentiel.
Il convient de souligner aussi que cette capacité de soulever des interrogations, d'avancer des interprétations hardies s'accompagne d'une grande humilité devant les faits. Il ne cessait de me mettre en garde : « Ne cherchez pas à abonder dans mon sens » ; « Si ce que j'avance est fantaisiste ou absurde, dites-le moi ». Il lui arrive aussi de m'expliquer un peu sa propre théorie ; il a l'habitude d'ajouter : « En principe, cela fonctionne ainsi, n'est-ce pas ? ».
ÉMERVEILLEMENT ET SYNTHÈSE
Lorsque, avançant dans un texte, nous parvenions enfin à éclaircir certains points ardus ou obscurs, que de fois je le voyais, la tête inclinée et le visage apaisé, proposer une phrase ou une formule confondante de clarté qui faisait la synthèse de la question, ou établir des liens profonds avec d'autres questions apparemment éloignées.
Pour en venir aux textes que nous avons traités en commun, la plupart d'entre eux ont trait au problème de la nature humaine et au rapport de l'homme avec l'univers, ainsi qu'avec le langage. Sans pouvoir évoquer tous les textes, je propose simplement de donner ici le premier texte que nous avons étudié dans les deux versions, chinoise et française, et qui n'est autre que le chapitre I du Livre de la Voie et de sa vertu.
La Voie qui peut s'énoncer
N'est pas la Voie pour toujours
Le nom qui peut se nommer
N'est pas le Nom pour toujours
Sans nom : Ciel-et-Terre en procède
Le Nom : Mère-de-toutes-choses
Toujours n'ayant désir considérons le Germe
Toujours ayant désir considérons le Terme
Double-nom issu de l'Un
Ce deux-un est mystère
Mystère des mystères
Porte de toute merveille.
道可道,
非常道。
名可名,非常名。
无名天地之始;
有名万物之母。
故常无,欲以观其妙;
常有,欲以观其徼。
此两者,
同出而异名,
同谓之玄。
玄之又玄,
众妙之门。
Concernant ce texte, après s'être émerveillé de. ce que le terme Dao signifie en chinois à la fois la Voie et le parler (ou l'énonciation), le Dr Lacan cherchait à comprendre par quel glissement cette polysémie s'est produite. Ayant étudié diverses interprétations étymologiques, nous sommes arrivés à l'image du paysan, ce paysan chinois de la haute Antiquité, qui ouvre une voie sur la terre en traçant un sillon dans son champ. Ouvrir ce sillon, c'est sa manière de faire, et sa manière de faire, c'est sa manière de l'expliquer, d'en parler. « Pour répondre à ce double sens du Dao, dit le Dr Lacan, proposons en français ce jeu phonique : la Voie, c'est la Voix ». Et je le vois saisir alors son stylo et tracer sur un papier la figure suivante :
le faire — sans nom — n'ayant désir
le Dao <
le parler — le Nom — ayant désir
en commentant : « Ah, comme elle dit tout cette filiation sur deux axes ! ». Puis, aussitôt il demande : « II s'agit maintenant de savoir comment tenir les deux bouts, ou plutôt ce que Laozi propose pour vivre avec ce dilemme ». Sans trop réfléchir, je réponds : « Par le Vide-médian ». Ce terme de Vide-médian une fois prononcé, nous n'avons eu de cesse que nous n'ayons élucidé la réalité de cette notion fondamentale entre toutes, non tant sur le plan conceptuel que nous connaissions assez bien, mais surtout pour ce qu'il en est de sa place précise au sein du système de la pensée chinoise et de son fonctionnement pratique.
Pour cela, nous nous sommes longuement penchés sur divers chapitres du même ouvrage, ayant trait au problème du Vide et avant tout sur le chapitre 42 :
Le Dao d'origine engendre l'Un
L'Un engendre le Deux
Le Deux engendre le Trois
Le Trois produit les Dix-mille êtres
Les Dix-mille êtres s'adossent au Yin
Et embrassent le Yang
L'harmonie naît au souffle du Vide-médian.
Ce chapitre, par ces quelques lignes, résume de façon décisive la conception cosmogonique chinoise. Pour l'expliciter, rappelons simplement que le Dao d'origine est conçu comme le Vide suprême d'où émane l'Un, le Souffle primordial. Celui-ci engendre le Deux, incarné par les deux souffles vitaux que sont le Yin et le Yang. Le Yang, en tant que force active, et le Yin, en tant que douceur réceptive, par leur interaction, régissent les multiples souffles vitaux dont les Dix-mille êtres du monde créé sont animés. Toutefois, entre le Deux et les Dix-mille êtres, il est fait mention du Trois. Ce Trois, paradoxalement, a rarement fait l'objet d'une étude systématique de la part des sinologues. La plupart d'entre eux se contentaient de considérer que le Trois signifiait ce qui résulte du Deux sans chercher plus avant. Après avoir fouillé les sources et vérifié les interprétations, nous avons pu établir que le Trois n'était autre que le Vide-médian qui figure dans le même texte. Cette interprétation est désormais adoptée par tous les sinologues, ainsi que les savants chinois eux-mêmes.
Ce Vide-médian, un souffle lui-même, procède du Vide originel dont il tire son pouvoir. Il est nécessaire au fonctionnement harmonieux du couple Yin-Yang : c'est lui qui attire et entraîne ces deux souffles vitaux dans le processus du devenir réciproque. Sans lui, le Yin (sans nom et n'ayant désir) et le Yang (le Nom et ayant désir) se trouveraient dans une relation d'opposition stérile et irréconciliable ; ils demeureraient dans leur état statique, à jamais figé. C'est bien cette relation ternaire entre le Yin, le Yang, et le Vide-médian qui donne naissance et sert de modèle aux Dix-mille êtres. En effet le Vide-médian qui réside au sein du couple Yin-Yang réside également au cœur de toutes choses ; y insufflant souffle et vie, il maintient toutes choses en relation avec le Vide suprême, leur permettant d'accéder à la transformation interne et à la virtuelle unité.
La pensée chinoise est donc ternaire et non duelle, oscillant entre Yin et Yang, comme on a l'habitude de le supposer. Dans ce système ternaire, qui implique le change continuel, le Vide-médian, par essence dynamique parce que lié aux souffles, - en cela il est différent du Vide bouddhique développé en Inde -, est à même de transformer les vides, qui sont autant d'états de déficience ou de manque, en un état de devenir actif.
Pendant un temps, le Dr Lacan et moi, nous nous sommes appliqués à observer le multiple usage du Vide-médian dans le domaine concret : à l'intérieur d'une personne, dans un couple, entre deux tribus (d'après Lévi-Strauss), entre deux figures dans la peinture, entre acteur et spectateur au théâtre, etc.
SANS EMPHASE ET AVEC AFFECTION
- Peut-être pourriez-vous évoquer comment se sont poursuivis ou suspendus ces entretiens ?
François Cheng - Ils se sont suspendus sur ma demande, vers 1973, au moment où les éditions du Seuil, en la personne de François Wahl, à qui m'avaient recommandé Roland Barthes et Julia Kristeva, auxquels j'avais donné un court texte sur le langage poétique chinois, m'ont demandé d'écrire un livre sur ce sujet. C'était la première fois de ma vie que j'entreprenais la rédaction d'un ouvrage entier, cela sur un sujet difficile qui exigeait recherche et réflexion. J'avais besoin de toute la concentration nécessaire pour y faire face. Or, comme on peut facilement l'imaginer, les entretiens avec le Dr Lacan s'effectuent toujours dans une grande tension, due à un effort de réflexion intense. On en sort souvent épuisé, impossible de penser à autre chose durant les jours suivants. Ajoutez à cela le fait que j'avais par ailleurs un travail à plein-temps et que j'habitais la banlieue. Le Dr Lacan, tout en se désolant un peu — il a eu la gentillesse de me dire : « Mais qu'est-ce que je vais devenir ? » — comprend tout à fait mes raisons.
Je parlais de tension et d'épuisement. Cela ne signifie en rien que le travail soit, en dépit de son côté éprouvant, ingrat. Au contraire, il est constamment excitant intellectuellement. L'ambiance de nos séances n'avait rien de doctement sérieux. Nos relations étaient infiniment amicales, voire affectueuses.
La voix de Lacan est douce et virile, parfois lasse, ponctuée de soupirs. Son rythme sans heurt et sans emphase s'accorde bien au mien. Parfois, bloqués par une question, après nous être creusé les méninges comme deux forcenés, tout d'un coup, nous nous regardions en nous souriant, ou en riant franchement. Cela avait pour effet de nous détendre et de nous permettre d'aborder la question sous un autre angle. « Prenons un peu de chocolats ! me dit-il une fois, aimez-vous les chocolats ? » — « Pas trop… » « Goûtez de ceux-là. C'est très bon ; ils sont de Belgique ». Et d'ouvrir une somptueuse boîte qu'on vient de lui offrir. Il attend patiemment que je choisisse un beau morceau, que le chocolat fonde sur ma langue et que le goût exquis se traduise enfin sur ma mine réjouie avant de lancer, l'air heureux, son inimitable « N'est-ce pas ? ».
NOUS AVONS COGITÉ
- L'avoir fréquenté a eu une incidence sur votre propre travail ?
François Cheng - Certainement. Ces années de rencontre avec le Dr Lacan coïncidaient avec celles où j'ai commencé à m'adonner à des recherches personnelles. Des années plus tard, en 1979, lorsque j'ai publié mon ouvrage Vide et Plein, le langage pictural chinois, j'ai tenu à rendre hommage au Dr Lacan en mettant en première page la dédicace suivante : « Je dis ici toute ma reconnaissance à mon maître Jacques Lacan qui m'a fait redécouvrir Laozi et Shitao » car le livre porte profondément les traces de tout ce que nous avons « cogité » (un verbe qu'il affectionne) et découvert ensemble.
Auparavant, en 1977, j'ai publié mon premier ouvrage l'Écriture poétique chinoise, mentionné plus haut. Ce livre, abordant des problèmes très spécifiques n'a pas bénéficié directement des apports du Dr Lacan, puisque, par discrétion, je ne lui ai pas fait état de mes recherches personnelles et que le moment où j'ai décidé de lui en parler était celui même où j'ai demandé à suspendre pour un temps nos entretiens.
Toutefois, pour ce livre, j'ai tiré profit d'une de nos discussions importantes sur le problème de la métaphore et de la métonymie. À travers l'exemple de la poésie chinoise, nous avons constaté les liens profonds qui unissent ces deux figures. En Chine, par suite d'un long processus de symbolisation généralisée, processus favorisé par la conception des souffles Yin et Yang et des autres souffles vitaux s'incarnant d'abord en Cinq éléments puis en Dix-mille êtres, la plupart des éléments de la nature et du cosmos sont transformés en métaphores. Du fait même que ces éléments appartiennent à la nature et au cosmos, c'est-à-dire à un monde en soi organique, ceux-ci entretiennent entre eux, comme naturellement, des relations de contiguïté et d'engendrement mutuel, établissant un vaste réseau proprement métonymique.
« En somme, plus métaphore il y a, plus riche est la métonymie, fait remarquer le Dr Lacan. Autrement dit, métaphore et métonymie sont issues l'une de l'autre ; elles aussi, elles s'engendrent mutuellement ». Et il enchaîne : « Ceci a à voir, je crois, avec ce que nous avons discuté l'autre jour au sujet du sujet chinois. L'homme étant la métaphore par excellence, son rapport au monde, autre métaphore signifiante, ne saurait être, je suppose, que d'une universelle métonymie. Shitao, n'a-t-il pas parlé d'Universelle Circulation ? Cela explique peut-être que les Chinois aient privilégié la notion de sujet/sujet, au détriment de celle de sujet/objet puisque tout, métaphorisé, est sujet, ce qui importe à leurs yeux, c'est ce qui se passe entre les sujets, plutôt que le sujet lui-même, en tant qu'entité séparée, ou isolée. Là intervient encore, sans doute, le Vide-médian. C'est en cela que les Chinois fondent leur sagesse, qu'en pensez-vous ? ».
Quelques années plus tard, après avoir reçu l'Écriture poétique chinoise, il m'a envoyé ce mot : « Je le dis : désormais, tout langage analytique doit être poétique ».
LE PAVILLON DE LA GRUE-JAUNE
- Avez-vous un peu repris votre dialogue après la publication de ce livre ?
François Cheng - De façon très irrégulière ; on était déjà en 1977-1978. Quelques rencontres à la suite de sa lecture de mon livre. La plus importante d'entre elles a eu lieu dans sa maison de campagne, à Guitrancourt. Il m'a invité à y passer une journée entière. Journée de juin où la saison atteignait son apogée. Ces arbres en pleine frondaison, bruissant de lumière et de chants d'oiseaux, offraient un cadre idyllique. Évoquant cette journée, j'ai dit une fois que « l'été haut suspendu a saveur d'éternité ». Cette phrase fixe bien l'impression inscrite à jamais dans ma mémoire.
Une journée entière à méditer finalement un seul poème qu'il a choisi parmi une centaine que j'avais présentée dans mon livre. Une fois de plus, j'ai admiré sa perspicacité, car « Le pavillon de la Grue-jaune » de Cui Hao (VIlle siècle) est un poème important aux yeux des Chinois eux-mêmes. Je le cite :
Les Anciens sont partis chevauchant la Grue-Jaune ;
Ici résonne à vide le nom du pavillon.
La Grue-jaune disparue jamais ne reviendra ;
Mille ans les nuages blancs errent au cœur du Vide.
Le clair fleuve entouré des arbres de Han-yang ;
L'herbe drue parsemant l'île des Perroquets.
Face au couchant où donc retrouver le sol natal ?
Les flots mués en brume avivent la Nostalgie.
Le Pavillon de la Grue-jaune se trouve à Wu-han, ville portuaire au bord du fleuve Yangzi. Haut dressé, le pavillon offre une vue panoramique sur le fleuve, au cours particulièrement majestueux à cet endroit. C'est de là que, selon la légende, des Immortels se sont envolés, sur le dos de la Grue-jaune, par-delà le fleuve, vers le Lieu originel. Les Anciens et l'oiseau fabuleux étant partis, il reste la terre d'absence, marquée par le vain Nom et les Perroquets qui répètent à l'envie quelques paroles apprises. Certes la vie y perdure, avec ce fleuve qui assure la continuité du temps, non sans par ailleurs un certain charme, puisqu'il y a ces arbres éclairés par le Yang, ces îlots parsemés d'herbe parfumée, ou encore ces nuages et ces brumes, pâles échos d'une lointaine présence céleste. Mais au fond de soi, on sait qu'on vit dans un monde séparé et que la vie s'écoule peut-être, comme l'eau du fleuve, en pure perte. Désir de joindre l'Origine, de retourner le cours, de retrouver tout. D'où l'irrépressible Nostalgie.
Ce poème a donc pour thème la destinée humaine aux prises avec l'espace et le temps. Méditant ce poème, le Dr Lacan m'a plusieurs fois interrogé sur le fonctionnement du Vide-médian par rapport à l'ordre temporel. Dans mon ouvrage, j'ai longuement analysé comment par l'utilisation spécifique ou la suppression des mots-vides et par le parallélisme, le poète chinois a fait jouer le Vide-médian dans la structure même du langage poétique, introduisant par là la dimension spatiale dans le déroulement linéaire et temporel du langage. Après m'avoir posé des questions, il me demanda de préciser, à l'aide du poème, comment sur le plan imaginaire les Chinois conçoivent le temps.
SAVEUR D'ÉTERNITÉ
Si l'image du Fleuve de temps est universelle, elle est douée d'un contenu particulier en Chine du fait de l'existence d'une véritable mythologie géographique. La Chine est un continent jouissant d'une unité en soi. Avec ses hautes montagnes à l'ouest et ses vastes mers à l'est, sa terre est penchée en sorte que tous ses fleuves, notamment les deux principaux, le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu (Yangzi), coulent invariablement de l'ouest à l'est. Ces deux fleuves, l'un fruste et viril, berceau du confucianisme, l’autre luxuriant et féminin, berceau du Daoïsme, ayant même source et coulant dans le même sens, donnent l'impression aux Chinois que l'ordre temporel procède d'une Origine vers une destination. D'où d'ailleurs l'idée de Voie. Toutefois, la Voie est conçue non point comme mouvement en ligne droite mais comme effectuant une immense démarche circulaire. « Point d'aller sans retour ». « Effectuer à l'instant même, le retour précoce ».
Image de la Voie, le fleuve, en son état suprême, n'est pas non plus dans l'imaginaire chinois, un simple cours d'eau inexorable, coulant sans répit et en pure perte.
Comment concevoir que l'irréversibilité de cet ordre impérieux qu'est le temps puisse être rompue ? C'est ici qu'intervient, une fois de plus, le Vide-médian, sous forme du nuage. En effet, étant de la Voie, le fleuve, comme il se doit, participe aussi bien de l'ordre terrestre que de l'ordre céleste. Son eau s'évapore, se condense en nuage, lequel retombe en pluie pour l'alimenter. Par ce cercle vertical, le fleuve, tout en assurant, à sa manière, la liaison entre Terre (Yin) et Ciel (Yang), rompt la fatalité de son propre cours forcené. De même, à ses deux extrémités, il imprime un autre cercle entre Mer (Yin) et Montagne (Yang). Ces deux entités, grâce au fleuve, entrent dans le processus du devenir réciproque : la Mer activant sans cesse la source. Le Terme rejoint par là le Germe. Ce cercle est d'ailleurs le même que celui suivi par le Soleil qui se couche à l'ouest, derrière la Montagne, et renaît à l'est, depuis la Mer.
Un Chinois, tout en se lamentant de la fuite du temps, ne peut s'empêcher de se rassurer à l'idée que le mouvement du temps n'est pas en ligne droite et irréversible, que chaque tronçon du temps, grâce au Vide-médian qui introduit la discontinuité, forme une unité autonome, un peu à la manière d'un idéogramme dans la chaîne écrite, qui, étant de forme invariable et ayant son unité intrinsèque, se soustrait coûte que coûte à la tyrannie linéaire du langage. Et le poète, regardant dans le jour déclinant le fleuve qui coule vers l'est, le soleil qui se couche à l'ouest, et la brume qui naît entre les deux, ne songe-t-il pas, par le truchement de sa Voix incantatoire, à faire joindre les deux bouts ?
À la fin de la journée, au moment de l'au-revoir, pressentant peut-être que nous ne nous verrions plus, le Dr Lacan mit la main sur mon épaule et me dit : « Cher Cheng, d'après ce que je sais de vous, vous avez connu, à cause de votre exil, plusieurs ruptures dans votre vie : rupture d'avec votre passé, rupture d'avec votre culture. Vous saurez, n'est-ce pas, transformer ces ruptures en Vide-médian agissant et relier votre présent à votre passé, l'Occident à l'Orient. Vous serez enfin - vous l'êtes déjà, je le sais - dans votre temps ».
Propos recueillis par Judith Miller