« Passer par la chine est pour moi un moyen de dégager une marge de manœuvre théorique dont la philosophie, en s’enlisant, risque d’être dépourvue. J’ai le sentiment, en effet, et je ne crois pas être le seul à l’éprouver, que la philosophie est toujours menacée d’une codification et, à partir de là, d’une perte d’enjeu ; se repliant sur elle-même, elle n’est plus la philosophie »
La psychanalyse a-t-elle, comme la philosophie, quelque chose à gagner (du côté de ce qui la fonde) ou à perdre (du côté de ses illusions) à passer par la Chine ? C’est probable. C’est, en tout cas, un pari qu’il faut faire. Mais à condition qu’un tel passage ne l’entraîne pas à s’y laisser diluer, ni à croire s’y retrouver comme étant déjà là ou déjà attendu. Bref, à condition que la Chine soit un moyen d’interroger ce qui, dans la psychanalyse, ne se réduirait pas une machine à occidentaliser les esprits. De cette interrogation, il est juste d’attendre des retours sur notre propre rapport à la psychanalyse, en tant que théorie de l’énonciation, plus encore en tant que pensée du sujet et théorie de l’acte.
Partons de ceci que la psychanalyse n’est ni une philosophie du langage, ni même une esthétique de l’énonciation, elle touche sans se confondre avec elle à l’anthropologie, elle est aussi et d’abord méthode de traitement de l’inconscient. La psychanalyse ne peut donc parvenir à son excellence qu’en s’écartant tout autant du médical, du scientisme, ou du juridique, que des mirages occultistes ou initiatiques. Attentive aux autres domaines des sciences humaines, elle ne peut résister aux diverses séductions, annexions et réductions qui en émanent qu’en articulant un dialogue, pas nécessairement un débat, avec tout ce qu’elle n’est pas : l’art, la littérature, l’anthropologie, la linguistique, etc. On sait d’ailleurs qu’une fois parvenue au moment où le dégagement des coordonnées du sujet de l’énonciation impliquait un développement sur le signifiant, la lettre et la topologie, la psychanalyse, s’est cherchée, avec Lacan, des dehors encore plus lointains du côté de la physique, et de la mathématique. On sait aussi que, parallèlement, et toujours selon Lacan, la théorie du signifiant devait recevoir une mise à l’épreuve de l’examen de systèmes d’écritures autres que notre écriture alphabétique. On sait enfin que Lacan n’a pas hésité à mentionner, à plus d’une reprise, l’écriture chinoise, depuis son Séminaire sur Les Psychoses.
Cette importance qu’avait pour lui l’examen de la langue chinoise s’est même vue confirmée au plus haut point à deux reprises, au moins. Et tout d’abord, lors du Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant où Lacan introduit, le 20 janvier 1971, la référence à la Chine, non par rapport au modèle du Sage mais en fonction de celui du Saint. Balthazar Gracian lui servant ici de truchement pour une saisissante tautologie, selon laquelle la sainteté de l’homme se résume dans le fait qu’il se doit d’être un saint. C’est là, ajoute Lacan, le seul point de la civilisation occidentale où le mot saint aurait le même sens qu’en chinois, Tchen Tchen. Expression que Lacan tient pour équivalente à la définition de l’homme de cour selon Gracian. C’est là aussi que, du même coup et comme dans le même mouvement, sans plus approfondir, il se déclare alors « lacanien » (apparemment) pour la seule et unique fois de sa vie : « Quoi qu’il en soit, oui, je me suis aperçu d’une chose, c’est que peut-être je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois. »
Le second moment, où s’affirme avec force l’impact de la pensée et de l’écriture chinoise sur les élaborations lacaniennes, concerne le point d’aboutissement des hypothèses et des formalisations ayant trait au vide. La théorie lacanienne, qui subvertit le nominalisme du sujet (il est, mais divisé) et le réalisme de l'objet, (il est, mais absentifié) — et qui réunit ces deux subversions par l’écriture d’une forme (poinçon) qui conjugue la coupure au lien — a, dès le Séminaire sur l'Identification, cherché à poser le vide comme être médian, milieu et condition de nouage. Le sujet de la psychanalyse lacanienne est donc sans repère absolu et sans auto-fondation qui viendrait suppléer à ce vide structural, en face duquel le fantasme remplit fonction d'homéostasie. Quant au vide lui-même, il trouve alors sa place théorique et une forme d'expression dans la volonté de recentrer la structure du sujet et de son discours sur la question du temps et de l'acte. De fait, si l'acte psychanalytique ne se régule plus par la mise en avant d'un idéal qu'il conviendrait d'authentifier et d'atteindre, alors se désigne le retrait incarnationnel du verbe, qui devient aussi ce lieu vidé de la représentation, livré à l'équivoque, orienté par la lettre. Et dès lors, la plus hasardeuse des équivoques est traitée comme un savoir qui se cherche, trouvaille — crête entre une saisie du vide comme pur concept ou comme source de métaphorisation ; absence dans l'Autre et présence de cette absence dans la parole.
De la place vide des jeux de probabilité au triangle de Pascal (Séminaire 2), à ce vide de la chose autour de quoi, le contournant, la pulsion décrit les logiques de la sublimation (Séminaire 7) ; du vide nécessaire à la signifiance de l'image (Séminaire 7), puis au vide comme rien de l'objet (Séminaire 9) ; du vide, enfin, comme moment et point d'horreur et de révélation du désir (Séminaire 10) au vide comme condition du signifiant (Séminaire 12) et forme (ô combien paradoxale) voire identité même du sujet (Séminaire 14), Lacan a inventé et construit, pas à pas, le sujet de la psychanalyse, non seulement comme analogue au sujet de la science, mais comme réponse du (et au) Réel. Un tel vide qui n'est ni de la mascarade phallique, ni son entière et ultime vérité, ni son obstinée contestation, n'est pas non plus le "non-être". Il s'agit un problème d'orientation du corps érogène qui met en jeu les temps et les logiques des montages pulsionnels. Mais il fonctionne aussi comme un principe d'articulation ouverte, topologique entre corps, objet et lettre. Entre le monde reflet de l'organique et le monde comme rêve du corps.
À la fin des années soixante-dix, Lacan, retrouvant François Cheng, lui déclara : « D'après ce que je sais de vous, vous avez connu, à cause de votre exil, plusieurs ruptures dans votre vie : rupture d'avec votre passé, d'avec votre culture. Vous saurez, n'est-ce-pas, transformer ces ruptures en vide-médian agissant et relier votre présent à votre passé, l'Occident à l'Orient. Vous serez enfin — vous l'êtes déjà, je le sais — dans votre temps ».
À qui disjoint le vide comme milieu du vide comme catastrophe, à qui invente à la clinique ses bords, revient alors le temps de la lettre et du poème, le temps aussi de ce qui est peut-être au-delà de la rationalité psychanalytique : c'est-à-dire le temps de la musique, de son Réel et de son interprétation. Position d’une certaine éthique de la sainteté ; travail sur le signifiant et la lettre ; méditation qu’épure la topologie sur la fonction médiane du vide… on voit que Lacan, semble avoir trouvé, dans son trajet chinois, de quoi renforcer les moments de sa théorie. Il est encore plus exact de dire que ses voies de traverses chinoises accompagnent les constructions et les déconstructions des grandes armatures de ses conceptualisations successives — que nous avons trop tendance à réduire à des systèmes de pensée lors qu’ils sont beaucoup plus ouverts que ce que figerait un académisme universitaire.
Mais notre dehors chinois est-il, aujourd’hui, analogue à celui de Lacan ? L’on serait tenté de répondre immédiatement par la négative, arguant que ces chemins ne le concernent que lui, dans la singularité de sa démarche. Prudemment, j’avancerai que notre dehors chinois est ici non pas tant un lieu, même s’il s’agit aussi d’aller en Chine, qu’un ensemble de points réouvrant la discussion sur ce que nous entendons par parole, écoute, sujet et inconscient. Ce lieu s’actualise d’une rencontre avec François Jullien et du fait que certains, parmi nous, ont pris acte d’un mouvement d’intérêt de collègues chinois qui peut paraître une demande et qui ne peut même être reçue que comme telle.
Il m’est arrivé quelque chose d’insolite, en lisant François Jullien, et qui n’est pas nécessairement agréable. Une inquiétude. Une position de travail, donc. Plusieurs lectures des mêmes passages d’Un Sage est sans idée, du Détour et l’Accès, et de La valeur allusive surtout, délivrent la sensation paradoxale d’une immense proximité, que vient contredire la perception toujours trop brutale d’une étrangeté irréductible.
Comment comprendre un tel effet de bascule qu’il ne me satisfait pas de nommer « ambivalence » ? Le psychanalyste aujourd’hui, vivant et travaillant dans notre univers marqué par l’intériorisation de plus en plus rapide des lois du marché, fait figure d’oiseau rare (du moins tant qu’il ne joue pas trop au commentateur de l’actualité ou au moraliste de circonstance), au moins en cela qu’il pense que le sens, cette marchandise du sens, ne guérit pas. Tout comme le sage chinois dont parle si clairement François Jullien, il a la fixité en horreur. Et notamment la fixité du sens.
C’est le lieu d’indiquer ici un changement profond, dans l’aventure du « prendre soin » en Occident, plus important que le renoncement à l’hypnose — moment épique de la geste freudienne que même les plus jeunes de nos étudiants connaissent bien — et qui est le renoncement à la suggestion par le sens. Le sens, en tant qu’il est le résultat d’une accumulation d’imaginaire, fixe et fige en désignation le flux mouvant des processus psychiques. Or l’atteinte du sens ne peut être qu’indirecte et instable. La parole se déplie, se déploie en équivoque, trouve le corps de la voix, se souvient des lettres, écrit ses mouvements. L’acte de la parole fait fleurir des équivoques, l’immanence de la lettre en dispose. C’est alors que s’effondre, ou plus exactement se résorbe la machinerie qui, dans la stricte logique du signifiant oppose le paradigme au déplacement, la métaphore à la métonymie (ces deux termes n’ayant d’ailleurs de portée pour l’interprétation qu’en tant qu’ils sont capables de faire s’unir étroitement le son et le sens — union qui est à lire).
Il se trouve, de plus, que la situation psychanalytique n’est pas un dialogue, et qu’elle est encore plus loin de cette structure de débat, voire d’âgon, qui, François Jullien le rappelle lui-même, « se retrouve au cœur du théâtre (tragédie ou comédie), du tribunal, de l’assemblée ». Et il ajoute : « en effet qu’il soit théâtral, judiciaire ou politique, le débat se manifeste aussi comme une pensée s’exerçant pour ou contre ; et il est remporté seulement en fonction de la force et du nombre des arguments qui sont de part et d’autre accumulés »
Or, la condition de la parole en situation psychanalytique, rendue à son pouvoir d’événement et d’acte du sujet, à son écho en adresse, nécessite que le cadre psychanalytique favorise le développement de processus de pensées qui tournent autour de bassins attracteurs, d’associations, et donc exclue du même coup toute opération d’interprétation, toute argumentation, prônant un sens.
Rien d’étonnant, dès lors, que le lecteur psychanalyste se retrouve dans cet état de proximité-distance dont je parlais plus haut, en train de lire, voire d’halluciner, dans le portrait du sage mis en contraste avec le philosophe par François Jullien, le portrait type du psychanalyste « surlacanien ».
En effet, à la différence du philosophe qui parle en son nom, délivre des vérités manifestes et démontre en généralisant, le sage est sans moi défini, il dit le tout sous l’angle du particulier, il sait que le caché est évident, et réciproquement, etc.… Mais faut-il en conclure, pour autant, que la Chine serait, pour la psychanalyse, son plus délicat, exquis et nécessaire « dehors » ? Que le sage chinois représenterait la quintessence de la posture et de la sagesse psychanalytique ? Parvenus à cette aporie, une volte-face s’impose. Et le retour dans notre pré-carré freudien réduit à quelques garde-fous. Pas de représentation du Monde, tel est bien un de nos chers credos. Pas de romantisme excessif non plus. J’insiste sur ce point, parce qu’il semble que la conscience romantique s’accorde en quelque façon avec la conception chinoise de l’invisible et de l’immanence ? C’est, ou ce fut, d’ailleurs l’opinion de François Jullien lui-même : « peut-être une telle appréhension de l’Invisible se rapprocherait-elle le plus, somme toute, au sein de notre culture, en retrait de toute Révélation, de la conscience romantique de l’infini ; car, de part et d’autre, un même crédit métaphysique est accordé aux signes poétiques en vue d’appréhender une transcendance échappant résolument à toute entreprise de détermination et qu’aucun Message ne saurait contenir. Selon A.W. Schlegel, qui s’inspire des conceptions esthétiques de Schelling : « "comment l’infini peut-il être conduit à la surface, à l’apparition ? Ce n’est que symboliquement, en images et en signes"; de même que pour son frère : "le divin (le purement spirituel) ne peut être communiqué et extériorisé dans la sphère de la nature que de façon indirecte." Et selon un autre personnage du même dialogue : on en peut dire le plus haut qu’allégoriquement, précisément parce qu’il est inexprimable"»
Les psychanalystes lacaniens sont très peu romantiques, encore moins que Freud, et ce n’est pas peu dire. Nous sommes fils et fille de la science, qui a exclu le Monde comme tout, l’a réglé en une pluie de lettre dont les gouttelettes sont orchestrées en formules. Notre alphabet détaché de la langue et de ses fabriques d’équivoque ne sert-il pas essentiellement à cela ? Mais il n’empêche… Osons le dire : que le détour par la Chine inquiète ou rassure, il séduit, même s’il ne délivre que de faibles identifications. À quoi bon aller se demander, en effet, si et jusqu’où Confucius, Mencius sont ou ne sont pas, ou plus, psychanalystes ? Mais alors d’où vient ce sentiment de familiarité, que notre confort bourgeois rend d’autant plus suave ? J’ai commencé à répondre à cette question en indiquant la position oblique de l’acte psychanalytique par rapport à la tyrannie du sens et de sa fixité. Et je voudrais continuer à cheminer un peu au fil de mon inquiétude. Car je ne saurais passer tout à fait sous silence certaines impasses, qui, faisant de la Chine un dehors absolu, me semblent des pièges pour la pensée et qui résulterait de l’emboîtement de deux erreurs.
La première serait de chercher à dégager des textes de François Jullien sur la pensée des Lettrés chinois (que l’argument rhétorique peut nommer pensée ou sagesse chinoise) une anthropologie du sujet en Chine. Et la seconde, de transformer en précis de psychologie (après les avoir réifiés) ces textes antiques que le sinologue étudie, et qui, fournissant un art de conduite à l’homme de cour, sont d’abord des formes du discours du maître, en tant que son bien est de veiller à ce que l’institution tourne rond sans subir les fracas de l’histoire. Se pourrait-il que la Chine ne connaisse pas le cri ? Ignore les affrontements de structure entre les humains, entre le moi naissant et les figures de ses altérités ? Bref, se pourrait-il qu’il n’y ait pas de sujet en Chine ? Allons doucement… et rappelons que la mise en totale continuité du discours sinologique, du discours anthropologique et du discours psychologique ouvre sur des absurdités qui circulent sous le nom de « psychologie asiatique », et plus généralement de « psychologie des peuples »,
Il n’y a donc rien ici à conclure ; ce serait trop tôt et de toute façon bien peu opportun. Ma position est que le psychanalyste tient nécessairement de sa culture freudienne l’idée d’une naissance tragique du sujet, où intervient le complexe d’autrui, le meurtre primordial, le meurtre du premier Moïse. De là une représentation assez précise de la vie psychique, en termes de conflit et de violence, et du transfert en termes de projection des conflits déniés. Du moins, c’est ce à quoi Freud a trop souvent été réduit par certains de ses vulgarisateurs qui ont réduit sa théorie du transfert à l’idée, qui n’a jamais été celle de Lacan, ni non plus celle de Winnicott, qu’il fallait « liquider » le transfert — dans le sens de dégager le Moi de l’analysant de ses attachements névrotiques, là où le confit s’était enkysté. Car il est vrai que cette scénographie se réduit à celle de l’âgon. La topique et l’espace du transfert sont pensés (par Freud) en termes de lutte, d’âgon, des parties saines et non saines du Moi. Mais toute la psychanalyse ne se résume pas à cela et la psychanalyse s’y réduit même de moins en moins.
Par ailleurs, force est de constater que la Chine est un de ces dehors qui permirent à la pensée de Lacan, et de quelques autres, de tenir bon dans le nécessaire dépoussiérage de la psychanalyse de toute une psychologie du conflit et de la force du moi, psychologie qui avait pour inévitable pendant la réduction de l’interprétation à l’explicitation. La Chine permettrait-elle de faire le départ entre Freud et Lacan ? Nous voilà bien partis pour retomber sur nos pieds… Cependant, un doute, demeure. Il insiste. À le confier en peu de mots il s’énoncerait ainsi. L’idée maîtresse de la naissance du sujet chez Freud est sans doute contenue dans son texte sur la Négation, qui suppose bien un acte, un mouvement de la parole à la base même de l’insertion du sujet dans ses proférations de parole. Nous tenons là, à l’évidence, une mythologie de l’initial, de l’enclenchement du processus. Cette mythologie a-t-elle un sens intéressant (même à rebrousse-poil) la pensée chinoise ? Je laisse la question en suspend. Car quelque chose d’autre encore, quelque chose d’onirique, nous tient sous sa coupe. Qu’espérons-nous trouver dans une écriture non alphabétique, qui réfracte et contemple le Monde, ce Monde que notre alphabet a coupé de notre corps, exilé de nos soupirs et qui se déchiffre au loin dans des mythes aphasiques et des rites de plus en plus improbables et flous ?
Une écriture des rêves ? Quelque en deçà fusionnel des grands partages et des grandes oppositions-forclusions ?
Réveillons-nous donc et reprenons. Puisqu’il s’agit avec François Jullien de chercher, à travers et avec les textes chinois, un mode de voyage philosophique, et non un mode d’expertise « sinologique », on peut alors se demander ce que serait un mode de voyage psychanalytique avec la Chine. Mais dire « avec la Chine » c’est vite dit et c’est mal dit. Posons, en premier lieu, que ce mode de voyage passe, actuellement, par au moins trois noms, ceux de F. Jullien, M. Guibal et Huo Datong, et qu’en conséquence, les objectifs que nous pouvons définir (et éventuellement donner) à nos directions de travail se trouvent pris dans des transferts (et donc des ouvertures et des contraintes) indéniables. Je voudrais en pointer quelques-unes.
Il est clair, tout d’abord, qu’entre Jullien et nous se pose, comme truchement, la figure Lu Xun, dont les textes se posent comme surface d’interrogations partagées, mais se positionnent aussi et autrement comme point-limite. Car la personne et l’œuvre de Lu Xun ne ressortent pas, en effet, de la typologie atemporelle confucéenne, architecture de laquelle dépendent bien des constructions proposées par F. Jullien. Bien au contraire, Lu Xun est l’exemple même (quoiqu’il soit bien appauvrissant de le réduire ainsi) du sujet en prise avec l’Histoire, avec le temps historique et traumatique des guerres et des défaites, des révolutions et des trahisons mortifères. La vie de Lu Xun est traversée par les premiers bouleversements que connaît La Chine et qui vont la transformer radicalement. Dans sa préface à deux textes de Lu Xun : « Le journal d’un fou » et « La véritable histoire de Ah Q », Jean Guiloineau nous rappelle que Lu Xun est âgé de dix-neuf ans quand éclate la révolte des Boxers, qu’il a trente ans quand chute l’Empire, trente-huit ans lors du « Mouvement du quatre mai », quarante ans à la fondation du Parti communiste chinois ?
En octobre 1936, il meurt, un an après la fin de la Longue Marche qui se conclut par l’arrivée de Mao-Zedong à Yan’an.
Par ailleurs, il est clair que la démarche intellectuelle de Lu Xun — et sa façon même d’aller au-devant de ce que l’Occident bouleversait en son sein, en donnant jour à des savoirs nouveaux, dont la psychanalyse — ne participe pas d’une volonté d’assimiler simplement l’Occident et de le rendre inoffensif pour un chinois « classique ». Pas d’indifférence chez lui, du moins au début. Mais au contraire la recherche d’un possible point d’appui dans des savoirs autres et dans des modes inédits de parler de l’étranger intime et du réel pulsionnel. Lu Xun cherche une réponse à ses questions de « post-lettrés » en brisant les modèles traditionnels de la sagesse et de l’initiation, plus exactement en prenant acte de leurs brisures, d’où une revisitation de la cosmogonie et du mythe d’origine, et une adresse à la psychanalyse qui sera, on le sait, grandement déçue. Il y aurait donc là pas mal de problèmes ou de malentendus à faire valoir et à travailler encore, dont le plus net — vous l’avez rappelé François Jullien — est que la Chine n’est pas une terre totalement vierge de psychanalyse (et pour la psychanalyse), qu’il y a eue déjà, par le passé, tentative de dialogue (Freud eut, en son temps et lui aussi, un éphémère correspondant chinois) et déjà déception.
D’autre part, il est tout aussi clair que notre groupe n’a de sens qu’à se tenir dans le fil (et au niveau) de la demande de Huo Datong (et, de façon toute corollaire, de notre demande à Huo Datong). Et c’est ce qui fait d’ailleurs que nous n’apportons pas la psychanalyse aux chinois comme d’autres évangélisent le Monde et comme si ceux-ci étaient enfin dignes de psychanalysation ! « Pas d’évangélisation psychanalytique » ! nous serions tous d’accord sur ce slogan. Mais encore faut-il en tirer les justes conséquences, qui sont d’accepter au moins ce en quoi l’expérience d’un psychanalyste chinois, pratiquant en Chine nous donne grain à moudre pour repenser la psychanalyse comme doxa et aussi comme méthode. Et peut-être aussi pour repenser le cas Lu Xun, empêtré dans les poncifs impérieux et inachevés de la théorie psychanalytique de son temps sur la sublimation. Car on perçoit bien, aujourd’hui, et un peu tard, le pourquoi de sa désillusion, sans doute aussi douloureuse que nécessaire à l’endroit de la psychanalyse. Une théorie de la sublimation « orthodoxe » — même si je ne sais rien là de ce qui a été précisément lu par Lu Xun, ni à lui présenté — réduit tout à fait celle-ci au confort adaptatif, aux félicités de l’art « bourgeois », elle hyper-singularise le destin de la pulsion, et rend peu discernable, voire, incernable, ce qu’il y a de collectif dans le rapport de chacun à l’inconscient. Elle ne fait pas réponse, ni pièce, à l’angoisse de celui qui vit la menace de la disparition de toute altérité digne de bonne foi. Et dès lors, tant au plan du symbolique (le don et le contre-don de la parole pleine) qu’au plan du Réel (ce qui doit être non sublimé, mais bordé de Réel) une telle théorie trop étroitement freudienne ne peut que décevoir.
Avec ce que Lacan nous a légué (de sa topologie) et la lecture de Freud dé-psychologisée qui s’en déduit, sans doute pouvons-nous, aujourd’hui, tenir un discours moins étroitement occidentalisé, moralisé, œdipianisé sur la psychanalyse. Mais il ne suffit pas de dire cela. Encore faut-il tenter de construire (et comment, sinon dans une mise à l’épreuve de la Lettre et de la Langue de l’autre) une sorte de dérangement réciproque, au-delà des essais de présentation d’apport possible (ce qui ne contrevient que trop faiblement à la logique du Marché, soit celle de l’offre et de la demande). C’est là que l’on retrouve Lu Xun et F. Jullien interrogeant (chacun de leur côté et chacun à leur manière) la possible rencontre entre la crise de la pensée occidentale et celle de la pensée chinoise. C’est là qu’on retrouve aussi l’est-ouest « Huo Datong - Guibal » qui insiste et par quoi le concret d’une rencontre se précise. De quoi s’agit-il, alors ? De ne pas tenir pour rien les interrogations que posent l’existence d’un dispositif psychanalytique en Chine. De ne pas oublier non plus qu’un tel dispositif ne peut exister que si les dispositifs « cliniques » déjà existants ne peuvent répondre à des demandes d’interprétation (donc éventuellement d’écoute et de soin) de diverses positions subjectives en souffrance. Et d’oublier encore moins qu’il n’est de désir de psychanalyste que porté par quelqu’un qui ne renonce pas à la prise de sa rationalité dans le discours de la science (et pas uniquement des Lumières).
Dès lors qu’il est bien entendu qu’il ne s’agit pas de se déplacer pour transmettre « La Psychanalyse », ni pour former des psychanalystes, nous voilà le cœur plus léger (à l’ouvrage) pour reconsidérer certains éléments structuraux (fondamentaux diraient d’aucuns, invariants, on verra bien) de la situation psychanalytique : soit la parole, et le rapport au spéculaire comme à ce qui le traverse. — Voire pour tenter de relancer à nouveaux frais, à partir de la dimension de ce qu’est l’offre d’une psychanalyste en Chine, cette pratique d’« anthropologie réciproque » proposée par F. Jullien dans Pensée d’un dehors. Je ne détaillerai qu’un point qu’on dira être d’orientation. Et pour ce faire, je repartirai de la première leçon de chinois de François Jullien, tel qu’il nous en parle. Je le cite : « Je me souviens que dès mes premières leçons de chinois, il y a certaines choses qui m’ont intrigué… Par exemple, quand on commence le chinois, la première phrase qu’on vous apprend c’est : Shi shemme dongxi ? Ce qu’on traduit d’ordinaire par « Qu’est-ce que c’est que cette chose ? » Mais si l’on traduit plus littéralement, cela signifie ; « Qu’est-ce que c’est que cet est-ouest ? » Et bien voilà quelque chose que l’on apprend à dire le premier jour de la première leçon de chinois, et qui porte en soi une possibilité de pensée immense – si immense que je n’aurais jamais pu l’imaginer, même dans mes rêves ! »
Il s’agit bien de la rencontre avec une chose, avec toute chose, d’un préalable à toute définition. C’est aussi la question du sens qui est posée, dans sa phénoménologie la plus quotidienne : l’orientation. Bref, c’est, poursuit Jullien, ce « vieux mot de chose » lui-même que l’épreuve du dehors chinois permet de penser à neuf.
D’éprouver, presque. Et de fait, si la chose est avant tout un moment dans un système tensionnel, alors c’est bien une façon de double tension, disposée comme en hélice, qu’il faudrait entrevoir : une tension entre deux pôles d’orientation. L’indécidable de cet est-ouest n’ouvre pas sur une vacuité, mais plus exactement, du moins est-ce ainsi que je crois comprendre quelque chose au texte de Jullien, sur un vide médian, lieu des transitions, des translations et des métamorphoses, lieu où s’entrecroisent les signes, lieu où ils s’échangent. Cela pourrait évidemment nous conduire à des rêveries de métaphysique, voire de cosmogonie portative. Mais pour ma part, je préfère m’en tenir à d’autres vagabondages de pensée. J’en propose deux.
On me dit que la dimension de ce qui fait confusion dans la langue parlée est si présente, si prévalente, en Chine qu’on en oublierait presque qu’elle (la langue) se joue ailleurs. Mais si tel est le cas, alors la présence signifiante et « signante » du corps du locuteur comme lieu d’inscription de la lettre devient aussi prévalente. Comment le corps « chinois » écrit-il ce qui est consonné ? La consternante trivialité d’une telle question mène à repenser l’espace du corps, du geste et du visage. Ou plus exactement de la face (qui est autre que le visage, qui est le visage signifiant, honoré d’être dépôt et garant de la Lettre). Et de fil en aiguille, comme on dit, la situation de face-à-face elle-même… Qu’implique-t-elle là-bas, dans ce dehors chinois qui peut avoir vertu de nous exporter de ce que nous croyons être notre dedans ? Voire de nous obliger à faire retour sur nos pratiques les plus élémentaires. Car souvent le dispositif du face-à-face est considéré par les psychanalystes comme un aménagement du « cadre », possible dans la mesure où il faut apporter du soutien à celui ou à celle qui parle — quitte à être « passé au peigne fin » par l’analysant(e) assis(e). Et s’il s’agissait aussi d’autre chose : d’une nécessité, au cours et au sein de la relation transférentielle, de montrer, ou de recréer, ou, enfin de créer une capacité lettrée du corps et de la mimique, de faire voir un inouï saisissement du visage ou de la posture ? Disant cela, il me revient que je reçois non seulement en face-à-face, mais debout en face-à-face, un patient bambara, descendant de griot, et qui ne peut parler de sa généalogie qu’en déclamant, campé sur ses deux jambes. Pour ses « souvenirs d’enfance » il s’assit de lui-même…
Je voudrais revenir enfin sur cette nouvelle tout à fait sidérante de Lu Xun « Le Journal d’un Fou ». Cauchemar ; histoire de cannibalisme. Mélancolie cannibalique — les lecteurs de K. Abraham y verront une confirmation chinoise de quelques avancées controversée à Vienne, au début des années vingt. D’autres lecteurs parleront de trauma mélancolique : la défaite, l’humiliation, la perte d’une communauté de gens de paroles. Ces lectures aussi mécaniques qu’intelligentes s’imposent presque trop. Qu’importe, il faut aussi faire jouer nos propres contes, pour ne pas se laisser trop envahir par la violence de ceux de Lu Xun. Avec cette nuance, toutefois, que le contre-jour de nos rationalités est souvent le tragique, ce qui n’est pas essentiel à la pensée chinoise. Mais revenons au « Journal d’un fou ». Ce qui nous est raconté sur un mode quasi-hallucinatoire consacre la rupture entre génération et modernité. Mise en bris de la « Piété filiale ».
Du côté d’un cadre contenant trans-générationnel, rien à attendre, si ce n’est le pire de ce qui peut se nouer, et se refiler de générations en générations. Pas de sauvetage collectif de l’espèce, qui semble vouée à disparaître, absorbée en toutes ces variétés et toutes ces différences, par un complot autophage. Aucune ancestralité n’y résisterait, aucun ancêtre ne résiste. « Peut-être y a-t-il encore des enfants qui n’ont pas mangé de l’homme ? Sauvez les enfants » : telle est la conclusion.
Un cri dans le silence, une bouteille à la mer, une ouverture, aussi ténue soit-elle pour contrer cette disparition de l’humain par effacement cannibalique de ses traces…
Qu’on me permette du coup une proposition fantasque. Je relierai le cannibalisme au vide médian, comme son inverse, son « trou noir », et nommerai alors le cannibalisme : ruine du vide médian, trouage hémorragique de ce vide médian. Je précise : dans la nouvelle « cannibalique » qu’est « Le journal d’un fou » serait atteinte, fondamentalement — par l’emboîtement et la surdétermination contagieuses entre trauma singulier et trauma historique (défaite, famine) — la qualité dynamique de ce vide médian, qui se renverserait alors en gouffre hémorragique interne. Par excès de fixation, le temps est suspendu, les générations sont sans piété les unes envers les autres ; le vide, trop fixé, s’est crevé en abysses… : « Ils veulent manger de l’homme, et en même temps craignent d’être mangés, aussi est-ce avec la plus grande suspicion qu’ils s’observent… comme il leur serait agréable de vivre s’ils pouvaient se débarrasser de pareilles obsessions et vaquer à leur travail, se promener, manger et dormir le cœur en paix. Il n’y aurait qu’un pas à faire. Et cependant, pères et fils, frères aînés et cadets, maris et femmes, amis, maîtres et disciples, ennemis jurés et même parfaits inconnus, tous se sont ligués et se dissuadent et s’empêchent mutuellement de franchir ce pas »
Serait-ce cela le trauma ? Cette fissure dans le vide, qui le déchire et en fait un trou hémorragique d’où ne peut revenir et surgir aucun processus porteur de vie ? En ce sens, ce serait aussi bien la vertu d’orientation de la parole que son illimitée capacité d’allusivité de détour et de métaphorisation qui serait des plus cruellement entamée. Le cannibalisme version Lu Xun serait dès lors le récit non allégorique d’une mutilation de la langue elle-même, de son possible engouffrement dans l’aphasie. Quoi qu’il en soit, un homme, au moins-un, en a laissé témoignage dans un récit inoubliable. Et le freudisme qu’on distillait alors ne pouvait certes pas l’aider à saisir ce qui nous permet à nous de rêver — et de si loin — de son écriture et de sa voix.