La question de l’indifférence de la Chine à la psychanalyse est, ces temps-ci, relancée depuis qu’un étudiant chinois s’est, un jour, autorisé de lui-même à être non indifférent à la psychanalyse en demandant à Michel Guibal s’il voulait bien être, pour lui, son psychanalyste.

Les façons dissymétriques dont un psychanalyste – Michel Guibal – et un sinologue – François Jullien – sont questionnés par cette soi-disant « indifférence » chinoise méritent d’être mises en perspective.

J’examine tout d’abord, car il est, je crois, l’auteur de l’expression, certains des arguments dont F. Jullien soutient sa conception.

Cette question est pour lui situable dans le contexte global d’une indifférence de la Chine à la pensée européenne.

Afin de pouvoir méditer sur la signification d’une « extériorité radicale » que F. Jullien met au cœur de son rapport subjectif à la Chine, je cite quelques lignes de son passionnant « dialogue imaginaire entre Freud et Lu Xun [1] » : « Si… j’ai débarqué un beau jour en Chine, ce n’est pas du tout par fascination de la distance (l’exotisme) mais simplement parce que la Chine me proposait des conditions d’extériorité radicale et qui la dresse en cas unique… l’usage que j’ai de la Chine est donc… non pas vraiment méthodique mais plutôt stratégique… en vue d’éprouver ce que peut être le dépaysement de la pensée : qu’est-ce qui arrive à la pensée quand elle rompt avec les philosophémes européens, quand elle se détache des langues à syntaxes et des constructions qu’elles opèrent… ? C’est un détour dont j’ai attendu dès le départ ses effets en retour :… sonder les choix enfouis de la raison européenne et, par là, retrouver à partir du dehors [2] chinois une prise effective sur notre impensé. »

Cette question de l’existence d’une « extériorité radicale » à partir de laquelle un discours (le discours européen ou le discours psychanalytique) pourrait par là même trouver l’occasion d’être, dans son fondement, interrogé, réinterrogé, repose sur la conception du discours en tant « Qu’il se parle à lui-même… procède d’une sorte d’autoévidence. »

Cette conception linguistique d’un discours « autoévident », autosuffisant, contrevient à la conception psychanalytique du discours pour autant que si pour la conception psychanalytique quelque chose fait « extériorité » ça ne saurait être un réel géographique ou topographique : la découverte la plus fondamentale de Freud ce n’est pas celle de l’existence d’un sens inconscient – les tragiques l’avaient déjà discerné –, c’est la découverte des conditions de possibilité de jaillissement de ce sens, à savoir le prix payé par le corps humain (la castration symbolique) pour qu’il advienne à la parole : le trou de l’Urverdrangung freudien – théorisé par Lacan comme trou borroméen – est l’instauration d’un vide originaire fruit d’un évidemment, d’une soustraction qui, portée sur une part de la chair humaine, va la hisser au statut d’une signifiance universalisable.

C’est par rapport à la question de cette chose parlante qui advient universellement avec l’inconscient que le conflit Freud-Jung éclate : alors que pour Jung l’inconscient est local, lié à la géographie et à la culture (il y a un inconscient aryen, un inconscient grec, un inconscient sémite), pour Freud – et c’est en cela que Lacan prend la suite – l’inconscient, en tant que lieu où ça parle, est l’effet structural d’un réel par lequel l’humain est exposé, de façon universalisable, à l’humanisation par la parole.

Certes l’élan que prend le discours n’est pas le même quand le sens des premières significations s’articule, de façon singulière, à Athènes ou à Jérusalem, mais, au-delà de l’advenu de tel ou tel sens, quelque chose de plus radical est mis en jeu par la production de ce passage qu’est le pas-vers le sens : c’est, dans le même temps, le passage vers cette négation définissant le réel lacanien comme « pas-de-sens ».

À cet égard la fonction fondamentale du dire n’est pas l’octroi du sens mais l’efficacité symbolique douée de la possibilité de procréer un être parlant divisé entre inconscient (passage-de-sens) et réel (pas-de-sens).

Au-delà des paroles originaires – l’alphabet grec ou sémitique ou le pictogramme chinois – l’originaire auquel le psychanalyste est renvoyé est le trou qui s’institue dans le corps de l’infans quand, dans sa préhistoire, il est conduit à entendre dans la voix de ses ascendants certaines voyelles, certaines consonnes, certaines consonances ou dissonances (par exemple une quinte ou une quinte diminuée).

Lorsque Lacan, à la fin de son enseignement, fut amené à dire que l’interprétation devait être de structure poétique car d’autant plus efficace qu’elle était dénuée de sens, il revivifiait par là sa conception originaire d’une fonction signifiante dont l’efficacité était plus radicalement liée à la procréation par le dire du réel existentiel d’un sujet, qu’à la procréation par le dit du sens.

Comment est-il possible de demeurer plus proche du réel induit par le dire que du sens déduit du dit ? Les commentaires de F. Jullien sont en ce point particulièrement intéressants car ils mettent en évidence comment il y a, dans la grande proximité que la sagesse chinoise entretient avec cette question, un très grand éloignement avec la psychanalyse : lorsqu’il [3] nous instruit de la façon dont la sagesse chinoise, dans son rapport à la parole, pratique « une stratégie de l’obliquité… dans laquelle il s’agit de ne jamais serrer l’objet d’un dire mais, par le détour de l’allusion, de donner accès… », il met en évidence comment la pensée chinoise antique est réticente par rapport au dire. Cette réticence, qui fait d’un certain côté honneur aux lettrés chinois, met cependant parfaitement en évidence l’embarras de cette sagesse devant l’existence de ce que les psychanalystes reconnaissent comme la barre du sujet barré par le réel : le psychanalyste n’a pas à être subjectivement réticent au symbolique, sa propre personne n’a rien à voir là-dedans : c’est le réel qui, structurellement, est réticent à la parole, qui la conteste quand elle atteste et qui dit « il n’y a pas “la” vérité quand elle dit : “il y a” ».

Par là même le psychanalyste est au cœur d’un paradoxe insoluble. Cette parole menteuse qui maldit « la » vérité, il ne s’agit pas pour autant de s’en méfier : le fait de dire non à ce qui dit non au vrai n’est pas l’équivalent de dire oui à la vérité.

Il s’agit tout au contraire de s’y fier absolument et en toute connaissance de cause car la parole, bien au-delà de la conception universitaire qui ne voit dans la psychanalyse qu’une tendance à tout interpréter, est avant tout un dire fondateur du réel humain : je peux être méfiant envers le dire et décider de me soustraire aux effets d’éloignement de la vie induits par le sens des mots, il n’en reste pas moins qu’à l’instant même où je crois m’y soustraire – par exemple par le silence – je suis celui, qu’il le sache ou non, qui de toute façon a été procréé par cette parole.

Pour le psychanalyste il n’y a pas d’un côté la « vie », le « flux vital », et de l’autre le signifiant : si la fluidité continue qui traverse le corps pour l’émouvoir et le mouvoir à la façon d’un danseur, c’est que ce mouvement fluidique n’est pas le mouvement instinctuel qui meut l’animal : il est déjà l’effet du verbe. C’est ce mouvement que Freud – dépassant le clivage métaphysique corps-esprit – attribue à cette poussée (la pulsion différente de l’instinct) qui, ne connaissant ni jour ni nuit, ne cesse d’animer le corps humain depuis qu’une greffe signifiante a originairement métamorphosé ce corps biologique en corps parlant.

Le point fondamental est de savoir discerner le mouvement du flux continu induit par cette greffe signifiante du mouvement discontinu qui, ultérieurement, sera causé par l’objet du désir.


*


La façon dont M. Guibal aborde, en tant que psychanalyste, la question de l’indifférence de la sagesse chinoise à l’égard de la trouvaille freudienne le pousse, dans le cadre de son séminaire, à formuler certaines hypothèses. L’une d’entre elles m’apparaît d’une fécondité suffisamment inouïe pour que je me permette de l’isoler afin d’essayer de montrer en quoi elle nous autorise à revisiter le fondement même sur lequel Lacan s’appuie pour élaborer sa théorie du réel du symbolique et de l’imaginaire.

Le point de départ de cette hypothèse est celui-ci : il y aurait dans la langue chinoise l’existence de ce que M. Guibal nomme un « rejeton » signifiant – que je préférerai nommer « unité sémantique » – qui aurait eu le pouvoir d’induire en lui un déplacement transférentiel. Du fait de ce déplacement auquel il s’est exposé, M. Guibal évoque ainsi le mouvement d’une « régression occasionnée par mon déplacement en Chine ».

Dans la mesure où ce « rejeton » signifiant renvoie, par l’intermédiaire du livre du F. Jullien [4], à ce qu’il en serait pour la sagesse chinoise d’un souci non pas de penser mais de « nourrir » un fluide vital bien plus originaire que le désir sexuel, M. Guibal est conduit à postuler – par l’intermédiaire de cette question du nourrissement – l’existence d’un « nourrisson » psychanalytique. Par cette nomination il est conduit, pour expliciter la nature de son transfert sur cet étrange « nourrisson », à nous proposer ce qu’il en serait de « sa propre régression ».

Ce terme de « régression » m’apparaît trop hâtivement formulé : d’un côté il évoque la conception freudienne d’une régression temporelle à laquelle Freud nous a initiés, par exemple à l’occasion du fameux « sentiment océanique », mais, d’un autre côté, il m’apparaît contradictoire avec le chemin auquel M. Guibal nous introduit, au sujet de ce « rejeton » d’une perspective non pas historique mais structurale.

Si tel est bien le cas, je proposerai plutôt de parler de « progression » que de « régression » : ce n’est pas parce que l’originaire est très loin derrière nous qu’il n’est pas dans le même temps, devant nous, dans un lieu où il n’est pas exclu de progresser.

Selon moi l’originalité du repérage de ce « rejeton sémantique » tient à la possibilité qu’il offre de repenser en termes renouvelés la façon dont Freud et puis Lacan sont conduits à différencier le principe de plaisir de son au-delà.

Que nous dit M. Guibal de ce « rejeton » ? Qu’il se donne comme une signifiance originaire qui, pendant un « temps éphémère », est « indifférent à toute clôture dans une même langue » et, en même temps, « capable d’être sensible aux traits distinctifs de toutes les langues ».

Ce « rejeton » symbolique cumule ainsi trois fonctions : premièrement il est, en tant que sensible à tous les traits distinctifs, ce auprès de quoi chaque trait distinctif peut se reconnaître comme tel.

Cette ouverture à tous les sens introduit à sa deuxième caractéristique : il est fermé, indifférent à toute clôture du sens, autrement dit insensible à l’activité du principe de plaisir qui tend précisément à clore. Il réside ainsi dans un lieu où le pouvoir du principe de plaisir cesse de régner et d’organiser – avec le concours de l’imaginaire – l’unification d’un univers qui unifié par le « mono » introduit au « monoglottisme ».

Avant donc le règne du principe de plaisir existerait un temps, qualifié par M. Guibal d’« éphémère », au cours duquel la signifiance originaire vivrait dans une ouverture absolue à la polyvalence des sens et en particulier au polyglottisme. Avant de nous interroger sur la façon dont nous pouvons aborder le caractère énigmatiquement « éphémère » de ce temps originaire, remarquons qu’il est cliniquement attesté par ce qu’un nourrisson offre à notre observation : son regard, sa mimique, ne manifestent-ils pas que sans avoir connaissance du signifié lexical des mots il entend et comprend tout ce qui lui est dit ?

Y aurait-il donc dans la structure de la sonorité musicale qui lui parvient à travers les mots une signifiance qui, transcendant tout signifié, ouvrirait à un universel signifiant dont la musique nous donne une idée ? Alors que je suis sourd envers la multitude du polyglottisme des langues ne suis-je pas inversement, comme le nourrisson, capable d’ouïr les polysonorités des musiques issues de multiples cultures qui me sont inconnues ?

M. Guibal propose à cet égard de considérer qu’il y aurait un instant psychique de « maltraitance » à l’issue duquel le « nourrisson » serait conduit à oublier le temps « éphémère » de l’expérience polyglottique pour entrer « dans la limite du monoglottisme ». Cette notion de maltraitance de la polysonorité n’est pas sans m’évoquer la démarche poussant un Schoenberg à faire éclater l’unification qu’induit dans le système tonal l’ascendant absolu de la tonique – en position de signifiant maître – pour restituer à chacun des douze sons leur liberté harmonique. La dissonance qui se déduit de l’éclatement de la tonalité n’est dissonante que pour une oreille préalablement éduquée à l’harmonie tonale dont la mathématisation est structurée par les écarts de tierce – quinte et septième.

Mais dirons-nous, si nous revenons à notre « nourrisson universel », qu’il a entendu quelque chose de dissonant dans le temps « éphémère » où les sons s’offraient à lui sans qu’ils soient hiérarchiquement structurés par un signifiant du nom du père ?

Je crois que nous touchons ici à cette proposition de Lacan – qui apparut si étrange à certains – consistant à dire qu’à l’issue d’une analyse il n’était pas impossible de se passer – à condition de savoir s’en servir – du signifiant du nom du père.

S’en passer serait non impossible dès lors que redeviendrait possible de renouer avec le « temps éphémère » d’où le présujet qu’est le nourrisson est devenu sujet en disant « oui » à une signifiance originaire dont l’assomption seule institue le parlêtre.

Renouer donc avec le temps préhistorique où s’avère l’existence d’un réel humain plus originaire que le désir sexuel : pour la sagesse chinoise ce réel est le flux vital dans lequel nous repérons la pulsion. Pour Lacan cet originaire est la parole fondatrice : « L’identification du sujet à un sexe… est quelque chose qui ne se fait que secondairement… et qui résulte de quelque chose de plus radical : que cet être est parlant. [5]»

Cette retrouvaille du nouage originaire du symbolique avec le réel humain est aussi bien, pour Lacan, retrouvaille au-delà du désir sexuel – de la pulsion la plus originaire.

À cet égard il n’y a pas pour la psychanalyse – comme pour le lettré chinois – d’un côté le signifiant et de l’autre « la vie » : le flux vital pulsionnel originaire (Thanatos) est l’effet de la greffe sur le réel humain du signifiant.

Mais cette retrouvaille de ce « oui » originaire qu’est la Bejahung, comment l’aborder, comment la penser ? Le commentaire que Lacan consacre à cette Bejahung dans son premier séminaire mérite d’être médité car il contient en germe beaucoup de ses développements ultérieurs.

Commentaire de Lacan [6] : « La Bejahung… n’est rien d’autre que la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s’offrir à la révélation de l’être ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé être. Car c’est bien à ce point reculé que Freud nous porte puisque ce n’est que par après que quoi que ce soit pourra y être retrouvé comme étant. »


L’expression fondamentale de la phrase, celle par laquelle est établie une séparation radicale de l’être et de l’étant, qui cessent par là d’être confondus, est celle-ci : ce n’est que par après que quoi que ce soit pourra être retrouvé comme étant (c’est-à-dire comme objet du monde).

Ainsi le réel qui en venant s’offrir à la révélation de l’être et s’exposer à la Bejahung sera « par après » retrouvé et ne sera donc plus « trouvé » : un voile est tombé sur le réel primordial de telle sorte que le « oui » originaire qui a acquiescé à la présence de ce réel primordial ne pourra plus avoir lieu puisque, dorénavant, ce réel ne sera plus accessible comme présence mais seulement, à travers l’objet, comme re-présence cause du désir.


Le conflit de la différence ontologique, mis ainsi en scène, est formalisable de différentes façons : pour Lacan c’est la tension entre la « chose » et l’objet ; entre la signifiance originaire surgie d’une primordiale intersection réel symbolique et le stade du miroir. Lacan identifie cet ordre symbolique à Thanatos et l’oppose à Éros par lequel l’ordre libidinal est soumis au principe de plaisir par l’intermédiaire de l’image spéculaire.

Le « temps éphémère » dont nous parle M. Guibal renvoie donc à la façon dont Lacan commente la question présocratique de la différence ontologique : ce n’est que par après que quoi que ce soit du « rejeton » qui s’est laissé être à la Bejahung (intersection réel symbolique) pourra être retrouvé comme étant (nouage borroméen réel – symbolique – imaginaire).

La question qui demeure et que je n’aborde pas ici concerne l’instant mythique où à la Bejahung s’offrent tous les sens : cet instant est-il « éphémère », donc irréversible, ou est-il réversible ?


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À propos de « l’indifférence chinoise » à la psychanalyse

Questions à François Jullien et Michel Guibal



Alain Didier-Weill















[1] L’indifférence à la psychanalyse, Rencontre avec F. Jullien, Paris, PUF, p. 11-12.







[2] Souligné par nous.
























































[3] L‘indifférence à la psychanalyse, op. cit., p.16-17.
























































[4] Nourrir sa vie, Paris, Le Seuil.






















































































[5] Lettre de l’École freudienne de Paris n° 18, p. 9.












[6] J. Lacan, « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 388.

Publié dans

Insistance 2006/1 - N° 2