A la mémoire de Michel Guibal
On sait que l’ouverture du colloque de Bonneval de 1946 [1] avait été confiée à Lacan dont le texte fut publié dans les Actes du colloque [2], puis dans les Écrits, sous le titre « Propos sur la causalité psychique ». On sait moins que, même si Henri Ey en fit la clôture, il donna la parole à Lacan qui prononça ces quelques mots de conclusion :
C’est dans ces discussions que nous avons trouvé le prix de nos travaux. La thèse que j’ai soutenue au premier jour de ces entretiens a été reprise les deux jours suivants sur d’autres modes par Rouart d’abord dont la démonstration clinique s’avère avec la nôtre exactement complémentaire encore qu’il fut non concerté et qu’il nous imposa l’image des hémisphères de Magdebourg – par Follin et Bonnafé enfin qui développèrent la même thèse en termes « politiques » au sens ancien de ce mot. La discussion atteignit une signification qui fit évoquer à l’un des meilleurs esprits de notre concert, cet accord qu’Héraclite fonde sur les tensions opposées. Tous sentirent qu’une révélation s’était produite qui nous dévoila le plus souvent la fausse coïncidence des concepts où nous posons nos problèmes. Cette authenticité, avec les mots d’hommage à notre hôte par quoi j’ai l’honneur de clore ce beau débat, m’inspire de recourir à la langue chinoise qui mieux qu’une autre sait allier la fermeté à la ferveur, et, par les deux caractères « tong tö », d’une de ces formules parallèles qui sont la plus familière figure de sa stylistique, d’exprimer, rigoureusement, la sorte de communion qui s’est manifestée entre nous et que notre langue ne peut traduire qu’en la forçant un peu dans le sens formel :
Celui qui se plaît à réunir des esprits formés par l’amour de l’homme,
Admirera aussi que chacun y rencontre sa cohérence avec soi-même…
Lacan ne donne pas de traduction des deux termes chinois qu’il amène là. Mais la référence au « parallélisme » indique que le sens n’est pas réduit à la signification qu’en donne le dictionnaire, où tong tö est traduit par : « comprendre, savoir, connaître ». Le jeu des parallélismes peut ouvrir à des champs sémantiques divers à partir de quelques idéogrammes. Nous en proposons ici une des possibilités concernant « tong tö » (ou « dong de » en pinyin).
Le parallélisme chinois
Lacan avait mis à profit son éloignement de toute activité publique durant les années de guerre pour suivre les cours du professeur Demiéville à l’École des Langues Orientales et obtenir son diplôme de chinois. C’est dans ce cadre exigeant qu’il prit connaissance de ce qui est plus qu’une figure de style dans la culture chinoise, mais une véritable empreinte de sa pensée, comparable au principe du tiers exclu pour nous : le parallélisme.
Selon François Jullien, il y a « Opposition et complémentarité : la bipolarité est générale, et l’effet de « parallélisme » à la fois dynamique et premier » [3]. Une opposition entre deux termes n’amène pas nécessairement à une contradiction qui exigerait l’élimination d’un des deux termes, mais à une coexistence permettant des interconnexions de l’un à l’autre : il y a toujours du yin dans le yang, et réciproquement.
Anne Cheng souligne l’articulation entre cette figure de style et la structure même de la pensée chinoise, via la cosmologie qui repose sur la position de l’homme entre le ciel et la terre. « Il en découle que dans les applications du principe cosmologique de correspondance à divers domaines de la culture, le parallélisme, avant d’être une forme ou un procédé, constituera la matière même de la signification » [4].
Les premiers textes divinatoires retrouvés par les archéologues présentent systématiquement des phrases parallèles, origine d’une figure de style qui s’est maintenue tout au long des dynasties.
Léon Vandermeersch a mené une étude sur « Les origines divinatoires de la tradition chinoise du parallélisme littéraire ». Il y rapporte ceci : «Si dans la Chine archaïque les devins ont été amenés à procéder à la divination « par la tortue », c'est que la tortue a pu apparaître [5] comme un modèle réduit du cosmos, avec sa carapace ronde, au-dessus, comme le ciel et plate, au-dessous, comme la terre, et avec sa capacité de longévité considérable, à l'image de la durée immense de l'univers. Autrement dit, la chéloniomancie ne s'explique que par l'idée d'un symbolisme cosmologique de la tortue, systématiquement développé et exploité par la science divinatoire » [6]. La carapace de tortue, avec sa ligne médiane, partage son dos en deux hémisphères symétriques sur lesquelles seront lues les craquelures formées par le tison dans les cinq alvéoles de chaque côté. Une seule divination ne suffisant pas, on pouvait jouer sur une « vérification » d’une divination interprétée d’un côté par celle qui lui est symétrique. « Dans tous les cas, en règle générale, les divinations sont répétées symétriquement d'un côté et de l'autre ; et c'est cette procédure qui fait apparaître ce que l'on appelle les divinations symétriques. »
On distingue les parallélismes à un caractère, à deux ou trois caractères, des phrases parallèles et même des textes parallèles. Karine Chemla trouve ainsi à éclairer un texte mathématique ancien par le parallélisme manifeste avec un autre texte de la même époque. « Le parallélisme est le support par lequel les sens des deux textes s’élaborent réciproquement » [7]
Les parallélismes à un caractère les plus connus sont le Yin et le Yang, ou le Ciel et la Terre. Ceux-ci reposent sur le sens. On peut également admettre des parallélismes fondés sur des parties de caractères qui, selon la forme, le son ou le sens, renvoient l’une à l’autre et peuvent se combiner deux à deux, introduisant ce faisant dans les assemblages des nouvelles lectures porteuses de nouveaux sens.
Le parallélisme évoqué par Lacan
À cette époque de l’immédiat après guerre, Lacan aimait à s’exercer à des jeux mathématiques en compagnie de Queneau et d’amis mathématiciens. Il a souvent déploré ne pas pouvoir partager ses connaissances en chinois et ce jeu des parallélismes, qui se pratiquait en Chine comme chez nous les mots croisés ou le jeu des anagrammes, aurait pu faire partie de ces exercices qui familiarisent avec ce qui dans le signifiant n’est pas de l’ordre de la compréhension mais d’un mécanisme qu’offre le langage, où peut se nicher le désir et la jouissance du sujet dans sa parole.
Pour contrer toute pente à la relation de compréhension prônée par un Jaspers par exemple, Lacan n’est-il pas allé jusqu’à déclarer, dix ans plus tard, que si la psychogenèse était une relation visant la compréhension, eh bien, « le grand secret de la psychanalyse, c’est qu’il n’y a pas de psychogenèse » [8], ce qui pourrait paraître en contradiction avec la thèse soutenue dans le texte sur la causalité psychique? Ce qui prime déjà c’est que la fonction du signifiant n’est pas d’abord de donner du sens, mais d’être avant tout porteur de ce qu’il appellera plus tard une jouis-sens.
Le chinois enseigné à l’Ecole des Langues Orientales durant la guerre se lisait selon une transcription qui n’était pas encore unifiée sous la forme du pinyin qui s’est imposé peu à peu depuis les années cinquante. Nous allons considérer les deux caractères évoqués par Lacan sous la forme Tong tö, qui s’écrivent en pinyin Dong De.
Chaque caractère, qu’il soit simplifié ou pas [9], possède une partie sémantique et une partie phonétique, laquelle intervient aussi le plus souvent dans les associations signifiantes du caractère, et influe sur le sens selon le contexte. Ainsi pour nos deux caractères 懂得 :
Le parallélisme auquel a pu se prêter Lacan à partir de ces deux caractères pourrait s’appuyer sur la décomposition suivante des parties phonétiques :
Si l’on met également en parallèle les deux parties dites sémantiques le cœur (l’esprit) d’une part et le pas, la marche (avancer) d’autre part- et qu’on les rapproche de ces deux parties dites phonétiques, on peut aboutir à ceci : « L’esprit avance quand il aperçoit quelque chose qui pousse, à mesurer et à peser ». L’esprit avance : phrase reposant sur les deux parties sémantiques de gauche à droite. Quand il aperçoit quelque chose qui pousse : de droite à gauche sur les parties hautes phonétiques, et enfin à mesurer et à peser : de gauche à droite sur les parties inférieures phonétiques. On a une lecture en quinconce reposant sur les deux écritures posées en parallèle. Comme s’il s’agissait de comprendre ce que comprendre (dong de) veut dire, en ouvrant les possibilités cachées d’un parallélisme!
En première lecture et dans le contexte du colloque de 1946, le parallélisme évoqué par Lacan renvoie à cette stimulation qui s’exerçait entre les tenants de l’organo-dynamisme défendu par Henri Ey et ceux qui suivaient Lacan et la causalité psychique. Les deux écoles avançaient alors « en parallèle ».[10]
Les deux vers parallèles conclusifs
Le « parallélisme » que nous proposons ici peut s’accorder, de manière chinoise, au diptyque final de Lacan, qui renvoie à l’effet subjectif que peut provoquer la réussite d’un tel colloque.
Celui qui se plaît à réunir des esprits formés par l’amour de l’homme,
Admirera aussi que chacun y rencontre sa cohérence avec soi-même…
Les deux vers couplés de Lacan introduisent en effet une opposition entre « les esprits formés à l’amour de l’homme » et la singularité de chaque participant : « chacun y rencontre sa cohérence avec soi-même », là où en chinois l’esprit (le cœur) avance quand (l’herbe) pousse, à mesurer et à peser. La dimension mathématique est ainsi également présente dans l’écriture du « comprendre » chinois, en même temps que l’esprit, le cœur propre à chacun, ceci indépendamment même de la lecture du parallélisme proposé.
Dans la poésie chinoise, la pratique des vers couplés est ancienne et fréquente, tout comme dans la poésie occidentale. Cependant « La Chine constitue ici une référence remarquable, c’est la seule culture où le phénomène du parallélisme soit aussi massif, aussi étendu dans la durée, la seule encore où il ait été théorisé à date ancienne, et ait fait l’objet d’une pratique savante. »[11]
La rencontre savante avec ce phénomène du parallélisme chinois permit donc à Lacan de ponctuer de façon à la fois poétique et mathématique, factuelle et interprétative, la conclusion à ce colloque de Bonneval.