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Mencius

Dans cette période donc du séminaire D'un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan se penche sur la lecture des « livres fondamentaux, canoniques, de la pensée chinoise » comme il dit lui-même. Une question récurrente dans ces textes est de définir la nature de l'homme que les Chinois appellent xìng ‭‭性. En particulier, Lacan trouvera dans la lecture de Mencius un écho à ses propres formulations. 
Mencius a vécu au IIIe siècle av.J-C, soit un siècle après Confucius. On dit parfois de lui qu'il serait le Saint Paul du confucianisme compte tenu de l'importance qu'on lui attribue dans la diffusion du confucianisme.
Lacan mentionne Mencius à deux moments importants de son enseignement. La première fois, c'est en juillet 1960, lors du séminaire sur L'éthique. Il l'évoque tout d'abord sous son aspect le plus connu, Mencius affirmant que l'homme est bon. Et Lacan de mettre en garde « que vous auriez tort  de croire optimistes » ces propos. 
La deuxième référence à Mencius s’inscrit dans ce séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant.

Pour Mencius, la morale ne se résume pas à une série de bonnes conduites et de règles ou de préséances dans les comportements. Elle est inhérente à la nature de l’homme xìng 性, présente en chacun à l’état d’une tendance. Elle se repère dans la réaction de chacun à la vue d’un enfant prêt à tomber dans un puits. Il ne s’agit pas d’une émotion liée à une identification à l’enfant ou à ses parents comme l’avance Rousseau. Mais elle traduit l’interdépendance étroite entre tous les existants. 
On parle en l’occurrence de ren 仁, soit l’idéogramme de l’homme avec le chiffre deux. On peut traduire alors par « vertu d’humanité ». 
仁也者人也
« L’homme est humain » ou « c’est l’humanité qui fait l’humain ».
« L’homme, c’est l’homme accolé au chiffre deux. » La conscience morale n’est au fond rien d’autre qu’une réaction de solidarité, gan tong, 感通 qui mot à mot signifie : entre-affecter en procédant sans entrave.
Ce qui singularise Mencius, ce n’est pas d’ailleurs qu’il dise cela, c’est qu’il ne dise que cela.
C’est là, pour lui, le début et la fin de toute moralité : « L’homme, c’est l’homme accolé au chiffre deux. » C’est tout ce que dit Mencius. Être « homme », c’est être « homme-en-rapport-à-l’autre », dans ce rapport à deux. « Deux » le chiffre du lien, de la solidarité des existants, est l’autre composante de l’idéogramme : l’« homme » y est la clé et « deux » le radical. 1

L’« humanité » n’est pas une qualité déposée en l’homme (par qui ? par quoi ?). Il s’agit d’une potentialité interactive particulière résumée sous le terme de conscience morale. Elle ne se révèle pas dans une conscience d’être, dans une énonciation primordiale mais à travers des actes et des comportements. 

La morale est donc pour Mencius inhérente à la nature de l’homme xìng 性. Or Lacan, en 71 annonce : « Le xìng 性, c'était justement un des éléments qui nous préoccuperont cette année pour autant que le terme qui en approche le plus, c'est celui de la nature. 2 »

Donc si le discours est suffisamment développé, il y a quelque chose, disons rien de plus, qu'il se trouve que c'est vous. Mais cela n'est qu'un pur accident. Personne ne sait votre rapport à ce quelque chose qui vous intéresse quand même. […] Cela s'écrit xìng 性, ça se prononce sin, c'est la nature, c'est cette nature quand même dont vous avez pu voir que je suis loin de l'exclure dans l'affaire.3

Anne Cheng nous dit que quand un auteur chinois parle de « nature » , il pense au caractère écrit 性 - […] composé de l’élément 生 qui signifie « vie », « venir à la vie » ou « engendrer » (à noter que dans le mot « nature », il y a le verbe latin nascor, « naître ») […] et du radical du cœur/esprit 忄/ 心 xīn. (cf. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éditions du Seuil,1997, p.32)

Selon J.F.Billeter « Cette nature n’est pas une donnée qui serait d’emblée présente. Elle est plutôt conçue comme la pleine réalisation des virtualités propres à un être, réalisation que cet être atteindra ou n’atteindra pas. »
[xìng 性] se traduit par « nature », au sens abstrait de la nature d’un objet ou de la nature humaine. Chez les auteurs anciens, cette nature n’est pas une donnée qui serait d’emblée présente. Elle est plutôt conçue comme la pleine réalisation des virtualités propres à un être, réalisation que cet être atteindra ou n’atteindra pas. S’il l’atteint, elle sera sa vérité parce qu’elle révélera les virtualités qui étaient en lui.
On pourrait être tenté de traduire xìng par « l’acquis », mais « l’acquis » n’exprime pas l’idée de conformité avec une disposition originaire, propre à l’être particulier en question.4

« La » nature humaine (et non « les » natures humaines) se reconnaît donc dans la « solidarité » mutuelle entre existants. Or la nature humaine n’est qu’un aspect parmi d’autres de la voie des choses, du cours incessant de la réalité (dao 道). Alors, pour Mencius, cette solidarité entre les existants joue aussi avec le Ciel régulateur de la réalité.  Selon Mencius c’est dans la spontanéité d’un comportement humain qu’on peut lire le procès du ciel régulateur à l’œuvre.

La réflexion sur le couple Homme-Ciel, est une véritable constante de la pensée chinoise, posant la question de notre nature xìng 性, comme ce qui nous est imparti à la naissance par le Ciel tian 天. C’est sur ce point, que Lacan conclut le séminaire L’Éthique par : 
« Mencius explique très bien, après avoir tenu ces propos que vous auriez tort  de croire optimistes sur la bonté de l'homme, comment il se fait que ce sur quoi on est le plus ignorant, c'est sur les  lois en tant qu'elles viennent du ciel, les mêmes lois qu'Antigone. Il en donne une démonstration absolument  rigoureuse. […] Les lois du ciel en question, ce sont bien les lois du désir. 5 »

Les Chinois ne disent évidemment pas : « Je ne comprends rien, c'est du chinois ! ». Ils disent « Je ne comprends rien, c'est comme le livre du Ciel ! » : 我什么也没听懂:这象天书一样 !
Lacan reprend ces questions en 1971, et souligne comment la notion de nature en appelle à celle du Ciel, des lois du Ciel, du décret du Ciel.
[…] à côté de cette notion du xìng 性, de la nature, sort tout d'un coup celle du mìng 命, du décret du ciel. […] Fait très curieux, ce détour de jonglerie et d'échange entre le xìng 性 et le mìng 命. C'est évidemment beaucoup trop calé pour que je vous en parle aujourd'hui, mais je le mets à l'horizon, à la pointe pour vous dire que c'est là qu'il faudra en venir,6


Anne Cheng situe clairement les enjeux de ce débat qui traverse la pensée de la Chine :
« Quelle est la part de l’homme et quelle est la part du Ciel dans le xìng 性, tel est donc le véritable enjeu. La réponse à cette question détermine toute la gamme de positions dans les deux extrêmes sont, d’un côté, le rationalisme  à outrance des moïstes tardifs selon lesquels aucune part ne revient au Ciel et qui ne s’intéressent d’ailleurs pas à la question du xìng 性 et, de l’autre, l’antirationalisme de Zhuangzi pour qui plus l’homme s’en remet au Ciel, mieux il se porte. Mencius, lui, voudrait arriver à intégrer ces deux extrêmes en montrant que le xìng 性, dans ce qu’il a de plus spécifiquement humain, à savoir le sens moral, relève du Ciel, c’est-à-dire du “naturel”. En rétablissant le lien de continuité entre l’homme et Ciel, Mencius répond à la fois à Mozi qui tire la couverture entièrement du côté de l’homme et de sa rationalité, réduisant le sens moral à un utilitarisme purement objectif, et à Zhuangzi qui la tire du côté du Ciel, l’homme n’étant à même de fusionner avec le Dao que s’il accepte de laisser tomber tout ce qui le caractérise comme être humain. 7 »

La nature de l’homme n’est donc pas une substance innée mais une prédisposition, une virtualité qu’il mettra ou non en acte. Le mal se définit alors par la non mise en acte de cette potentialité, soit la perte de conscience morale. La conscience morale est la voie naturelle du procès des choses, elle se résume à suivre le cours naturel perçu comme une évidence, sans le truchement d’une intervention extérieur : ce en quoi « faire » c’est déjà et d’emblée « comment faire ».

Ce « comment faire » conduit à la question de la juste adéquation selon une juste position dans l’espace et dans le temps, une logique de l’hic et nunc en somme. C’est ce que nous avons évoqué à propos du zhong et du concours du tir à l’arc. La question du bon moment est d’autant plus prégnante dans une conception d’un cours des choses en changement et en transformation constantes.

Il s’agit donc de réaliser la potentialité, de faire advenir cette prédisposition d’humanité. Mencius définit ainsi le saint, shēng 聖, shèngrén 聖人. Le saint est celui qui, conscient de cette prédisposition, fera le nécessaire pour en réaliser la plénitude.

孟子曰﹕ 形色,天性也。惟聖人然後可以踐形
Mencius dit:        形         xíng             notre forme corporelle 
                                色             sè              et (couleurs du corps) notre apparence 
                                    天性      tiānxìn             relèvent de la nature émanant du Ciel
                                        聖人      shèngrén              mais seul le saint - le sage 
                                            然後      ránhòu                 ensuite
                                                可以践     kěyǐ jiàn                   dispose de la possibilité de réaliser
                                                            形         xíng                         leur plénitude 

Si le but de la philosophie occidentale est la connaissance, et depuis Kant la critique de la connaissance, le but de la philosophie chinoise est la sagesse, shēng 聖. Ce terme de shēng 聖, est traduit par sage, sagesse ou par saint, sainteté. 
Lacan choisit résolument le terme de saint. Et il souligne la convergence qu'il y aurait sur ce point, et qui ne serait pas que phonétique - saint sheng - entre les civilisations occidentale et chinoise. Pour cela il nous renvoie à Balthazar Gracian (dont une nouvelle traduction en français de l'œuvre complète vient de paraître) et son livre sur l'homme de cour :
Balthazar Gracian qui était un jésuite éminent, et qui a écrit de ces choses parmi les plus intelligentes qu'on puisse écrire. Leur intelligence est absolument prodigieuse en ceci que tout ce dont il s'agit, à savoir établir ce qu'on peut appeler la sainteté de l'homme, en un mot résume-t-il, résume-t-il quoi? son livre sur l'homme de cour, en un mot, deux points : être un saint. C'est le seul point de la civilisation occidentale où le mot saint aurait le même sens qu'en chinois : shénshèng 神聖 [神圣]8

Or le terme shèng 聖, est composé de l'élément oreille 耳 ěr et de l'élément phonétique 呈 chéng qui désigne aussi les présents, les offrandes, l’offrande de parole, de conseils
                    通也。从耳, 从呈。按耳順之谓聖
Il désigne ainsi celui qui sait prêter l'oreille aux conseils (quel renversement ! ce n’est pas forcément celui qui donne des conseils…). Ce saint qui « ne fait pas la charité » dira Lacan dans Télévision.
Un saint, pour me faire comprendre, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir.9 

Le saint est donc celui qui développe la nature, ce « sous-développé » pour reprendre la formulation de Lacan.
[…] toute façon le xìng 性, ce quelque chose qui ne va pas, qui est sous-développé, il faut bien savoir où le mettre. Qu'il puisse vouloir dire la nature, cela n'a pas quelque chose de pas très satisfaisant, vu l'état où en sont les choses pour ce qui est de l'histoire naturelle. Ce xìng 性, il n'y a aussi aucune espèce de chance pour que nous le trouvions dans ce truc rudement calé à obtenir, à serrer de près qui s'appelle le plus-de-jouir. Si c'est si glissant, ça ne rend pas facile de mettre la main dessus. C'est tout de même certainement pas à ça que nous nous référons quand nous parlons de sous-développement10



L'autre point de rencontre pour Lacan avec Mencius, est le fait que Mencius, trois siècles avant J-C, là-bas, tout là-bas, en Extrême-Orient… mette  au premier plan ce qui s'appelle le discours. 

L’un et l’autre souligne ce fait que « l'idée du bon ne saurait s'instaurer que du langage »
[…] que l'homme soit bon tient à ceci, mis en évidence ceci depuis longtemps et d'avant Aristote, que l'idée du bon ne saurait s'instaurer que du langage.11
D'ailleurs, en chinois, bon s'écrit 善 shàn avec 羊 (yáng) mouton  sur 言 (yán) parole. 羊 mouton signifie bon comme dans beau 美 měi.
En 1965, Lacan fait référence au deuxième chapitre du Dao de Jing, le Laozi, pour articuler cette question du bien qui fait naître le mal comme effet du langage même, « définir le bon, c'est du même coup définir le mal », de même que du beau surgit du laid,
que tous sachent ce qu'il en est du beau, alors c'est de cela que naît la laideur.
[…] Ce qui n'est pas pure vanité, de dire que, bien sûr, définir le bon, c'est du même coup définir le mal. 
[…] c'est de dire ce qu'il en est du bien qui fait naître le mal; le fait, non pas que cela soit, non pas que l'ordre du langage vienne recouvrir la diversité du réel, c'est l'introduction du langage comme tel qui fait, non pas distinguer, constater, entériner, mais qui fait surgir la traversée du mal, dans le champ du bien, la traversée du laid, dans le champ du beau.12

Et Lacan de poursuivre à propos de Mencius et de quelques autres : « […] à son époque il savait ce qu'il disait [et] qui, dans ce qu'il disait, savait probablement une part des choses que nous ne savons pas quand nous disons la même chose. 13 »

Car selon Lacan, Mencius déclare quelque chose comme : 
    - je ne sais pas ce que je dis
        - mais je sais que je ne le sais pas
            - et la cause est dans le langage même
[…] je  sais à quoi m'en tenir, il me faut dire en même temps que je ne sais pas ce que je dis. Je sais ce que je dis, autrement dit : c'est ce que je ne peux pas dire.14
Donc le discours, le langage tel que le conçoit Mencius se définit exactement comme Lacan l'énonce. Mencius aurait pu utiliser le terme de parlêtre.

  
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Lacan, le chinois, le profit 

Guy Flecher




























1 François Jullien, Dialogue sur la morale et Traité de l’efficacité, p. 394






2 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 17/02/1971


3 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10/02/1971











4 J.F.Billeter, Leçons sur Tchouang-Tse, Éditions Allia, Paris, 2002, p.30











5 J. Lacan, L'éthique de la Psychanalyse - 06/07/1960






6 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10/02/1971










7 Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Éditions du Seuil,1997, pp. 158-159































8 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 20/01/1971






9 J. Lacan, Télévision, 1973






10 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10/02/1971






11 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant , 19/05/1971








12 J.Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, 10/03/1965



13 J. Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10/02/1971





14 J.Lacan, Un discours qui ne serait pas du semblant, 10/02/1971
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