François Cheng et Jacques Lacan


L’Âne n° 4 - février-mars 1982


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Mon rapport avec la psychanalyse est avant tout celui que j'ai eu avec le Docteur Lacan. Je me suis interdit jusqu'ici de l'évoquer, par pudeur certes, mais aussi par l'impossibilité pour moi de cerner les faits qui ont eu une si profonde répercussion dans ma vie. Tentons de le faire très brièvement ici. Ce sera ma manière de préciser en quoiala psychanalyse a compté et compte toujours pour moi.

C'est du tout début des années soixante-dix que datent nos premières rencontres au cours desquelles nous avons étudié ensemble certains termes et sentences en chinois. Haute leçon pour moi que de le voir scruter, avec quelle obstination et finesse les idéogrammes sans rien négliger de leurs multiples implications. La psychanalyse, à travers lui, m'apparaissait alors comme une capacité sans cesse renouvelée d'interroger les signes humains, non isolément, mais dans le complexe réseau de leurs relations.

Un mot tiré d'un quatrain par exemple, qui n'était à mes yeux qu'un élément fixe, se mettait à scintiller de mille éclats selon qu'il était envisagé dans le vers ou hors du vers, dans le poème ou hors du poème, dans la tradition poétique à laquelle appartient le poème, dans le système linguistique auquel appartient la tradition, dans le pourquoi même de l'homme signifiant… C'est d'ailleurs Lacan qui, le premier (par la suite j'ai pu bénéficier des conseils de Jakobson, de Barthes et de Kristeva), m'a incité à interroger plus systématiquement la poésie chinoise, en m'offrant des outils d'analyse concernant sujet/objet, imaginaire/symbolique, signifiant/signifié, métonymie/métaphore etc.

Conséquence : j'ai pris congé de lui pour me plonger dans mon travail personnel. Je n'ai repris contact avec lui que lors de l'achèvement de mon ouvrage l'Écriture poétique chinoise.

Cette fois-ci, sur sa suggestion, nous avons étudié un certain nombre de notions de la pensée chinoise, notamment : Vide et Yin-Yang dans le Livre de la Voie et de sa Vertu, Parole et Image dans le Livre des Mutations, Grand-moi et Petit-moi chez Mencius, Connaissance et Réceptivité chez Shitao, Pronom et Négation dans la grammaire chinoise. Séances de travail intense d'où je sortais chaque fois épuisé mais singulièrement enrichi (non quelquefois sans drame lorsque la voix à la fois si distante et si charmeuse, si plaintive et si chargée de vie me poursuivait au téléphone tard dans la nuit).

Je mesurais pleinement ma chance de côtoyer un immense esprit, terriblement exigeant et soucieux du vrai, conscient de la valeur de ses propositions et de ses limites (dans le sens confucéen de : savoir ce qu'on ne sait pas). Pour ce qui me touche, il offrait le rare exemple d'un non-sinologue capable d'appréhender la pensée chinoise dans sa meilleure part et de la révéler finalement au Chinois que je suis. Mon second ouvrage Vide et Plein en porte témoignage.

Il me reste à évoquer cette journée (en 1977) consacrée au travail dans sa maison de campagne, journée claire où l'été haut suspendu avait saveur d'éternité. À l'heure du soir, dans la vaste pièce que doraient les rayons du couchant, sur une question posée par lui, je me suis mis, encouragé que j'étais par son silence attentif, à raconter ma vie mes expériences de la Beauté et de l'Enfer de l'Exil et de la Double langue. Je revois encore son visage soudain éclairé d'un sourire plein de malice et de bonté lorsqu'i m'a dit : « Voyez-vous, notre métier est dl démontrer l'impossibilité de vivre, afin que de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l'extrême béance, pourquoi ne pas l'élargir encore au point de vous identifier i elle ? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le Vide est Souffle et que le Souffle est Métamorphose, vous n'aurez de cesse que vous n'ayez donné libre cours au Souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas crevée ! » Sur ces paroles, nous nous sommes quittés. Ce jour-là, Lacan m'a rendu ma liberté ; il m'a rendu libre.