Retour
sommaire
FG00.html
Citation

Le 17 février 1971, lors du séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan commence cette séance après avoir inscrit la citation suivante de Mencius au tableau :

                 孟     故    則    天
                 子     者    故    下
                         以    而    之
                         利    已    言
                         為    矣    性
                         本           也

Là encore nous pourrons lire de haut en bas et de droite à gauche.

Lacan dispose de la traduction de Séraphin Couvreur (1835 - 1919) :
Partout sous le ciel, quand on parle de la nature, on veut parler des effets naturels. 
Les effets naturels ont d’abord cela de particulier, qu’ils sont spontanés.1

Nous mettrons la traduction de  Anne Cheng en parallèle avec la version de Lacan que nous allons découvrir :
Mencius dit :  Partout sous le Ciel quand on parle de la nature, 
il ne s’agit en fait que du donné originel. 
Or, le donné originel prend racine dans le profitable. 2

天下 tiānxià = tout ce qui est sous le ciel ; le monde
Lacan : c'est sous le ciel

之 zhī  = en somme, en un mot • de 的 /classique/
Selon Ryjik : particule déterminative de (reliant le déterminant au déterminé ou mettant un bloc sémentique en position de déterminant par rapport à un déterminé sous-entendu, mettant le suivant en position de déterminé); cette situation générale conduit à des traductions très diverses : lui, elle, le, la, les, eux, ce, cet, cette, etc.

言 yán = une bouche 口 surmontée d'une flûte
Lacan: « [yan] ne veut rien dire d'autre que « le langage ». Mais comme tous les termes énoncés dans la langue chinoise, c'est susceptible aussi d'être employé au sens d‘un verbe. Donc ça peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle 3 »

性 xìng
La nature humaine comme nous l’avons évoquée précédemment.

言性
Lacan propose
Yán 言 […] ça peut vouloir dire à la fois la parole et ce qui parle, et qui parle quoi ? 
Ce serait, dans ce cas, ce qui suit, à savoir xìng 性, « la nature », « ce qui parle de la nature sous le ciel », le langage, en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait xìng 性, « la nature »
[…] cette nature n'est pas, au moins dans Mengzi n'importe quelle nature. Il s'agit justement de la nature de l'être parlant, celle dont, dans un autre passage, il tient à préciser qu'il y a une différence, entre cette nature et la nature de l’animal, une différence, ajoute-t-il, pointe-t-il, en deux termes qui veulent bien dire ce qu'il veut dire, une différence infinie et qui peut-être est celle qui est définie là. 4

 天下之言性也
Soit : Le langage en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, 
        voilà ce qui fait xìng, la nature
                […] la nature de l’être parlant […]
Anne Cheng traduit :
Partout sous le Ciel quand on parle de la nature.



則 zé =  alors ; par conséquent
    Il a le sens des particules : alors, donc, dans ce cas
    Il est associé à des termes de lois, tarifs

故 gù
Anne Cheng traduit par donné originel
Le côté gauche de l'ancienne graphie古sur les bronzes est le radical signifiant vieux, ancien. Le côté droit montre une main tenant un bâton攵, symbolisant l'action. La signification générale de l'ensemble est clairement : 
                                le précédent ou ce qui est avant l'action
Selon J.F.Billeter 
[gù 故] désigne habituellement ce qui appartient au passé, ce qui est révolu ou ce qui précède, d’où le sens possible de « cause » […] littéralement « ce qui était au départ », d’où « le donné » .5 

而已 éryǐ = ne… que; seulement ; simplement


矣 yǐ  
dont Lacan précise qu’il s’agit d’une particule qui marque le : conclusif


 則故而已矣
L'ensemble de cette phrase est traduite ainsi par Lacan :
par conséquent – cause - c’est ça et ça suffit

Anne Cheng traduit par :
il ne s’agit en fait que du donné originel. 



故 gù = raison ; cause 
(mais aussi :  motif • à dessein ; exprès • ancien • mourir ; décéder • ami )

者 zhě 
= suffixe certains verbes, adjectifs verbaux ou noms pour désigner la personne qui accomplit une action ; équivaut plus ou moins à « personne qui », « celui qui »

以 yǐ 
= préposition signifiant au moyen de, par, avec, en, en guise de, à cause de, en raison de, selon, pour, en vue de

利 lì = intérêt ; profit
La version moderne combine 禾 hé « céréale » et刂/刀 dāo « couteau ». Couper les céréales 禾 avec un couteau 刀 symbolise de fait la moisson et c’est profitable.
Ça donne le blé… quand il n'y a plus de blé, à la moisson !
Évoque aussi le tranchant (d’un couteau);  si ça tranche, c’est que ça va tout seul et que c’est une situation favorable • suivre le cours de…; ça roule comme sur des roulettes
Lacan « Comme lì 利: c'est ici le mot sur lequel je vous pointe ceci que lì 利, je répète, que ce lì 利 qui veut dire “bien, intérêt, profit” […] ce que nous appellerions la plus-value. 
S'il y a un sens comme ça qu'on peut donner rétroactivement à lì 利, c'est bien de cela qu'il s'agit. Or c'est bien là qu'il est remarquable de voir que ce que marque en l'occasion Mencius, c'est qu’à partir donc de cette parole qui est la nature, ou si vous voulez de la parole qui concerne la nature, ce dont il va s'agir, c'est d'arriver à la cause, en tant que la dite cause, c'est lì 利. 6 »

為 wéi
Lacan : « agir » ou voire même quelque chose qui est de l'ordre de « faire », encore que cela ne soit pas n'importe lequel

本 běn = la racine, le fondamental; le fondement

 故者以利為本
Mot à mot, Lacan énonce :
    cause – avec ça, ça fait – du profit
Anne Cheng avance : 
    Or, le donné originel prend racine dans le profitable. 
En conclusion, Lacan énonce :

C’est là que je me permets en somme de reconnaître que pour ce qui est des effets de discours, pour tout ce qui est dessous le ciel, ce qui en ressort n’est autre que la fonction de cause en tant qu’elle est le plus de jouir7


À considérer la multiplicité des traductions de cette citation, surtout dans sa dernière partie, des libertés prises par chaque traducteur par rapport au « mot-à-mot », on est de plain-pied confronté à l'ambiguïté de cette écriture. On est au plus près de ce langage auquel se réfèrent Mencius et Lacan, un langage qui n'est pas celui des scientifiques et des linguistes.
J'ose présentement avancer ma reformulation de la lecture de Lacan :

Partout tiānxià 天下, quand l'homme parle yán 言 de sa nature xìng 性, il affirme par ce fait même que cette nature est fondée par le langage yán 言. En tant qu'il est dans le monde, le langage fonde la nature de l'être parlant.
Il s'impose zé 則 qu'il ne s'agit que éryǐ 而已 de ce qui était avant l’action, le donné originel gù 故. Voilà yǐ 矣!
Et ce discours à propos de la nature yán xìng 言性 a des effets. Ça fait qu'il y a du profit lì 利, du plus-de-jouir. Or, c'est en raison yǐ 以 de ce plus-de-jouir lì 利 que le donné originel gù 故 prend zhě 者 racine, prend appui wéi běn 為本. 
C'est en cela que ce plus-de-jouir lì 利 fait fondement běn 本 et cause gù 故.



Je pense que vous comprendrez désormais mieux pourquoi Lacan pouvait déclarer:
« Je me suis aperçu d'une chose, 
    c'est peut-être que je ne suis lacanien que parce que j'ai fait du chinois autrefois8 »

Et je pense que vous ne serez pas surpris que le professeur de Lacan, François Cheng, dédicacera, en 1979, son livre princeps Le Vide et le Plein , à Lacan par ces mots:
« Je voudrais dire ici toute ma gratitude à mon maître Jacques Lacan qui m'a fait redécouvrir Lao-tzu et Shih-t'ao […]9 »

Et puisque qu'il est question de ces deux, Cheng décrit ce week-end à Guitrancourt, lors duquel Lacan lui dira:
« Voyez-vous, notre métier et de démontrer l'impossibilité de vivre, afin de rendre la vie tant soit peu possible. Vous avez vécu l'extrême béance, pourquoi ne pas l'élargir encore au point de vous identifier à elle? Vous qui avez la sagesse de comprendre que le Vide est Souffle et que le Souffle est Métamorphose, vous n'aurez de cesse que vous n'ayez donné libre court au souffle qui vous reste, une écriture, pourquoi pas, crevée! » 
Sur ses paroles, nous nous sommes quittés. Ce jour-là Lacan m'a rendu ma liberté; il m'a rendu libre.10  



Annexes
J'ai demandé à Rainier Lanselle comment se traduisait le terme jouissance en chinois. Voici la réponse qu'il a eu l'obligeance de me faire par mail :

Pour ce qui est du mot « jouissance », le problème est le même que celui que j'ai décrit plusieurs fois dans mon article* : la traduction est éclatée, pour ce terme qui, à l'heure actuelle, et n'est encore tout au plus qu'une vague notion.

 Le principal terme que l’on trouve est xiaňgshòu 享受, avec xiaňg, « jouir de », « bénéficier », « profiter de », et shòu, « éprouver », « subir ». Ce peut être aussi la jouissance au sens légal (d’un bien). On trouve également, davantage forgé pour la psychanalyse, le terme xiǎnglè 享乐, avec le même xiǎng + lè, « joie », « plaisir ». Mais on trouve aussi, souvent, yúkuài 愉快, qui littéralement veut dit « joie », « joyeux », « content », « heureux », ainsi que kuàigǎn 快感, litt. « sentiment/sensation » (gǎn), de « bonheur », « satisfaction » (kuài) ; c’est un terme assez « organique » : jouissance physique, sexuelle. Comme vous le voyez, donc, il n’y a pas d’unité, alors que tous ces notions devraient s’unifier autour d’un même vocable (de préférence xiǎnglè, ou peut-être xiaňgshòu).

Rainier Lanselle, « Les mots chinois de la psychanalyse », in essaim, numéro 13 intitulé Horizons asiatiques de la psychanalyse, automne 2004, Éditions ERES            


  FG14.html
TéléchargementFG15_files/Flecher-Lacan,%20chinois,%20profit-XXL.pdf
Lacan, le chinois, le profit 

Guy Flecher













1 Séraphin Couvreur, Les quatre livres de la sagesse chinoise, 1913



2 Anne Cheng  Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éditions du Seuil,1997, p.159




    故    則    天
    者    故    下
    以    而    之
    利    已    言
    為    矣    性
    本           也








3 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10/02/1971












4 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10/02/1971










    故    則    天
    者    故    下
    以    而    之
    利    已    言
    為    矣    性
    本           也





5 J.F.Billeter, Leçons sur Tchouang-Tse, Éditions Allia, Paris, 2002, p.30




















    故    則    天
    者    故    下
    以    而    之
    利    已    言
    為    矣    性
    本           也
















6 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 17/02/1971

















7 J.Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 17/02/1971




















8 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant - 20/01/1971



9 François Cheng, Vide et plein - Le langage pictural chinois; Édition du Seuil, 1979;







10 François Cheng, in L'Âne, n°25, février 1986.
FG14.html