Nous étudierons, Yan Helai et moi-même, les relations entre l’enseignement de J. Lacan et la réception de la psychanalyse en univers chinois. Ce travail est centré par le séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant dit le séminaire chinois [1]. Ce séminaire est à contextualiser dans la suite des séminaires depuis la fondation de l’École freudienne, et en particulier Problèmes cruciaux pour la psychanalyse.
En novembre 2007 à Xi’An et à Chengdu, puis en mars 2009 à Chengdu, s’est tenu un séminaire consistant en commentaire du séminaire XVIII. Il y a 45 heures d’enregistrement audio et vidéo. Ce travail contient par avance une critique de la manière dont Philippe Porret présente l’enseignement de J. Lacan.
Pour suivre ce prochain séminaire il importe de relire les textes que vous trouverez aux adresses suivantes sur ce site [2].
Depuis le séminaire Problèmes cruciaux pour la psychanalyse [3] J. Lacan poursuit une interrogation sur le nom (le sien) en l’occasion qu’il traduit de façon fallacieuse de l’hébreu par « et pourtant » en place de « c’est pourquoi ». Je retrouve cette problématique dans le « wo gu yue » [4] que J. Lacan extirpe du Mencius. Le mot gu traduit par « c’est pourquoi » retrouve le nom de Lacan, mais le wo nous indique que c’est à chaque lecteur (chinois en particulier [5]) lisant Mengzi de se faire une idée dans le conflit qui oppose Gaozi et Mengzi.
Ce conflit engage la question d’un intérieur et d’un extérieur séparé par des frontières, alors que Lacan dans la première séance du séminaire XVIII nous indique :
Le discours du maître n'est pas l'envers de la psychanalyse. Il est où se démontre la torsion propre, dirais-je, du discours de la psychanalyse, ce qui fait que ce discours fait poser la question d'un endroit et d'un envers, puisque vous savez l'importance de l'accent qui est mis dans la théorie, dès son émission par Freud, l'importance de l'accent qui est mis sur la double inscription. Or ce qu'il s'agissait de vous faire toucher du doigt, c'est la possibilité d'une inscription double à l'endroit, à l'envers, sans qu'ait à être franchi un bord. C'est la structure dès longtemps bien connue, dont je n'ai eu qu'à faire usage, dite de la bande de Mœbius. [6]
Mais il nous engage aussi à nous interroger sur cette phrase de Mengzi que Lacan interroge :
告子曰;不得于言,勿求于心,不得于心,勿求于气。 不得于心,勿求于气,可。 不得于言,勿求于心,不可
Quoi qu'il en soit, oui, je me suis aperçu d'une chose, c'est peut-être que je ne suis lacanien que parce que j'ai fait du chinois autrefois, je veux dire par là que je m'aperçois à relire des trucs comme cela que j'avais parcourus, mais ânonné comme nigaud, je me suis aperçu à les relire maintenant que c'est de plain-pied avec ce que je raconte. Je ne sais pas, je vous donne un exemple : dans Mencius, [ce sont… ?] des livres fondamentaux, canoniques, de la pensée chinoise, il y a un type qui est son disciple d'ailleurs, qui n'est pas lui - mais qui commence d'énoncer des choses comme ceci : « Ce que vous ne trouvez pas du côté du yán 言 (c'est-à-dire du discours) ne le cherchez pas du côté de votre esprit » - cela, je vous traduis esprit, c'est xīn 心 mais ça veut dire qu'il désignait par xīn 心 qui veut dire le coeur, ce qu'il désignait, c'était bel et bien l'esprit, le Geist de Hegel. Mais enfin cela demanderait un tout petit peu plus de développement. Et si vous ne trouvez pas du côté de votre esprit, ne le cherchez pas du côté de votre qì 气 [氣] c'est-à-dire de ce que les Jésuites traduisent comme ça, comme ils peuvent en perdant un peu le souffle, de votre sensibilité. Je ne vous indique cet étagement que pour vous dire la distinction qu'il y a entre ce qui s'articule, ce qui est du discours, et ce qui est de l'esprit du moins pour l'essentiel. Si vous n'avez pas déjà trouvé au niveau de la parole, c'est désespéré, n'essayez pas d'aller chercher ailleurs au niveau de l'esprit. Mèngzǐ [孟子], Mencius se contredit, c'est un fait, mais il s'agit de savoir par quelle voie et pourquoi. Ceci pour vous dire qu'une certaine façon de mettre au premier plan ce qui s'appelle discours, c'est pas du tout quelque chose qui nous fasse remonter à des archaïsmes, parce que le discours à cette époque, à l'époque de Mencius, était déjà parfaitement articulé et constitué. [7]
孟子曰;天下之言性也,則故而已矣。故者,以利為本。所惡於智者,為其鑿也。
Nous pourrions donc dire aussi : le langage, en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le ciel, le langage, voilà ce qui fait hxìng 性, « la nature », car cette nature n'est pas, au moins dans Meng-Tseu n'importe quelle nature, il s'agit justement de la nature de l'être parlant, celle dont, dans un autre passage, il tient à préciser qu'il y a une différence, entre cette nature et la nature de l’animal, une différence, ajoute-t-il, pointe-t-il, en deux termes qui veulent bien dire ce qu'il veut dire, une différence infinie et qui peut-être est celle qui est définie là. [8]
Nous reparlerons de cette phrase de Mengzi que J. Lacan ne traduit pas de façon fallacieuse contrairement à ce que certains voudraient nous faire croire, mais que Lacan utilise pour nous introduire à l’ensemble de son enseignement dans son rapport avec la nature des choses dans la culture occidentale.
Yan Helai analysera le caractère 性 dans toute son extension sémantique en univers chinois de l’époque de Mengzi (avant Jésus-Christ) et non pas de l’empire des Song du Sud. [9]
Je donne, enfin, le dernier paragraphe du Mengzi, dans lequel il est question de transmission, il y a Confucius, « c’est pourquoi » « et pourtant » il y a Mengzi,
孟子曰:由尧、舜至于汤,五百有余岁,若禹、泉陶,则见而知之 ; 若汤,则闻而知之。由汤至于文王,五百有余岁,若伊尹、莱朱,则见而知之 ; 若文王,则闻而知之。由文王至于孔子,五百有余岁,若太公望、散宜生,则见而知之,若孔子,则闻而知之。由孔子而来至于今,百有余岁,去圣人之世,若此其未远也 ; 近圣人之居,若此其甚也,然而无有乎尔,则亦无有乎尔。
Mencius dit : « De Yao et Shun jusqu'à Tang s'étaient écoulés plus de cinq cents ans. Yu et Gao Yao les ont donc vus et connus. Tang ne les connut que par ouï-dire. De Tang au roi Wen cinq cents autres années se sont écoulées : des gens tels que Yi Yin et Lai Zhu l'ont vu et connu. Le roi Wen ne le connaissait que par ouï-dire. Du roi Wen à Confucius on compte plus de cinq cents ans : des hommes tels que Taigong Wang et Sanyi Sheng l'ont vu et connu. Confucius ne le connaissait que par ouï-dire. Depuis Confucius jusqu'à nos jours s'est écoulée une centaine d'années : en un temps si peu éloigné de celui du saint homme, en un lieu si proche du sien, mais sans qu'il y eût de successeur. ce serait donc bien qu'il n'y en ait pas eu malgré tout. »
traduction André Levy
in Mencius, Librairie You-Feng, 2003,p. 204.
Meng tzeu dit : « Depuis Iao et Chouenn jusqu'à T'ang, il s'est écoulé plus de cinq cents ans. (2356-1766). Iu et Kao Iao ont vu, connu (et entendu) Iao et Chouenn. T'ang ne les a connus que par la tradition. Depuis T'ang jusqu'à Wenn Wang, il s'est écoulé plus de cinq cents ans (1766-1231). I in et Lai tchou ont vu, connu (et entendu) Tch'eng T'ang. Wenn wang ne l'a connu que par la tradition. (Lai tchou était, dit-on, Tchoung houei, ministre de T'ang). Depuis Wenn wang jusqu'à Confucius, il s'est écoulé plus de cinq cents ans. (1135-551). T'ai koung Wang et San I cheng ont vu, connu (et entendu) Wenn wang, (ils furent ses ministres). Confucius ne l'a connu que par la tradition. Depuis Confucius jusqu'à nos jours, il s'est écoulé un peu plus de cent ans. A un intervalle de temps si peu considérable, dans un pays si rapproché du lieu où ce grand sage demeurait, n'existe-t-il plus personne (qui l'ait vu, connu et entendu) ? Au moins, n'existe-t-il plus personne (qui l'ait connu, lui et sa doctrine, par la tradition) ? » (Les principautés de Lou et de Tcheou étaient voisines l'une de l'autre. Dans la dernière phrase, Meng tzeu, d'après les commentateurs, veut faire entendre qu'il a reçu des disciples de Tzeu seu les enseignements de Confucius, et qu'il prend soin de les transmettre fidèlement à la postérité).
traduction Séraphin Couvreur
in Œuvres de Meng Tseu, Kuangchi Press, Taipei, 1972, Livre 7-Ch. II, p. 653.
Il est aisé de constater que les conclusions des deux traducteurs diffèrent, mais dans les deux cas il est question de la transmission avec fidélité (c’est pourquoi) ou pas (et pourtant [10]). Ce qui fait dire à Gu Jianling que Mengzi pourrait être le Lacan d’un Freud/Confucius.
Enfin l’on peut noter que dans le séminaire angoisse J. Lacan utilise 80 fois le mot "pourtant", et une fois de façon amusante :
Ici, le point de désir et le point d'angoisse coïncident, mais ils ne se confondent pas ; ils laissent pour nous ouvert ce pourtant sur lequel rebondit éternellement la dialectique de notre appréhension du monde. Et nous le voyons toujours resurgir chez nos patients. Et pourtant - j'ai cherché un peu comment se dit pourtant en hébreu, ça vous amusera [11] — et pourtant, ce désir qui ici se résume à la nullification de son objet central, il n'est pas sans cet autre objet qu'appelle l'angoisse, il n'est pas sans objet. Ce n'est pas pour rien que dans ce pas sans je vous ai donné là formule, l'articulation essentielle de l'identification au désir. C'est au-delà de il n'est pas sans objet que se pose pour nous la question de savoir où peut être franchie l'impasse du complexe de castration. C'est ce que nous aborderons la prochaine fois.