Je voudrais avant tout remercier le président de l’association Psychanalyse Chine d’avoir bien voulu m'inviter à inaugurer ces journées préparatoires à un futur colloque. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen que de lui transmettre cette misérable calligraphie, en lui demandant de bien vouloir la transmettre à l'empereur et ce n'est que dans le cas où il n'y parviendra pas que je lui demanderais de bien vouloir me faire l’honneur de la garder pour lui. [1]
Produire la rature définitive, c'est cela l'exploit de la calligraphie. Vous pouvez toujours essayer de faire simplement, ce que je ne vais pas faire, parce que je la raterai, d'abord parce que je n'ai pas de pinceau. essayer de faire cette barre horizontale qui se trace de gauche à droite pour figurer d'un trait l'Un unaire comme caractère. Franchement, vous mettrez très longtemps à trouver de quelle rature ça s'attaque et à quel suspens ça s'arrête. de sorte que ce que vous ferez sera lamentable. c'est sans espoir pour un occidenté. Cela me fascine ces choses qui pendent. kakemono. c'est comme ça que ça se jaspine. ces choses qui pendent au mur de tout musée là-bas portant inscrits des caractères, chinois de formation, que je sais un peu, très peu, mais qui, si peu que je les sache, me permettent de mesurer ce qu'il s'en élide dans la cursive où le singulier de la main écrase l'universel, soit proprement ce que je vous apprends ne valoir que du signifiant.
Pour ce qui me concerne, cette calligraphie témoigne que : « le singulier de ma main a été écrasé par l'universel » et c'est bien le risque que je cours aujourd'hui en acceptant d'intervenir, ici. Je voudrais remercier, aussi, F. Chaumon d'avoir signalé au colloque de 2001 que votre détour par la Chine croisait le mien à Beijing, laissant augurer ainsi que cette rencontre au carrefour pourrait produire des effets stimulants, Cet autre carrefour, aujourd'hui, six ans plus tard relance la stimulation.
Lorsque j'arrive à Beijing au mois d'août 2000, je suis porteur, partiellement à mon insu, des « chinoiseries occidentales » qui peuplent, en France, depuis Louis XIV, les salons mondains et influencent les arts décoratifs. De Watteau à Bouchet jusqu'aux chinoiseries chinoises, plus sérieuses, des années trente du XXe siècle (Soulié de Morant, Allendi, A. Artaud, la médecine traditionnelle chinoise). Porteur aussi, bien sûr, de nos textes fondateurs bibliques, coraniques et grecs. Lecteur aussi de la revue Alliage. Opportunément deux numéros de l'hiver 1990 et printemps 2000, m'éclairèrent sur le concept d'anthropologie réciproque, ainsi que sur l'œuvre de F. Jullien qui entrèrent en résonance avec le travail effectué au CNSR avec les ethnologues « africanistes ». En particulier le travail de U. Ecco publié dans le n° 41/42 cette revue : « Ils cherchaient la Licorne », Ceux qui cherchaient la correspondance naturelle de la Licorne finirent par la trouver, en Chine, sous la forme du rhinocéros, Ce « misunderstanding » préside à l'exotisme qui caractérise encore les relations de l'occident avec la Chine. S'ils avaient accepté que la Licorne ne soit qu'une figure symbolique ils seraient entrés en relation avec la figure mythique de la Licorne en Chine [2].
Le travail avec les « africanistes » a évoqué la phrase célèbre du baron revenant du Brésil : « les Bororos sont des araras » qui engagea depuis Lévy-Bruhl jusqu'à J. Lacan tout le XXe siècle dans un travail acharné sur la problème logique posé par cette phrase [3]. Au centre de ce travail de progression de la réflexion logique, se trouve le problème de la traduction : en effet en quelle langue cette phrase a-t-elle été prononcée ? Les questions de logiques occidentales qui tournent autour des « Bororos sont des araras » m'engagèrent à considérer que les chinois ne sont pas dépourvus de question de paradoxes logiques, même si elles ne dérivent pas du Brésil. Par exemple la célèbre phrase : « bai ma fei ma », (白马非马) « Cheval blanc n'(est) pas cheval » paradoxe des sophistes chinois.
Lors de mon premier séjour à Beijing au cœur de l'« autisme chinois », dont j'essaierai de rendre compte, j'ai découvert que le Journal d'un fou était d'un chinois Lu Xun, et par son intermédiaire une bonne partie de l'histoire chinoise, ainsi que l'œuvre de F. Julien qui s'ouvre par Révolution et Écriture chinoise. Cette rencontre m'a entraîné à faire une « autre lecture que celle de F. Julien », lecture dite « psychanalytique », et aussi à entendre la voix de Shouxing disant « moi, je, mon corps », par une initiale nasalisée, dont P. Demiéville, premier initiateur de J. Lacan, dit dans son cours de chinois pour débutant que cette écriture « ng » est utilisée pour les dialectes.
J'ai aussi rencontré depuis la médecine traditionnelle chinoise en tant que malade soigné donc à Chengdu de façon bouleversante aussi bien pour ma santé que pour les passerelles possibles avec ma pratique de la psychanalyse.
Enfin j'étais porteur de la manière dont certains parlaient des Chinois comme des magots, des singes; les Chinois nous le rendaient bien sous le terme de « barbares ». Les magots ne sont pas en effet que des singes, puisqu'il existe « le magot chinois », ce personnage débonnaire et souriant, qui a été qualifié de simiesque.
J'étais aussi porteur de S. Freud et de J. Lacan, en ne comptant pas pour rien ma psychanalyste P. Aulagnier (le pictogramme), G. Pankow (la pâte à modeler, et son rapport à l’écriture), la fonction scribe de J. Oury, la ruse graphique de J. Bonhomme. Mais comme j'arrivais dans une contrée qui se ré-ouvrait à la psychanalyse, je n'emportais que le Freud des années 1911 à 1919, et le J. Lacan entourant la deuxième mondiale. 1911 au mercredi de Vienne Sabina Spielrein intervient sur la pulsion de destruction sur laquelle S. Freud s'appuiera pour élaborer la pulsion de mort, concept qui conduira le rejet de W. Reich du mouvement analytique en 1934. W. Reich qui avec « analyse caractérielle », suscitera l'intérêt de Lacan au point de dire :
II n'en est que plus important de s'arrêter aux résultats de l'analyse dont Reich fut le grand artisan dans le bilan qu’il en trace. Il se solde en ceci que la marge du changement qui sanctionne cette analyse chez le sujet ne va jamais jusqu'à faire seulement se chevaucher les distances par où se distinguent les structures originelles (W. Reich, lnternat. Zschr. ärztl. Psychoanal., 1928, N° 2, p. p. 196). Dès lors, le bienfait ressenti par le sujet, de l'analyse de ces structures après qu'elles aient été « symtomatifiées » dans l'objectivation de leurs traits, oblige à préciser de plus près leur rapport aux tensions que l'analyse a résolues. Taule la théorie que Reich en donne est fondée sur l'idée que ces structures sont une défense de l'individu contre l'effusion orgasmique, dont la primauté dans le vécu peut seule assurer son harmonie.
On sait à quels extrêmes cette idée l'a mené, jusqu'à le faire rejeter par la communauté analytique. Mais, ce faisant non sans raison, personne n'a jamais su bien formuler en quoi Reich avait tort. (Variantes de la cure type)
J'arrive donc avec ce freudo-lacano-marxiste dans un pays qui au début du cercle dernier rejette S. Freud pour le marxisme. (Cf. Lu Xun).
Enfin je viens avec le J. Lacan qui va en Angleterre en 1945 et je n'offenserais personne en indiquant ce qu'il pense du devenir de la psychanalyse en Amérique du nord. Je viens, aussi, avec H. Ey qui ne signera pas le texte des psychanalystes communistes indiquant que la psychanalyse est historiquement dépassée.
W. Reich, car le lieu d'où je vais extraire quelques séances cruciales, est un lieu où l'on parle une langue que je ne comprends pas, et où mes interventions ne s'articulent que sur des attitudes, des mouvements de corps, des sonorités, des brisures de tons de voix et non pas sur des significations, ce qui est la position de W. Reich en 1934 quand il ferraille avec S. Freud. Je suis d'accord avec J. Lacan : W. Reich avait tort, mais je ne suis pas beaucoup avancé que lui pour argumenter en quoi. D'autant que la langue qui se parle ré-ouvre des questions quand à la question des rapports entre la part acoustique du signifiant et sa part scopique, graphique et l'écriture. L'actualité réactive la question du chinois chez S. Freud et chez J. Lacan.
Je vais donc vous faire part de six ans d'expérience (d'Août 2000 à Novembre 2005) dans une ONG, à raison de deux séjours par an, à Beijing, expérience menée au titre de la « fonction psychanalytique ». J'ai mis fin à cette aventure et, je l'espère, en rendre compte devant les membres de l'association Psychanalyse en Chine me sera de la plus grande utilité. Pour être clair, c'est une demande d'éclaircissement.
Mettre la référence à B. Berthier dans La dame au bord de l'eau nous parle des rites individuels, pour les passes de l'enfant. Je la cite de mémoire : « Les contacts avec ces femmes s'établirent très naturellement… en effet, une fois tenu pour assuré que je n'étais pas une émule des missionnaires chrétiens, plus rien ne s'opposait à ce que je sois là, une femme parmi les autres, simplement un peu plus motivée que les autres pour être venu de si loin » (p. 38-39)
Le travail à Xingxingyu (星星雨)
Je travaille, en tant que « volonteer » depuis le mois d'Août 2000 dans une NGO de Beijing, qui se nomme en anglais « Stars an rains » 星星雨, Xingxingyu. NGO dite : « non governemental organisation », c'est-à-dire sans financement gouvernemental. J'en ai connu l'existence en juillet de la même année par le Courrier de l'Unesco qui narrait l'aventure de cette NGO et de sa fondatrice et actuelle directrice. Ce fut donc ma première rencontre avec la Chine. Je m'y suis présenté depuis Paris, comme psychanalyste, engagé dans la question de « l'autisme », principalement motivé par l'euthanasie des enfants malades mentaux en Allemagne nazifiée. Je ne sais si c'est la qualité de psychanalyste ou cette annonce annexe qui a pu susciter la réception par cette équipe ou s'il faut la réduire au pragmatisme des Chinois. Toujours est-il qu'ils me mirent immédiatement au travail pendant les huit jours que je passai à Beijing avant de me rendre à Chengdu.
Le protocole était le suivant : je ne reçois (une fois) que les parents (non considérés comme malades) [4], pendant, au plus, une heure et demie. Ne parlant pas la langue j'ai un traducteur anglais/chinois, le traducteur étant la directrice. Les parents sont tirés au sort.
Le séjour des parents dans cette NGO avec leurs enfants est nécessaire car ils sont inclus dans le processus selon les directives de la méthode ABA qui est le ciment de cette NGO. Cela veut dire qu'elle est en partie financée par des fonds américains et invités dans des congrès internationaux et visités par des formateurs américains. Il importe de dire que Mac Donald finance aussi cette NGO, car Mac Donald ne fait pas de différence entre un enfant normal et un enfant « dit autiste ». Le séjour n'est que de trois mois. Les teachers ont un chalenge : en trois mois l'enfant doit acquérir un minimum d'autonomie, et les parents un minimum de savoir « ABA » pour pouvoir s'occuper, lors de leur retour à la maison, de leur enfant dans la quotidienneté.
Le diagnostic est donné par des médecins des hôpitaux (« I got the diagnose » comme disent certains) qui à la question des parents : que faire ? répondent pour l'essentiel : Il n'y a rien à faire. En tous cas ils n'indiquent pas de NGO, et c'est par le bouche à oreille et/ou par Internet que les parents finissent par trouver cette adresse.
Venons-en au diagnostic. Je ne reçois pas les enfants mais je les vois dans l'institution, et parfois par le discours des parents ou des dossiers médicaux. Dans mon opinion une grande partie d'entre eux ne seraient pas, en France, diagnostiqués « autistes », notre sémiologie est assez différentiée, que ces différences produisent des différences professionnelles ou à l'inverse que la diversité des formations entraînent des différences nosologiques. Il semblerait qu'en Chine, le diagnostic d'autisme soit pragmatique uniquement déterminé par l'absence d'institutions gouvernementales, et de professionnels (ortho, psycho, psy etc.). Ce diagnostic est très pratique car comme chacun le sait l'autisme est incurable. En fait le dénominateur commun qui réunit ces enfants est « exclu de l'école ». Ainsi dans ce groupe « exclus de l'école », entre sans distinction toutes les variations nosologiques dont la clinique française s'est dotée. [5]
Voilà une légitimité respectable, ainsi cette NGO s'inscrit dans les « human right » à la chinoise, elle ouvre les portes d'une espérance (acquérir un savoir faire et devenir des éducateurs, permettre à leur enfant la réintégration dans le circuit scolaire normal), pour des parents qui sont au comble du désespoir du fait d'une règle (pas générale) de l'enfant unique. C'est déjà une catastrophe pour des parents d'avoir une fille, si elle est malade c'est moins grave que s'il elle était un garçon. En effet lorsque le nouveau né est un garçon c'est un grand bonheur, s'il est malade le malheur est d'autant plus grand qu'il fût précédé par ce grand bonheur. Cette NGO ouvre une porte d'espoir pour les parents qui veulent bien la saisir et pour ceux qui en ont les moyens financiers. Je me souviens qu'un des membres d'une équipe américaine fit cette constatation : le prix est très élevé pour les parents ! La réponse fut immédiate : si vous saviez le prix que la recherche d'une solution médicale leur a coûté avant d'arriver ici !
Je reçois donc les parents, depuis cinq ans environ 250 familles venant de toutes les provinces de Chine. Je les reçois au titre de la « fonction psychanalytique »; ils viennent volontiers du fait que comme les enfants ils sont engagés dans le travail institutionnel.
Ce n'est donc pas une cure psychanalytique, ce n'est donc pas des entretiens préliminaires (il n'y a qu'une séance), ce n'est pas une présentation de malades (seuls les enfants sont malades). Très rapidement (dès la première semaine) je me suis rendu compte que comme les Chinois travaillant dans l'institution j'ai un chalenge : il faudrait qu'en une heure et demie au maximum il se passe quelque chose d'irréversible, un dire sur lequel on ne puisse revenir, non pas une « séance courte » mais une « psychanalyse courte ». D'autant plus redoutable que ne parlant, ni ne comprenant la langue, j'ai besoin d'un traducteur (n'ayant pas fait de psychanalyse et impliquée dans la marche de l'institution en tant que directrice).
Depuis l'an 2000 j'ai fait onze séjours dans cette NGO et naturellement cet acte a des conséquences dans l'institution, des conséquences chez le traducteur, des conséquences chez les parents (cet acte produit des textes dans le bulletin de l'institution qui est porté à la connaissance des parents candidats) sinon chez les enfants, et des conséquences sur ma pratique. En premier lieu progressivement d'autres traducteurs sont intervenus, extérieurs à l'institution, traduisant en d'autres langues (français/chinois concernant la dernière session). Par contre, aucun traducteur ayant fait une psychanalyse. Par ailleurs le temps passant et apprenant le chinois parlé et son écriture, il m'arrive de pouvoir me faire une idée de ce dont on parle.
Au tout début le discours des parents se bornaient à me dire sur un ton non douloureux quel grand malheur était le fait d'avoir un enfant autiste, et leur espoir que le « grand occidental » suscitait. Je levais ce missunderstanding en leur faisant remarquer que c'était là le travail de l'institution et que je faisais toute confiance à ces professionnels. Il me faut dire maintenant le discours d'accueil tenu par la directrice aux nouveaux parents (chaque contingent vient pour trois mois) : « Vous venez ici parce que vous pensez être dans la merde, mais vous ne savez pas à quel point » (traduction libre). Ainsi le message passait : de cette rencontre il ne s'agirait pas d'espérer le miracle, mais de parler d'une souffrance. Un respect mutuel s’est établi entre les socials workers et moi, et non pas la rivalité agressive qui en France rend le dialogue impossible entre les tenants de la psychanalyse et les tenants de la méthode « ABA » (voir Livre noir de la psychanalyse). Les parents progressivement se mirent à parler directement de leur histoire et de leur souffrance et de leur culpabilité. Comprenant qu'il n'y avait pas de solution simple, miraculeuse à leur problème, ni venant de l'institution, ni venant du « psychanalyste ».
On peut dire que le travail de l'institution consiste (dès lors leurs illusions sont brisées) à parler, enseigner, former les parents à la méthode « ABA », compte tenu du fait que lors de leur retour, c'est eux qui deviendront des teachers. Le mien est de leur donner la parole. Il semblerait que cela heurte une tradition chinoise : en Chine en effet on ne paye pas pour parler, mais on paye pour être conseillé, enseigné etc... Cette tradition rend probablement problématique l'avenir de la psychanalyse en Chine.
Néanmoins se tenir à cette règle de donner la parole à comme conséquences que les socials workers se mirent eux aussi à parler, et pour les traducteurs à écouter parler, à entendre des histoires singulières. Il y a la souffrance sociale prise en charge par l'institution, mais aussi une souffrance singulière, une souffrance calligraphique.
En Chine moderne (traditionnellement le pouvoir ne s'occupe pas des problèmes familiaux) le pouvoir laisse à la famille la gestion des problèmes familiaux. Les enfants qui pour de multiples raisons posent des problèmes à l'institution scolaires sont exclus. Devant cette exclusion les parents se tournent vers la médecine. La réponse médicale devant la pauvreté de la médecine de l'enfant a saisi le diagnostic d'autisme, qui entraîne le pronostic d'incurable. Diagnostic très pratique car il masque la double « incurie », sociale (voir la couverture sociale) et scientifiques. La solidarité familiale élargie prend donc le relais. Mais tout l'habitat traditionnel qui en Chine permettait cette solidarité élargie au voisinage est détruit au profit d'un habitat sur le mode occidental.
C'est à cette situation que va répondre la directrice avec la méthode « ABA », qui certes déculpabilisent les parents (la mère), mais pour les responsabiliser (la mère). Dans le même mouvement on va apprendre (en trois mois) à l'enfant un minimum de contrôle et aux parents un minimum de savoir faire avec cet enfant.
On va leur apprendre aussi qu'ils pourraient lors de leur « retour à la maison », non seulement à dealer avec leur enfant dans la quotidienneté, mais à fonder à leur tour des « ngo ».
Cette pratique s'inscrit dans les human right à la chinoise : il n'y a pas de raison que ces enfants soient exclus, mais il n'est pas plus question de faire des institutions pour les placer à vie. Il est question de les rendre visibles dans le social. Avoir un enfant « autiste » c'est « perdre la face », il va donc falloir accepter de « perdre la face » pour trouver un « visage ». Lorsque ce diagnostic survient, il arrive que le couple n'y survive pas. Le père se sauve. En Occident on sait que des hommes ne supportent pas la paternité. Mais en Chine une femme divorcée avec un enfant « dit autiste » a peu de chance de « refaire sa vie ».
On peut penser que la méthode « ABA » est légitime en Occident pour les enfants « dits autistes » pour autant que nous disposons de diagnostics différentiels qui permettent d'orienter les autres vers des « psy », des « ortho » et… Mais que penser de cette méthode appliquée à des petits névrosée, dyslexiques etc. ?
Au terme de cette cinquième année cette circulation de parole a donné des conséquences telles que, pour de multiples raisons je vais interrompre l'expérience. Une des raisons dérive de la rencontre d'un père d'enfant dit « autiste » avec une traductrice. La traductrice (français/chinois) se présentant comme appartenant à la minorité Naxi. Ce travail de traduction entre ma langue maternelle et une traductrice (certes parlant le mandarin) appartenant à une minorité a produit des effets me conduisant donc à interrompre cette expérience. Cette interruption n'est pas sans rapport avec ce que m'avait dit la directrice de Xingxingyu à la fin de mes premiers huit jours à Beijing : « C'est super ce que vous faîtes mais vous partez et on n’a plus rien. »
White House (ou tout est possible)
Cet entretien a eu lieu en mai 2001. Je vois entrer dans le bureau un enfant suivi bientôt par ses deux parents. L'entrée de ce garçon m'a tellement sidéré qu'avant même de faire les présentations je dis à la traductrice, cela m'échappe : « White house ». Elle me demande pourquoi je dis cela ? Sans y penser, je réponds, parce que cet enfant, est comme le président des États-Unis entrant dans le bureau ovale. Elle traduit, aussitôt, pour les parents qui prennent place et embrayent directement sur la place de leur enfant dans le couple. C'est l'enfant roi, non seulement du fait de l'enfant unique qui favorise cette position, mais du fait de sa « maladie » autiste, qui focalise toute l'énergie du couple, qui en tant que tel est au bord de la rupture.
Tout l'entretien va se construire autour de cette problématique : qui a le pouvoir, l'autorité ? Dans le couple bien sûr, mais aussi dans les deux familles, celle de la mère et celle du père, puis dans toute l'histoire de leurs familles respectives sur trois générations.
Cette libération de la parole produite par cette formule initiale « White house » a été telle, que je n'ai pas eu besoin d'intervenir, sauf parfois pour demander que l'on traduise. Cela n'est qu'après la fin de la séance que la traductrice m'a fait connaître cette problématique de la distribution des pouvoirs dans ces deux familles.
Mais l'histoire a une suite : une deuxième séance. Six mois plus tard j'arrive à Beijing, le 12 septembre 2001, le lendemain des attentats sur les Twins towers.
Un couple se présente, je ne les (re)connais pas : ils sont détendus, libérés. La traductrice voyant ma réserve me dit « White house » — j'ai mis du temps à atterrir.
Ce couple ayant appris que je revenais à Xingxingyu, avait eux aussi fait le voyage pour m'inviter à dîner, avec leur « autiste ». Ils témoignèrent que depuis leur entretien leur vie avait changé, l'enfant avait retrouvé sa place d'enfant.
Le père me fit cette confidence : « Vous savez, ce qui s'est passé il y a six mois, c'est quelque chose que l'on ne connaît pas en Chine, une relation humaine, quelque chose d'irréversible, inoubliable et qui me soutiendra jusqu'à la fin de mes jours ». De toute ma vie professionnelle je n'avais entendu une phrase d'une telle densité, la fonction psychanalytique comme un nouvel humanisme ? La durée de leur voyage en train pour venir passer deux jours à Beijing dépasse largement la durée du voyage en avion pour venir de Paris. Et ajouta-t-il, : « Notre enfant n'était pas seulement le président, il était, aussi, une bombe sur la Maison Blanche ».
Mais une question surgit qui concerne le psychanalyste : pourquoi avoir choisi le président des États-Unis pour ouvrir cette séance ? Il me faut faire devant vous cette analyse qui sans votre invitation n'aurait probablement pas eu lieu (au sens temporo-spatial).
La maffia Mother
Je me trouvais à Beijing depuis quinze jours, au printemps 2001. J'avais reçu des parents d'enfants « dits autistes » tirés au sort. Une mère ne fut pas dans ce lot. Par son attitude dans le groupe, elle manifestait un profond désir d'être reçue. L'équipe faisait pression pour que je la reçoive. Elle me fut présentée comme étant la femme d'un « boss » de la drogue. Je fis part de mon incompréhension : comment avaient-ils pu (eux qui travaillaient avec des enfants exclus) accepter de recevoir cette famille, alors que le père (d'ailleurs absent du le groupe), travaillait, à l'inverse, à détruire les jeunes ? Cette mère était, à mes yeux, une caricature de la femme d'un tel homme : assez jeune, séduisante, bardée de petits objets phalliques etc…
Je refusais de la recevoir, d'autant qu'elle essayait d'obtenir un « passe-droit ». Je me rendis au Symposium de psychanalyse, sachant que Huo Datong y était, en indiquant à l'équipe de « Xingxingyu » que je reviendrais après le symposium pour leur présenter Huo Datong.
Je revins non seulement avec Huo Datong, mais aussi avec Qin Wei et Zhang Jing yan (deux autres membres du groupe de Chengdu). La directrice proposa de recevoir une famille, bonne idée me semblait-il de faire participer mes collègues de l'Université de philosophie du Sichuan à une séance de clinique.
La directrice fit entrer cette mère que je ne voulais pas recevoir. Mis devant le « fait accompli », j'acceptais donc et commençais en expliquant à cette mère que je n'avais pas voulu la recevoir, en lui en donnant les raisons. Elle m'a répondu : « Vous vous trompez. Le père de mon enfant n'est pas un « boss » de la drogue, c'est juste un petit drogué, certes il deal un peu pour se fournir ». Chercher l'erreur ? Cependant il faut que je vous dise un point qui pourrait sembler anecdotique, mais si vous voulez bien me pardonner cet exhibitionnisme, vous pourrez, j'en suis convaincu en saisir les pointes allusives.
J'ai dix-sept ans, enfin dix-sept ans qui en disent sept, lorsqu'une amitié d'enfance se transforme en un jeu d'adolescence. Sur le point de commettre l'irréparable ma tendre compagne me dit : « Tu ressembles à un Mongol ». Cette phrase me fit perdre, comme on dit, ma contenance (mais pas mon pucelage). Il n'y a pas eu de rapport sexuel [6].
J'arrive donc à Beijing en l'année 2000, vierge encore mais aussi comme disaient les Chinois au XIXe siècle, un barbare. C'est de bonne guerre puisqu'alors les Européens les prenaient pour des magots c'est-à-dire des singes. L'équivocité fonctionne ici à plein régime et le magot n'est plus le même.
Cette formule « tu ressembles à un Mongol » m'avait incité dans son opacité à m'intéresser aux Mongols ne serait que pour ne plus les confondre avec des mongoliens. Et donc j'arrive à Beijing avec un bagage culturel portant sur les empires barbares et concernant Beijing sur un Mongol particulier nommé Kubilai premier Mongol empereur de Chine qui se sinisant à la place de détruire la ville lui donna jusqu'à aujourd'hui la dignité de la capitale.
J'arrive donc comme un Mongol à Beijing, vais-je me siniser et devenir Empereur ou détruire la ville ?
La suite de l'entretien va le mettre au jour, pour autant que n’étant pas Chinois, je n'ai pas perdu une « face » que je n'ai jamais eue.
Elle a racontée sa galère d'avoir été à la fois terrorisée et fascinée par ce jeune drogué au point de devenir sa femme — ses rapports avec sa belle-mère « popo » — sa proximité avec le suicide. J'interviens, là, pour lui faire préciser la méthodologie du suicide. Elle raconte en détail, ce n'est pas une méthode « douce », mais elle tranche dans la chair. Je lui demande de me montrer les cicatrices sur les deux bras. Non seulement elle me les montre, mais l'atmosphère est telle que je me sens autorisé à lui prendre les avant-bras dans les mains.
Elle change alors de discours et fait part de ses démarches pour se retirer de ce couple fils/mère. Elle est sur le chemin de rompre. Elle m'interroge : « Comment se fait-il que vous vous soyez trompé ? ». La relation « érotique » avec ses « cicatrices », m'avait fait comprendre « tout en l'écoutant », qu'en fait si je n'avais pas voulu la recevoir, c'était par crainte de mon désir de la recevoir. Mais ce désir « émergeant » en cachait un autre, d'enfance, le désir de recevoir un « boss » de la drogue et surtout le désir, non pas de « coucher avec ma mère », mais de coucher avec la femme d'un « boss de la drogue ». Je lui fis part du résultat de mes cogitations. Sa réponse fut immédiate : « J'ai rencontré un autre homme, maintenant je sais ce que c'est d'être une femme ».
C'est à la suite de cette séance, qu'un membre de l'équipe m'a indiqué cette phrase : 河里淹死会水的 que j'ai utilisée plus tard comme titre de mon intervention en novembre 2003 lors de la rencontre avec F. Jullien. Ma traduction de cette phrase est simple : « Je me suis présenté à cette femme comme sachant nager et je me suis trouvé mort noyé ».
Mais se préparait le futur Symposium de psychanalyse à Chengdu en 2001 organisé par E. Robbins. J'avais le projet de faire une présentation collective avec la directrice-traductrice, et les trois collègues de Chengdu. Malheureusement la directrice ne pu se déplacer et les trois collègues restèrent étrangement silencieux (seul H. Fontana me vint en aide en me posant des questions). Cette présentation, je n'ai pas voulu la faire, scandalisé par la présentation clinique d'un des organisateurs de ce symposium. Je remercie d'ailleurs quelques personnes ici présentes de m'avoir calmé. L'allusion : le « boss » de la drogue dans mon enfance représentait celui qui a le pouvoir. Manifestement dans ces « symposiums » se joue des questions de pouvoir.
Méfiez-vous de la « popo ». Le fils de cette « maffia Mother » ne me semble pas « un vrai autiste ». Mais il y a dans cette difficulté de « communiquer » qui scande toute cette pratique à « Xingxingyu » la réapparition de la question de l'érotisme (si présente dans cette séance), forclose dans la nomination de l'au(to éro)tisme. Cette difficulté refait son apparition dans ma communication ratée lors du Symposium de Chengdu, et dans la rencontre ratée avec F. Jullien. Mais finalement il y a « transmission » possible du fait même de la difficulté de « communiquer ». L’ensemble de cette histoire à une valeur métaphorique. Je me pensais le comme le futur Empereur de la Psychanalyse en Chine. Cette femme m’a fait descendre de ce piédestal. Mais la question demeure : le marché est ouvert.
La persécutée qui lit Freud
Une ouverture sur la psychanalyse en Chine
Il y a là, dans la pièce, outre la directrice-traductrice, deux membres du Groupe de Chengdu, et un ou deux teachers de l'équipe de « Xingxingyu ». Entre une petite femme, triste, recroquevillée sur elle-même, le regard fuyant. Elle reste dans le silence, malgré quelques invites discrètes à parler. Le silence dure longtemps. Finalement elle dit en se dépliant : « Je ne peux pas parler en présence de tout ce monde ». Je lui dis que tout ce monde va sortir et nous restons seuls avec la traductrice.
Elle raconte alors sa vie assez misérable, manutentionnaire dans une usine, elle est mal vue par ses collègues, seule, sans contact. Quelles en sont les raisons ? « C'est parce que je lis des livres ! ». Elle énumère ses lectures, « Je suis passionnée par la psychologie ». Je lui fais remarquer que nous, ici aussi, nous sommes des passionnés de psychologie, même les personnes qui sont sorties. Elle lève enfin les yeux et avec un sourire pâle et nous demande de les faire revenir. Son mari lui non plus ne supporte pas ses lectures et elles entraînent des difficultés dans le couple, qui s'ajoutent à celles qui sont survenues après que l'enfant a été diagnostiqué « autiste ». Elles parlent de ses lectures, des livres de psychologie. Je lui demande si elle lit aussi des livres de psychanalyse. Cette subtile distinction ne la trouble pas : « Bien sûr je lis des livres de S. Freud ». Elle est redevenue vivante, elle se déplie, son regard s'allume. L'entretien se termine alors.
Les membres de l'équipe transmettent des informations sur sa participation aux ateliers. Elle était isolée, ne parlant à personne, triste et déprimée.
Le lendemain de cet entretien, son comportement a changé, elle passe de parents en parents, pour les engager à ne pas craindre de parler de leurs problèmes, elle devient un prosélyte de la communication des choses intimes. Les teachers vivent cela comme un miracle.
Ces entretiens dits par moi « psychanalytiques », sont bien acceptés par les teachers, car dans l'ensemble, ils ont des effets bénéfiques sur la participation dans le groupe. Cette femme rencontrée au tout début de ma présence à « Xingxingyu », a été un des éléments importants de mon intégration. Ils introduisent cependant une nouveauté, ils ne sont pas passionnément centrés sur la mission de « Xingxingyu » : apporter une réponse sociale à la désespérance, par la pression éducative de la méthode ABA. Cette femme est venue dire que lire de la psychologie et de la psychanalyse entraînait un rejet de la part du groupe. Que ce rejet soit un reflet de la réalité chinoise ou un délire de persécution ? Le partage est parfois bien difficile.
XingYu
C’est la mère d’un enfant « dit autiste » 孤独症. Elle raconte l’histoire des troubles présentés par son fils sur un ton désabusé et particulièrement la déception qu’elle éprouve car son mari est incapable de la soutenir dans cette épreuve. Particulièrement elle met l’accent sur le fait qu’elle sait bien qu’il faudrait qu’elle trouve un travail qui lui permette de s’occuper, en même temps de son enfant. La solution est d’ouvrir une petite échoppe. Mais pour cela il faudrait un petit capital de départ et son mari est bien incapable de l’aider.
Je lui demande quel est le prénom de son enfant : Xing Yu (星雨). Elle m’indique alors que le médecin qu’elle a rencontré lui a conseillé de venir à « Xingxingyu » [7]. Mais il y a un obstacle : « Il faudrait que vous changiez le prénom de votre fils, car XingYu entre en relation avec XingXingYU et cela pourrait nuire au traitement ». Elle a donc donné un autre prénom à son enfant. Mais de toute façon rien ne change depuis qu’il est ici. Elle n’a donc qu’une solution, le suicide avec son enfant [8]. Je lui demande qui a choisi ce prénom ? « C’est mon mari ».
Il m’apparaît alors que le changement de prénom sur prescription médicale est un élément de plus qui dévalorise son mari et prend l’initiative de lui demander pourquoi son mari a forgé ce prénom. ? Xing cela veut dire “étoile”, c’est ce sur quoi on peut compter, elle revient toujours à la même place, et Yu qui veut dire “pluie” c’est ce que tous les jours on espère [9]. Je lui fais remarquer que c’est une riche idée de son mari d’avoir donné ce prénom et que je regrette beaucoup que le médecin est cru bon de changer.
À la suite de cet échange elle change de discours sur son mari et le décrit dorénavant comme un homme débrouillard, qui a de nombreux amis, qu’il est aimé de tous, elle ira même de parler de relations sexuelles de façon positive : « nuages et pluies » yun yu de shi qing (云雨的事情) est une métaphore habituelle pour parler de ces relations et xingyu est homonyme (les tons sont différents) 性欲. Elle ira même pour conclure cet entretien qu’il finira bien par trouver une solution pour trouver la somme pour ouvrir la boutique.
I make a mistake
« Il n'y a pas d'ordre possible pour l’homme
s'il ne se sent pas sur le point d'être pendu au moment même où il mérite de l'être »
Lorsque j’arrive dans le bureau une enfant est déjà là enjouée en train de remplir une feuille de dessin avec des motifs riches, colorés et variés. Son père à ses côtés attend sagement, silencieux et passif. Les présentations faites, un grand silence pesant s’instaure qui contraste avec l’activité débordante de sa fille dite « autiste ». Pour rompre je lui demande ce qu’il pourrait avoir envie de dire. Une litanie monotone raconte sa fille dans un contraste absolu avec ce qu’elle donne, en situation, à voir. Je lui demande ce qu’il fait comme métier il me répond géomètre. Je lui demande de me faire un dessin, il s’exécute lentement et tristement. Ce dessin dans sa pauvreté contraste étrangement avec la richesse des productions de sa fille.
Un espace clos, dit-il. Un plan, j’entends, une clôture. Je lui fais remarquer que cet espace n’est pas vide, Que représente ce trait ? Il m’indique : « I make a mistake [10], ce n'est pas un trait Intentionnel, ça m’a échappé, mais moi je ne peux m’échapper ».
Je lui indique que nous sommes nous dans un espace à trois dimensions, qu’il nous est possible donc de prélever cette mistake et de la sortir de cette prison bidimensionnelle. Cela n’entraîne pas d’autre écho que de politesse. Mais je remarque, alors que la clôture n’est pas étanche, il existe une minuscule ouverture, est-ce, aussi, une « mistake » ? On a donc accès à l’erreur, sans effraction. Il s’ensuit une longue confession pour la traductrice, sans traduction. Je ne comprends donc que l’accablement. Mais sa fille qui a accès à cette confession, qui consiste à dire que de mariage et d’enfant il ne le souhaitait pas, mariage arrangé très traditionnellement par une entremetteuse.
Ce dessin fut précieusement conservé dans l’institution et ressortit à chacun de mes retours, me signalant sans cesse, de façon allusive (peut-être pas intentionnellement) mes erreurs, mais personne ne m’a jamais dit laquelle.
Le père qui voulait tuer sa femme
Il participe, avec sa femme, au stage. La traductrice (chinois-français) se présente à moi non pas par son nom comme toutes les autres, mais en faisant valoir la minorité à laquelle elle appartient : Naxi. Pendant ce dernier séjour à « Xingxingyu », j’ai eu des traductrices (chinois-français), mais toutes Han.
C’est le père d’un enfant dit « autiste », qui se présente. Il est sombre, tendu, mais très déterminé, il annonce d’emblée : « Je veux tuer ma femme ». Je demande à la traductrice d’écouter sans traduire, quand elle le jugera nécessaire elle pourra me faire part de son écoute. Ce qu’elle fera. C’est donc un homme très déterminé. Il a fait trois ans d’armée, il sait donc comment tuer quelqu’un cruellement et en donne les raisons. Il me semble que l’appartenance à la minorité Naxi que la traductrice revendique n’est pas sans rapport avec la manière très décontractée avec laquelle elle écoute et transmet cette histoire particulièrement difficile. Devant cette détermination je reprends la direction des opérations. Moi j’ai peur qu’il passe effectivement à l’acte. Je n’utiliserais pas la pâte à modeler pankovienne, mais lui demande : « Comment va-t-il s’y prendre pour tuer ? - Avec un couteau - Dans quelle partie du corps ? - Directement dans le cœur - C’est ce que vous appelez cruellement ? - Oui cruellement, comme on tue une bête - Et ensuite - Ensuite je tuerai aussi ma belle-mère 丈母娘 - Et puis ? - Je partirai - Mais… et les cadavres ? - C’est le beau-père qui va les découvrir ».
Le beau-père va alors traditionnellement respecter les rites funéraires. J’interviens pour lui faire remarquer que son acte va faire souffrir son beau-père et peut-être aussi lui-même, alors que la cruauté de son acte évite toute souffrance à sa femme et à sa belle-mère. Pour la première fois cette réflexion semble entamer sa détermination. Il reste dans un long silence et j’en profite pour lui dire que depuis que je travaille à « Xingxingyu », j’ai eu plusieurs fois à l’écoute des parents envie de tuer, en particulier les médecins qui avaient reçu des parents comme lui. Ce partage du désir de meurtre, mais pas de la volonté lui fait, alors, à son tour me poser une question : « Comment faites-vous pour ne pas le faire ? - Je fais une psychanalyse - C’est quoi faire une psychanalyse ? - C’est ce que l’on est en train d’essayer de faire, parler de son désir ».
L’entretien touche à sa fin, il est temps de conclure. Je lui demande : « Que vous a apporté cet entretien ? - Un soulagement - Va-t-il durer au-delà de cette séance ? (je suis vraiment inquiet) - Je ne peux pas vous le garantir, mais je comprends qu’il faudrait que je fasse une psychanalyse ». Dans sa ville il n’y a aucune possibilité, sauf un psychothérapeute, mais beaucoup trop cher pour lui.
Pour ce qui me concerne je comprends que je ne peux continuer de travailler à « Xingxingyu », alors même que je pense que la psychanalyse est possible en Chine (cet entretien en est la preuve) encore faudrait-il qu’il s’y trouve des psychanalystes.
En guise de provisoire conclusion :
Le retour à la maison
Ce dernier entretien m’a conduit à cesser mon travail à « Xinxingyu ». Les cinq ans passés dans cette institution me conduisent à dire que la psychanalyse est possible en Chine et ce dernier entretien en serait la démonstration, puisque ce père a fait au terme de cette séance la demande que la psychanalyse continue. Encore faudrait-il faire le choix de vivre en Chine ou d’avoir des collègues chinois pour adresser ce patient. C’est donc parce qu’elle fut possible à « Xingxingyu » qu’elle devient impossible.
Le gros problème, aussi bien pour moi que pour l’ensemble de cette NGO, c’est ce que l’on peut nommer : « Le retour à la maison ». Pour les parents qui ne passent que trois mois dans l’institution, que pour moi qui n’offre qu’une seule séance, mais aussi bien pour les teachers qui la journée finie rentrent chez eux. Un de ces teachers très apprécié de ses collègues veut abandonner ce travail. La directrice me demande si je veux bien le recevoir, j’accepte (une autre « mistake ») Au terme de l’entretien il m’indique qu’enfant il voulait être militaire, il s’aperçoit qu’il est, ici, militaire avec ces enfants (c’est la méthode ABA) et cela, il ne peut le supporter. Quand il rentre à la maison il ne parle que de cela. Il remet donc en question la méthode institutionnelle. Je propose une réunion institutionnelle (la première dans l’institution). Les teachers sont très sensibles à cette question qui n’est pas seulement celle des parents. Certains me demanderont des entretiens individuels. Ce mouvement indique une remise en question de la méthode. Je propose une deuxième réunion, que la directrice refusera. C’est aussi une raison de ma décision de cesser de travailler. Je précise que je conserve des liens de respect et d’amitié malgré ces deux obstacles.
Cette intervention est en elle-même mon retour à la maison. Je suis allé en Chine comme le futur empereur de Chine, une femme (la maffia mother) très opportunément m’a fait rapidement descendre de ce piédestal. Je reviens (comme Ulysse) sans savoir si Pénélope me reconnaîtra.
Ulysse parle de la fabrication du lit, il rappelle que personne, en dehors d’eux, ne savait que ce lit, contrairement aux autres, était fixe, immuable, empedon, et qu’il aurait fallu couper le troc de l’olivier pour le bouger. En l’écoutant, « Pénélope sentait se dérober ses genoux et son cœur, elle avait reconnu les signes assurés », les signes immuables (semata empeda), immuables comme le lit, comme le souvenir, comme l’identité d’Ulysse, comme la fidélité de Pénélope. C’est alors que la femme s’élance en pleurant vers son mari, qu’elle lui jette les bras autour du cou, qu’elle l’embrasse et s’explique : si elle ne l’a pas reconnu sur le champ, « c’est qu’elle avait toujours au cœur la crainte que quelqu’un ne vînt l’abuser par ses contes ». « Mais maintenant que tu m’as décrit le signe indubitable de notre lit qu’aucun mortel n’a vu… mon cœur est convaincu » [11]
Peut-être malgré tout la particularité du lit-divan pourrait-elle faire se poser la question : la psychanalyse se transmet-elle par la cure ? C’est-à-dire le transfert, même si une institution ne peut se construire sur le transfert (typiquement la langue de bois). Je rentre à la maison aussi comme Tang’ao héros du roman de Li Ruzhen, Le miroir des fleurs dont une remarquable analyse est donnée par Jean Levi dans La Chine romanesque [12]. Je laisse à la curiosité de chacun le soin de lire ce passage plutôt que d'en faire une citation.