Si on devait dessiner l'intelligence, la plus fine fleur de la pensée, on prendrait le visage d'une jeune mère, n'importe laquelle. De même, si on devait dire la part souffrante de tout amour, la part manquante, arrachée…[1]
Elle se retenait à sa mère.
On disait d'elle qu'elle avait de la retenue.
Elle aimait ce qu'on aimait d'elle : ça la tenait.
Elle se retenait à sa mère.
Elle avançait ainsi à pas retenus, ce qui ne l'empêchait pas d'aller loin.
Elle se cramponnait à sa mère :
« Retiens-moi. Ne me lâche pas. Interdis-moi d'aller plus loin. Tu es celle qui me garde. Je te veux. Je t'aime. Je te garde. Je veille sur toi. Nous nous retenons l'une à l'autre. »
Vous [2] m'avez dit [3] : « Je ne peux pas être une autre qu'elle. » Il s'agissait de votre mère. Vous ne pouviez pas être une autre qu'elle. Était-ce un interdit ? Est-ce que vous vouliez me dire que vous ne pouviez pas vous permettre d'être une autre qu'elle, que vous n'en aviez pas le droit ? Était-ce une impossibilité ? Étiez-vous en train de me dire qu'il vous était impossible d'être une autre qu'elle ? Étiez-vous en train de me dire que vous n'en étiez pas capable ? Vous me disiez tout à la fois. Vous me disiez que cela vous était interdit comme vous me disiez que vous n'en étiez pas capable, que cela n'était pas possible.
L'enjeu était de taille puisqu'il s'agissait d'être vous en étant une autre qu'elle. Il y avait elle à laquelle vous étiez liée. De vous à elle, il y avait un lien. Chacune était liée à l'autre. Ce lien indiquait l'existence d'une relation d'elle à vous et de vous à elle. Mais surtout, ce lien avait un effet sur elle. Il liait quelque chose en elle que vous aviez toujours senti comme non suffisamment lié. Quelque chose de la pulsion de vie semblait en elle aller à la dérive. Ce que le sexuel aurait dû lier en elle entre les pulsions de vie et les pulsions de mort semblait avoir été forclos, avoir été rendu inopérant. Votre lien à elle venait comme pour faire bord, faire couture, là où vous la sentiez à la dérive. Vous vous étiez aussi beaucoup liée à d'autres femmes. Vous aviez formé entre vous et elles comme une chaîne, chaîne qui serait venue border votre mère. Le partage entre femmes venait en renfort lorsque la liaison risquait de se « décrocher ».
Vous aviez donc toujours vécu la coupure de ce lien comme dramatique, non seulement pour vous mais surtout pour elle. Pour elle, pour vous deux, ce lien devait être maintenu sous peine de conséquences graves.
L'angoisse de mort qui vous envahissait à la simple pensée de vous libérer de ce lien était — en tant que possibilité de ressentir cette angoisse — une élaboration que vous aviez pu constituer là où elle votre mère n'avait pu fournir que du vide, que de l'absence.
Lorsque, à différentes reprises, vous avez tenté d'être une autre qu'elle, des symptômes phobiques sont apparus.
D'une manière sournoise, sous une forme lancinante, une sorte de dépression ou de petite mélancolie couvait en permanence. Il ne s'agissait pas de tristesse, cette autre sorte de lien qui lie le corps au moment d'avoir à se séparer. La tristesse c'est la présence même du lien et de l'idée de l'absence de ce lien. Ce serait comme le pendant de la fonction symbolique de la mère faite du jeu de la présence et de l'absence. Ce serait prendre pour du réel l'imaginaire de cette fonction symbolique.
Non, il s'agissait d'autre chose : d'un déplacement. Vous étiez en train de vous déplacer, de changer de place, de perdre votre place. Mais alors que vous étiez l'agent, l'acteur de ce déplacement, tout se passait comme si vous le subissiez. Vous m'avez dit : « Ce que j'ai me quitte. Ce que j'ai m'échappe. Je fais un effort pour ne pas laisser échapper ce qui m'arrive. Pour cela, je me déplace, et du coup ce que j'ai me quitte. » La dépression c'est l’envie de rater ce déplacement. Cette mélancolie latente, c'est qu'il s'agit de traverser la dépression sans projeter à l'extérieur la mort que celle-ci comporte.
Pour me faire vraiment entendre ce dont il s'agissait, vous m'avez apporté des rêves tout en me disant : « Mon envie de rêve avec vous reste toujours aussi vive. » Vous m'avez fait comprendre que les rêves sont fournis par le rêveur à celui qui l'écoute, comme si celui-ci était plus orphelin que le rêveur lui-même. Nos rêves sont en effet ce que nous élaborons à condition d'être orphelin, à condition d'être exilé de notre origine, à condition d'être orphelin du fait même du langage. Évidemment, dire orphelin c'est reprocher à celui qui écoute sa froideur, c'est lui reprocher de ne pas trouver le parent attendu.
Nos rêves, c'est l'oralité, c'est le récit. C'est l'oralité faite récit. Récit de quoi ? De toutes les étapes que nous traversons, de toutes les déceptions, de toutes les acquisitions, mais toujours colorées par l'oralité. Le rêve c'est le regard de l'oralité. C'est le paradoxe d'exprimer le nouveau avec une langue ancienne. C'est de l'oral qui s'écrit, qui écrit ce qui s'inscrit et ce qui ne s'inscrit pas. Nos rêves, c'est l'enfant de six mois qui guide la main de l'enfant de six ans. Que se passe-t-il lorsque celui qui écoute dit : « Tu peux lire » ? Le rêveur répond : « J'écris mais je ne peux pas lire. » « Je ne veux pas pouvoir lire. Car alors je serais grand, et si je suis grand, je suis seul. Je ne veux pas être grand avant d'avoir pu explorer, dire et redire le sans-toi. Dire cette solitude elle-même, cet exil lui-même. »
Vous lui répondez : « Le rêve dit le sans-toi. Le rêve est formé par le sans-toi lui-même tout en donnant en même temps un abri et une pensée de l’autre. »
Que dit ce terme d'orphelin ? Il dit qu'il y a du séparable et qu'il y a de l'inséparé. Il désigne une filiation et il désigne la disparition non pas de la filiation mais du parent qui en était le porteur. La filiation en plus du même suppose de l'écart. C'est à se séparer de la matrice que la différenciation se fait. Un des moyens de se séparer de la matrice c'est de prendre appui sur la sexuation. Mais jusqu'où la sexuation sépare-t-elle de la matrice ? Pas totalement. Il y a de l'inséparé. Cet inséparé revient dans la jouissance, par exemple, sous la forme de larmes, dans la structure sous la forme d'un reste de mélancolie, chez l'enfant adopté dans sa difficulté à ne pas porter cet inséparé.
Mais pourquoi ? Pourquoi tout cela ?
Vous m'avez dit qu'il vous fallait retrouver la part manquante, celle qui est toujours autre, qui n'est ni votre mère, ni votre mari, ni vos enfants. Celle que, peut-être, votre mère vous a permis d'identifier, ne serait-ce que parce, qu'au-delà de son état de mère, elle est une femme, et que vous aussi vous êtes une femme. Car quelle est l'opération réalisée par la mère lorsqu'elle est une femme ? La mère donne à l'enfant le sein et plus que le sein : sa parole, le plaisir, la lecture de ses émotions, etc. On pourrait appeler cela sublimation. Il y a comme une transformation de l'objet pulsionnel en autre chose. Ce faisant, la mère se donne et donne à son enfant le statut d'orphelin (ce qui ne veut pas dire abandonner), et annonce ainsi une Autre filiation. La mère, tout en veillant sur son enfant, lui apprend aussi à pouvoir un jour vivre sans elle. Elle le prépare à la solitude que tout garçon ou toute fille va rencontrer lorsqu’il ou elle voudra devenir homme ou femme.
J'ai senti que plus j'étais un lieu pour vous, comme votre mère l'avait été, ne serait-ce que par son corps, sa voix, son regard, plus vous pouviez élaborer ce mouvement vers l'orpheline.
Vous m'avez demandé : « Mais où l'orpheline va-t-elle m'entraîner ? »
Je vous ai répondu : « Il se pourrait que ce soit vers l'écriture, vers le texte, vers cette phrase que les typographes nomment “orpheline” [4]. Celle qui, détachée du texte, se retrouve isolée de l'autre côté de la page. Celle qui pourrait donner lieu à un nouveau texte. »