En 1927, Marie Bonaparte s'adressa à un sinologue, Georges Soulié de Morant, en lui demandant d'écrire deux articles concernant la Chine : un sur les Chinois et les rêves, l'autre sur la psychiatrie en Chine. Le premier de ces articles est paru dans l'un des tous premiers numéros de la Revue Française de Psychanalyse (1927, vol.1, N° 4, p) que dirigeait alors Marie Bonaparte sous le titre : Les Rêves étudiés par les Chinois. L'auteur fait un inventaire des rêves mentionnés dans Mémoires du Coffret de Jade rédigé par Siu Tchenn qui naquit en 239 après J.-C. Les rêves mentionnés par G.Soulié de Morant sont suivis de notes personnelles de Maurice Bouvet « Nous n'avons noté ce qui nous semblait s'imposer à l'évidence. » Éric Porge mentionne cet article dans son texte Sur les traces du chinois chez Lacan 1.
C'est grâce au directeur actuel de la Revue Française de Psychanalyse, Denys Ribas, que j'ai pu obtenir cet article. Peut-être que je vous en livrerai prochainement une version complète sur ce site (il faut totalement le retaper). En attendant, je vous propose de considérer les passages qui évoquent directement la fonction du signifiant, et particulièrement sous sa forme écrite.
Vous retrouverez ces extraits, avec les intertitres donnés par Georges Soulié de Morant et suivis par les éventuels commentaires de Maurice Bouvet (en italique) :
Arracher les cornes d'un bélier (page 739)
Au moment où le duc de Prei était encore gardien des rues, il rêva qu'il poursuivait un bélier et lui arrachait cornes et queue.
Tann-lo expliqua : « Un bélier yang 羊 dont on enlève les cornes et la queue, cela fait 王 wang, roi. » Et en effet, plus tard, il devient roi de Rann, pour accomplir ce présage.
Rêve de castration du père. M.B.
Cueillir et perdre un épi de blé (page 740)
Tsaé Mao des Rann Postérieurs rêva qu'il cueillait un épi de blé puis qu'il le perdait. Kouo Tsiao-rsing lui dit : « Un épi 禾 perdu 失, cela fait ensemble 秩 un poste officiel. Vous aurez certainement une charge importante. » En effet, dans les dix jours qui suivirent, l'état de Wé le nomma premier ministre.
Rêve de puissance, prendre et perdre le phallus. M.B.
Un pinceau fait un point au front (page 740)
Wènn-siuann des Tsi du Nord était sur le point de recevoir le pouvoir. Il rêva qu'un homme, d'un pinceau, lui faisait un point au front. Wang Trann-tche dit : « Sur un roi 王 si l'on rajoute un point, cela fait 主 le maître. Vous aurez certainement le pouvoir. »
L'eau du fleuve se dessèche (page 742)
Un empereur de Song avait une maladie. Il rêva une nuit que l'eau du Fleuve se desséchait. Attristé, il considéra que le prince est l'image du dragon [qui habite le Fleuve]. Si maintenant le Fleuve se desséchait, le dragon n'aurait plus d'endroit où se loger. Alors il questionna ses ministres qui lui dirent : « Le Fleuve 河 sans eau 氵c'est le caractère 可 pouvoir, guérir. La maladie de Votre Majesté va se guérir. » L'empereur se réjouit : sa maladie fut bientôt guérie.
Courir sur deux montagnes (page 742)
Yang Wèn-koang, dans une expédition militaire, fut investi pendant trois mois par l'ennemi dans Liou-tcheou. Il rêva une nuit qu'il courait sur deux montagnes. Ses généraux expliquèrent : « Deux montagnes 山 c'est le caractère 出 sortir. » Le jour suivant, ils sortirent de la ville.
Un aigle vole (page 743)
La dame Tchou, épouse de Yo Ro, étant sur le point d'accoucher, rêva qu'un aigle volait dans sa chambre et se posait sur sa tête. Elle mit au monde Ioda Fei qui fut Grand Maréchal et reçu le titre de roi.
Rêve de puissance. M.B.
En note, Georges Soulié de Moran précise : « aigle, en chinois, ying, mot de même son que ying, brave »
Il s'agit là des mots "aigle" yīng 鹰 et "brave, héros" yīng 英.
Un sapin pousse sur la poitrine (page 744)
Ting Kouo rêva qu'un sapin poussait sur sa poitrine. Il discerna que le mot sapin [en fait "pin"] 松 est formé de trois parties : à gauche 十 et 八, ce qui fait dix-huit ; à droite 公 grand ministre. En effet, dix-huit ans plus tard, il devint grand ministre
Rêve de phallus. M.B.
L'interprétation de l'élément à gauche du caractère, divisé en 十 "dix" et 八 "huit" ne correspond absolument pas au sens du sème 木 en jeu ("bois").
Partager une pomme (page 744)
Yang Tsinn-sièun, gouverneur de Nann-yang, voyageait avec sa famille sur plusieurs bateaux. Une tempête dispersa les bateaux : il ne revit plus celui de son fils. Le soir même, il rêva qu'avec son frère il partageait une poire. Quelqu'un expliqua : « Diviser le fruit joyeux, c'est cesser d'échanger entre époux des pensées d'estime. » Il demanda une explication à quelqu'un d'autre qui dit : « Quand la poire est ouverte, on en voit les pépins [Tse, pépins, veut dire aussi fils]. Vous verrez donc bientôt votre fils. » En effet, il le vit.
En note, l'auteur précise : « Li, la poire, est appelée aussi le fruit joyeux. »
Il est étonnant que dans la traduction proposée par Georges Soulié de Morant il ne soit pas fait mention de ce qui apparaît dans l'écriture : la poire li s'écrit 李, soit dans le caractère même, sous l'arbre 木, il y a l'enfant zǐ 子. Ceci redouble la lecture du rêve selon laquelle, dans la poire il y a des pépins zǐ 籽, caractère qui se dit zǐ comme "enfant" et qui contient lui-même le sème de l'enfant 子.
1 Exposé présenté au Symposium international de psychanalyse qui s’est tenu à Chengdu (Chine) du 15 au 18 avril 2002 sous les auspices du Pr Huo Datong. Paru dans essaim n° 10, automne 2002.