Je voudrais, tout d’abord remercier R. Lanselle d’avoir accepté d’intervenir en premier, non seulement de me fournir ainsi un cadre (celui de la science graphique), mais surtout parce qu’il me fait entendre la question du maître telle qu'elle apparaît à propos de la graphie chinoise. Je le cite :
La valeur phonétique des éléments qui entrent dans la composition d’un caractère est trop variable, trop incertaine et floue pour que l’on puisse se passer de quelque chose d’important qui est, en fait, la parole d’un Maître. Vous ne pouvez jamais spontanément dire comment se prononce un caractère que vous ne connaissez pas. Des éléments peuvent vous faire penser que ce caractère pourrait bien se prononcer de cette façon, vous n’en aurez jamais la certitude [1]
Mais venons au fait. Vous avez, sans aucun doute, perçu la pointe énigmatique que comporte ce titre. Il est vrai que je ne savais quel titre donner à mon intervention, d’autant plus que je ne savais pas ce que j’allais vous dire, entraîné que je fus à accepter de répondre oui à l’invitation de P. Balamich. J’ai accepté car il m’a fait l’honneur et l’amitié de venir à mon séminaire au sein duquel je fais part de mon « détour par la Chine » en ce qu’il me permet d’interroger la « part inanalysée » de mes fondements.
Cette énigme, présente dans le titre, n’en était pas, le croyais-je, une pour moi. Vous verrez en conclusion que la préparation de cette intervention a fait apparaître l’incontournable présence d’une énigme pour moi-même, par l’intermédiaire de la levée d’un refoulement.
1. ANG sont les premières lettres de l’angoisse, et je ne me connaissais pas comme étant d’un caractère anxieux, bien que les questions d’O. Grignon font apparaître une angoissante question : « La psychanalyse est-elle possible en Chine ? ». O. Grignon a bien voulu laisser entendre que la tension dialectique (condition de la psychanalyse) entre le talent interprétatif et sa mise en raison (scientifique) pourrait être universelle. Pas de science en Chine nous indique R. Lanselle, sauf à considérer que la science chinoise est justement la « science graphique ». [2]
Je suis plus généralement porté vers une certaine détresse que certains traduisent en allemand par Hillflozigkeit, c’est sous ce terme que l’association « Insistance » qui organise à quelques pas d’ici le séminaire de l’IAEP.
P. Belamich a bien voulu reprendre une citation d’un texte « taoïste ancien », IVe siècle après J.C., je voudrais ajouter ici une citation d’un texte d’un auteur occidental, Casanova, qui me semble établir une passerelle entre des questions chinoises et occidentales à propos de l’écriture :
On m'a ordonné de vous amener chez moi et d'attendre votre réveil : j'ai obéi. On m'a ordonné de vous avertir que l'ivresse est mortelle. J'ai informé le saint ministre que vous n'entendiez rien à la langue de Dieu. On a jugé que c'était sans importance, il suffisait que la vérité fût dite, mais je devais vous en donner le texte écrit…
Casanova (lsocaméron).
Les textes taoïstes qu’étudie J. Lagerwey sont post-empire, mais ils transmettent des pratiques pré-impériales. Des pratiques qui ritualisent le passage d’un adepte (une singularité) en voie de s’inscrire dans une communauté spatiale et temporelle (sous la forme de la longévité et de l’immortalité). Ces textes nous permettent d’observer ce passage et le rapport de la singularité avec les écritures révélées ou inspirées. Un terme est utilisé pour nommer cette singularité 兆, il se trouve que ce terme désigne aussi l’appareil de graphie divinatoire (carapaces de tortue) sur lequel s’inscrivent les craquelures. Il se traduit par « l’adepte », « je, moi, mon corps » et ne concerne en aucun cas la langue parlée. Le point commun entre ce pur graphisme et les mots pour dire « je, moi, mon » en langue parlée est leur triple fonction grammaticale « sujet, complément d’objet et pronom possessif ».
2. L’idée première pour un titre était « ANG : analyse non gouvernementale ».
Compte tenu de nos débats sur Psychothérapies-Psychanalyse, j’ai préféré le raccourcir, mais néanmoins ce « non gouvernemental » me permet de vous faire part d’une expérience de travail à Beijing dans une NGO (non gouvernemental organisation), c’est-à-dire une ANG (association non gouvernementale).
3. Mais préalablement revenons en Occident. Une cure, maintenant apparemment, terminée, me hante depuis de longues années. Il s’agit d’une personne venue me consulter, me voir, me parler, après une précédente cure de deux ou trois ans, mais aussi avec, toujours vives, des hospitalisations en Hôpital psychiatrique pour troubles de l’ordre public, dont certaines en placement d’office. Pendant quatre ans, j’ai dirigé (sinon digéré) cette cure selon l’enseignement de G. Pankow, en utilisant, donc, la pâte à modeler. Je vous fais part d’une séance cruciale aboutissement de ces quatre ans. Venant à sa séance, cette personne, gouvernée par une Voix hallucinée qui la traite de Gouine, passe devant la vitrine d’une boulangerie, elle entend la voix venant de l’intérieur de cette boutique et voit la voix sortir de la bouche d’une personne qu’elle reconnaît pour la première fois comme son reflet, et la voit aussi bien entrer par son oreille. Habituellement la voix venait du ciel, vide ou plein d’une invisible présence divine ou de passants. L’injure se transforme en Queen. Elle s’approprie ce terme (cette personne à quelque rapport avec la langue anglaise). Pendant les premiers quatre ans, sa cure l’avait autorisé à prendre des cours de chant lors desquels ses fonctions orificielles étaient entrées dans son champ perceptif, ce que les rapports sexuels et deux grossesses n’avaient, semble-t’il pas permis.
Mais il apparaît que l’inscription « boulangerie » a une importance cruciale en tant que graphisme alphabétique qui inscrit de façon non immédiatement lisible (anagramme) son nom patronymique et son prénom que je donne ici Angèle Bourie. N’ayez crainte c’est un nom par moi inventé. La transmission de la clinique psychanalytique ne saurait s’amputer du patronyme et du prénom, mais il est interdit de le dire. Que le psychanalyste invente un NOM et prénom indique bien qu’il n’y a de clinique psychanalytique que celle du psychanalyste.
Il faut, à ce propos, que je vous conte une anecdote. En 1964 alors internes chez H. Ey à Bonneval, nous jouions avec le Maître au bridge le samedi soir. Assez régulièrement vers minuit le téléphone sonnait et H. Ey apparemment furieux discutait puis revenait en grommelant :
Il m’emmerde celui-là avec ces questions, il veut savoir si mes femmes hallucinées s’entendent, par leur voix, nommées par leur patronyme ou leur prénom ?
Un jour, j’entendis un autre patronyme, celui de l’interlocuteur : J. Lacan.
Voilà une autre partie de l’énigme qui s’éclaire pour vous. Mais ce n’est toujours pas une énigme pour moi.
4. Revenons à Beijing dans cet NGO-ONG dans laquelle je travaille. J’y écoute, dans une langue que je ne comprends ni ne parle, j’entends donc des sons détachés de toute signification, langage oral à l’état pur [3], venant des parents d’enfants réputés autistes. Il y faut une traductrice (anglais/chinois). Elle ne traduit qu’à ma demande ou parfois poussée par un besoin irrépressible. J’y entends des parents de toutes les provinces de Chine, donc de multiples accents et parfois des dialectes. Un jour, je suis persécuté par un son inhabituel, un son qui débute par une nasale. Je m’en inquiète auprès de la traductrice qui me répond ce n’est pas étonnant elle parle cantonnais. Cette sonorité veut dire « je, moi, mon » en cantonnais, elle s’écrit en alphabétique NGO.
5. Dans ce temps-là, sous l’initiative de H. Fontana, ici, présent, nous formons un groupe de travail pour le but d’étudier l’œuvre de F. Jullien. Ma participation à ce groupe s’appuie sur ce qu’il nous indique de son « détour par la Chine » :
Se servir de la Chine comme d’un outil pour interroger l’impensé dans la philosophie occidentale des fondements de la morale.
Cette formulation suscite mon intérêt car à l’expérience mon détour par la Chine interroge la part d’inanalysé, ou autrement dit mes fondements signifiants. Je prends comme lecture un premier livre de F. Jullien : Écriture et révolution. Dans ce texte l’auteur étudie l’œuvre de Lu Xun. En particulier : Contes anciens à notre manière. Je ne connaissais pas Lu Xun, bien qu’ayant lu bien des années auparavant le Journal d’un fou, en français sans remarquer qu’il s’agissait d’un texte de Lu Xun, je produisais une « forclusion du ». Ce livre me fut bien utile dans ma pratique à l’hôpital psychiatrique. Lu Xun dans ce texte réécrit un passage de la mythologie chinoise, en l’analysant à la manière de ce dont il pouvait connaître de S. Freud en 1922. De nombreuses difficultés le conduisirent à abandonner et à critiquer S. Freud. À la lecture de la traduction de F. Jullien, il apparaît que l’auteur fait un travail de critique littéraire, ce qui me conduit à abandonner cette lecture et à me procurer le texte chinois que je ne sais ni lire ni prononcer. Comment, en effet, apprécier à sa juste valeur le travail de F. Jullien alors même que je ne peux lire le texte de départ en chinois ? Il faut préciser que F. Jullien nous indique que c’est une affaire purement textuelle et qu’il est hors de question de faire intervenir le personnage de l’auteur. Pas de biographie donc, ni d’autobiographie. Je vous donne ici le texte chinois et le texte français :
伊在這肉紅色的天地間走到海邊,全身的曲線都消融在淡玫瑰似的光海裏,直到身中央才濃成一段純白。波濤都驚異,起伏得很有秩序了,然而浪花濺在伊身上。這純白的影子在海水裏動搖,仿佛全體都正在四面八方的迸散。但伊自己並沒有見,衹是不由的跪下一足,伸手掬起帶水的軟泥來,衕時又揉捏幾回,便有一個和自己差不多的小東西在兩手裏。
“阿,阿!”伊固然以爲是自己做的,但也疑心這東西就白薯似的原在泥土裏,禁不住很詫異了。
然而這詫異使伊歡,以未曾有的勇往和愉快繼續著伊的事業,呼吸吹噓著,汗混和著……
“Nga!nga!”那些小東西可是叫起來了。
“阿,阿!”伊又吃了驚,覺得全身的毛孔中無不有什麽東西飛散,於是地上便罩滿了乳白色的煙雲,伊才定了神,那些小東西也住了口。
“AkonAgon,!”有些東西曏伊說。
“阿阿,可愛的寶貝。”伊看定他們,伸出帶著泥土的手指去撥他肥白的臉。
“UvuAhaha,!”他們笑了。這是伊第一回在天地間看見的笑,於是自己也第一回笑得合不上嘴唇來。
Devant ce texte, je suis dans la même situation que devant les parents que j’écoute à Beijing. Mais immédiatement je m’accroche aux lettres latines incluses dans ce texte en tant que je peux les vocaliser sans les relier à une quelconque signification. Pur son dans le texte, pure voix.
Alors même que lisant la traduction française, ces lettres latines sont perdues dans l’écriture alphabétique et j’en comprends le sens. Je passe, ici, sur l’analyse faite par F. Jullien de l’inclusion des lettres latines, analyse qui renvoie au travail militant de Lu Xun qui voudrait avec d’autres alphabétiser l’écriture chinoise. C’est-à-dire une démarche consciente.
Je m’interroge plutôt : pourquoi Lu Xun inscrit-il ces lettres latines (nga, nga) dans une phrase (nga, nga, 那些小东西可是叫起来) plutôt que dans une autre, et la lecture de l’œuvre de Lu Xun accessible en français ne me donne aucune réponse. Par ailleurs je ne trouve aucune correspondance entre ces lettres latines et un caractère chinois : il semble exister un trou dans l’écriture. Est-il possible qu’il y ait un trou dans l’écriture ?
Dans le même temps je lisais par hasard l’entrée les langues sino-tibétaines dans Encyclopédia Universalis. Cet article se termine par une allusion de M. Coyaud à un article de Karlgren qui essaye de reconstituer la prononciation du chinois archaïque, par les dialectes qui maintiennent dans la modernité les prononciations du chinois archaïques [4].
Il nous signale que wo et wu, deux manières de dire “je” et “moi” en chinois archaïque, se prononcent (en tout cas pour wo) : nga/ngo.
Cette lecture me fournit l’occasion de faire mon interprétation du NGA de Lu Xun : les petits êtres (东西) disent Je et/ou Moi. Étrangement je fais le lien avec les parents cantonnais qui disent NGO pour dire je/moi/mon. Outrepassant l’indication de F. Jullien je m’intéresse à Lu Xun. Il est né à Shaoxing une ville du Zhejiang. Enfant, il a dû entendre le dialecte local, et en effet dans son dialecte local pour dire je/moi on prononce NGA. Ainsi Nga retrouve son écriture 我。
6. Mais pourquoi ce long détour par la Chine, et particulièrement par la rencontre ratée avec F. Jullien ?
(La rencontre a pour point de départ l’initiative de H. Fontana de constituer un groupe de travail entre psychanalyste afin de lire les livres de F. Jullien, très rapidement ce groupe n’a plus fonctionné pour préparer avec F. Jullien une rencontre publique en novembre 2003. Dans mon esprit il s’agissait d’un premier pas. Mais très rapidement il y a eu l’injonction de passer à l’écriture et encore plus rapidement encore de passer à la publication pour le salon du livre en mars 2004. Lors des journées de novembre, j’improvisais donc sur mon autre lecture que celle de F. Jullien. Il m’a fallu écrire ce texte. Les directeurs de la publication n’ont pas cru bon d’accepter le texte qui faisait état de mon hypothèse; j’ai donc accepté de laisser publier un autre texte amputé de mon hypothèse et j’en ai maintenant honte, la seule motivation étant de voir mon patronyme à côté d’un nom aussi prestigieux que celui de F. Jullien. R. Lanselle a dit que ce livre Indifférence à la psychanalyse était une niaiserie, j’ajoute et mon texte aussi).
Dans l’analyse des lettres NGA du texte de Lu Xun une question s’est posée : pourquoi Lu Xun choisit cette phrase et pas une autre ? Dans la préparation de mon intervention il m’est apparu que je ne m’étais pas posé une question : pourquoi ai-je choisi boulangerie et pas un autre support pour inventer un nom à cette patiente ? En réponse j’ai entendu sonner dans mes oreilles : Queen, ma Queen, ma Reine, marraine, ma marraine. Ma marraine se prénommait Angèle. Angèle ma marraine tenait un hôtel de passe, cet hôtel se situait à Paris sur un Boulevard dont le nom est le nom Patronymique réel de cette patiente. Le travail de ces trois lettres en chinois est une manière de prolonger un arrêt du travail psychanalytique, arrêt qui explique ma hantise. C’est dans la préparation de mon intervention que se produit une levée d’un refoulement et j’en éprouve un grand soulagement.
7. Mais cependant il faut que je vous dise que cette résistance à la psychanalyse n’est pas contre-productive, car avec elle j’ai découvert la Chine, et de plus elle a mis au travail au moins deux Chinois. Je donne maintenant un texte qui m’a été transmis par Huo Datong et Yan Helai (deux collègues du Groupe psychanalytique de Chengdu) auprès de qui je m’étais ouvert de mon interprétation. Curieusement lors de la rencontre avec F. Jullien j’ai oublié de signaler cet écho venant des chinois. Tout aussi curieusement j’ai oublié, encore, de vous en faire part lors du colloque. Je corrige maintenant cet oubli.
Nous, moi et Helai, avons trouvé un texte d’où sont peut-être issus les mots phonétiques inventés par Lu Xun. L'auteur 汪荣宝 Wang Rongbao, dans son article 歌戈模古读考 « L'étude critique sur la prononciation archaïque » écrit :
Le caractère 呱 suit le son de 瓜 (gua, nom générique des cucurbitacées). On dit dans Les Poésies que le Prince-millet se mit à pleurer (en prononçant kwa). 呱 se prononce comme kwa qui ressemble à la voix du bébé qui pleur. Il est semblable chez les bébés des minorités des Ganyue, Yihe etc. On s'appelle soi-même comme 吾, 吾 se prononce comme « nga » qui ressemble à la voix en quoi le petit enfant commence à parler. C’est pourquoi on appelle le petit garçon et la petite fille 吾子(petit enfant), et aussi les appelle 童牙=(dents d'enfant) pinyin = tongya. La prononciation de 吾 et celle de 牙 sont pareilles chez la langue archaïque chinoise [5]
Huo Datong ajoute :
La lecture de ce texte m`a donné l’impression qu’après avoir lu ce texte, Lu Xun a écrit l'histoire de Nü Wa. Mais le texte de Lu Xun a été publié au 1er décembre 1922, tandis que l'article de Wang Rongbao, en avril 1923. C’est-à-dire que ce dernier est plus tardif que celui de Lu Xun. Il y a un problème du temps. Une autre possibilité serait que Lu Xun ai lu le manuscrit de Wang avant ou pendant la composition de son texte. Car Monsieur Qiang Xuanbao, un grand linguiste, est à la fois un grand ami de Lu Xun et de Wang Rongbao. Il a écrit longue note à la fin de cet article de Wang. Il est donc possible que Qian Xuanbao ait donné le manuscrit de Wang ou bien ait parlé du sujet de Wang à Lu Xun à l'occasion ou bien Lu Xun lui a parlé de ce qu’il est en train d’écrire. Cela n`est que mon interprétation.