Dans le séminaire Encore, Lacan propose les formules de la sexuation, aboutissement de longues années de recherches inaugurées dès l’origine de la psychanalyse. En effet la psychanalyse a été inventée par le compagnonnage de Freud avec les hystériques, pour la plupart, des femmes. Mais Freud fut le premier à faire admettre à la communauté scientifique l’existence d’hystériques hommes. A l’interrogation que lui posent les femmes Freud répondra par une autre interrogation : « Was will das Weib ? », que veut la femme ? Ainsi, dès le début, la question de la féminité se pose dans son rapport à l’hystérie. Qu’il y ait des hystériques hommes déconnecte le nouage obligé de la femme et de l’hystérie, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de nouage, ni que s’il y a de l’hystérie chez un homme elle n’est pas justement liée à la part de féminité qui est en lui.
Lorsque Lacan propose ses formules de la sexuation :
Il précise bien que, quel que soit son sexe biologique, on peut s’inscrire à droite (féminin) ou à gauche du tableau (masculin). Mais on a très vite tendance à penser que s’étant inscrit, on a à faire avec seulement les inscriptions du côté choisi. Or, il faut rappeler qu’au contraire, tout être parlant s’étant inscrit à droite ou à gauche l’a fait en fonction des 4 formules. La grande trouvaille de Lacan est déjà d’avoir montré qu’on ne pouvait simplement proposer une formule masculine et une formule féminine. Mais non seulement chaque sexe doit composer avec deux formules du côté qu’il a choisi, mais avec les quatre ! On ne se situe homme ou femme que dans un rapport à l’autre sexe. Et l’affaire se complique que ce rapport doit être conçu comme un non-rapport !
Ceci dit qu'est-ce que j’entends des femmes dans ma pratique d’analyste ? À partir de mon expérience, que puis je dire de ce que veut une femme, de nos jours ? La même chose que ce que Freud avait entendu : elles ont envie du pénis, et en substitut, d’un enfant, et elles veulent castrer les mecs. C’est à ma grande surprise, je dois dire que je me suis confronté à ces dires. Cette surprise était aussi celles femmes découvrant cela dans leurs rêves, ou tout simplement par l’analyse des rapports qu’elles entretiennent avec les hommes et avec leurs enfants.
C’est avec cette même surprise que je me suis découvert l’angoisse de castration, ce qui n’est pas plus facile à assumer. Cela, c’est mon côté homme. Pourtant situé de ce côté-là, j’ai eu également la surprise supplémentaire de me découvrir une inscription féminine. Aussi vais-je entrer aussitôt dans le vif du sujet, en laissant parler cette inscription féminine, telle qu’elle se met en jeu dans un transfert, c'est-à-dire dans l’exercice de la psychanalyse.
Comme toujours, c’est un rêve qui me permet de m’en rendre compte :
J’ai acheté une maison de campagne (j’ai failli taper “compagne”) quelque part dans le Jura. Je me suis arrêté en revenant de Paris car c’est la dernière gare avant Besançon. (Dole ?). Une gare aux tons beiges comme le train qui nous a ramenés de Limoges. Je vais reprendre le train et sur le quai où il y a beaucoup de monde je me rends compte que j’ai oublié mon sac à dos. Je retourne à toute vitesse le chercher bien que j’entends le train qui arrive. Je retourne à la maison qui n’est pas loin. Je pense que j’ai oublié le sac dans la voiture, une « Ami 8 » break beige, garée devant la maison des voisins située entre ma propre maison et la gare. Je ne sais pas comment je me suis débrouillé, mais je suis allé plus près de ma maison et je dois donc retourner vers la gare, vers cette maison des voisins… et dès que je suis près d’elle, je m’aperçois que cette « Ami 8 » n’est pas la bonne, et j’aperçois la mienne devant chez moi. Je dois donc à nouveau revenir sur mes pas.
Il y a plein de bordel dans cette voiture, et j’ai du mal à en extraire le sac par la portière. De plus, devant la maison, un peu plus loin que l’endroit où était garée l’« Ami 8 », je trouve à moitié enfoncé dans la boue mon petit sac, celui qui s’attache comme une ceinture et qui contient le portefeuille, c'est-à-dire mon argent, mon identité, mes lunettes, ma carte de métro, bref l’essentiel. Je me rends compte aussi que je n’avais pas fermé à clef la voiture. Bien sûr on est à la campagne et personne n’aurait rien volé, mais quand même.
Alors le chien des voisins me fait la fête en sautant joyeusement sur moi, à plusieurs reprises. J’en suis content. Et puis soudain il baisse la tête, prenant un air un peu triste et me dit dans un souffle : « j’ai mal ». Je suis très surpris : le chien parle ! Je vois en effet que ses pattes arrière sont bleues. Il a trop sauté, il est peut-être un peu vieux. Je lui dis : « ça fait rien je vais te porter ». Je le prends dans les bras comme un bébé. Je le porte un moment puis il me dit : « ça va mieux ». Ça m’étonne encore : ce n’était pas un accident, il parle vraiment ! Il veut descendre. J’essaie de le garder encore un peu dans mes bras, mais rien à faire il s’échappe et descend.
À la maison, je retrouve les voisins que je connais bien, des amis. Je vais pour leur parler de leur chien quand ils me coupent la parole : leur fille est en train d’être examinée par le médecin. On a peur d’une maladie très grave. Une larme perle à l’œil du père. Je me dis que je parlerai du chien plus tard : ce n’est pas le moment. (samedi 8 juillet 2006)
La première association qui se produit au réveil, c’est cette analysante qui vient toujours en séance avec son chien. C’est une grande chienne blanche aux poils ras, qui a vite compris qu’il fallait se coucher aux pieds de sa maîtresse et attendre. Mais elle s’est trouvée tellement détendue de ces séances qu’un jour mon analysante m’a fait remarquer en se marrant que sa chienne s’était couchée sur le dos, les pattes en l’air, dans une position de confiance et d’abandon proprement confondante.
En deux mots l’histoire de cette analysante, telle que je l’ai retenue, se résume à ceci : anorexique entre 20 et 30 ans, elle s’est débarrassée de ce symptôme au détour d’un avortement pratiqué à cet âge. La chienne est venue logiquement remplacer l’enfant perdu. Par contre son compagnon, père de cet enfant, vient de la quitter dix ans plus tard, arguant de cette grossesse avortée, car il aurait souhaité, lui, garder cet enfant. Leur séparation a été l’occasion de mise en place de tours de garde de la chienne, assez similaire à ce qui se passe pour un enfant en semblables circonstances.
En effet, dans mon rêve je prends cette chienne dans les bras comme un enfant. Et pour cause, j’étais à la recherche de ma voiture, cette « Ami 8 » qui fut ma première voiture, il y a trente ans. Pourquoi l’avais-je achetée, cette voiture ? Pour porter un enfant, ma fille, qui a aujourd’hui trente ans et qui vient elle-même de mettre au monde un petit garçon. De nos jours, une voiture est en effet quasi indispensable dès qu’on a enfant. Mais ceci n’est que la superstructure et l’aspect pratique incontournable. Le symbolique en a fait le substitut d’une identification maternelle. Faute d’avoir porté mon enfant dans mon ventre, je me suis donné les moyens de la porter ici et là avec la voiture. L’identification du corps propre à la voiture me semble de toute façon universelle. Qui n’a pas dit, en sortant d’un lieu quelconque, « voyons, où suis-je garé ? ». Le corps est notre véhicule, et ce qui véhicule le corps devient métonymiquement un prolongement du corps.
Du coup, ce sac que j’extrais péniblement par la portière, prend une toute autre envergure. Mon ventre n’a pas servi de sac à l’enfant, mais la voiture en a offert un substitut. Ce sac est donc l‘enfant lui-même, ma fille. Je l‘ai oublié, telle est la motivation de toutes les tribulations du rêve. Je n’ai jamais oublié ma fille comme telle, mais à l’occasion de la naissance de son fils, en portant celui-ci, j’ai réactivé des sensations de poids et de mouvements qui s’étaient effacés de ma mémoire consciente, mais pas de ma mémoire corporelle, inconsciente. Et dans l’histoire, j’ai oublié de l’accoucher c'est-à-dire de la sortir de l’instrument du portage, la voiture. Ça, c’est pour le moins ce que Freud aurait appelé un refoulement originaire. Car je n’ai pas pu oublier un tel événement, qui n’a pas eu lieu. C’est un réel : il est tout simplement impossible qu’il ait eu lieu (cf. la définition de Lacan : le réel, c’est l’impossible). Ce n’est pas ce qui empêche le désir et sa représentation sous cette manière très détournée, mais finalement assez explicite. Présenter cet accouchement sous forme d’oubli, c’est défier l’impossible en le posant comme une simple contingence.
D’où les deux « Ami 8 » de mon rêve. Chacune me renvoie à l’expérience de la naissance de ma fille mais mon oubli aurait tendance à me tromper : maintenant, le temps a passé et c’est de mon petit-fils qu’il s’agit. Ce n’est plus dans ma maison que se place l’heureux événement, mais dans celle des voisins, c'est-à-dire celle de ma fille, non loin de Besançon où je vais régulièrement par le train, comme celui de mon rêve qui a pris les couleurs de l’« Ami 8 ». Actuellement, par choix, je n’ai pas de voiture, et c’est le train qui me véhicule.
Nous sommes voisins, c'est-à-dire de générations voisines. Mais ma mémoire corporelle, viscérale, me fait hésiter entre deux lieux si semblables qui sont représentés pour moi par la même lettre : « Ami 8 ». La différence apparaît dans cette notation qui me vient à propos du chien : il est peut-être un peu vieux. J’ai transposé sur l’enfant l’âge du grand père, c’est sans doute plus confortable.
Cet accouchement impossible n’est pas sans remettre en question mon identité. C’est ce que dit mon petit sac retrouvé dans la boue, qui contient l’essentiel de mon viatique, dont argent et carte d’identité. Grand sac, petit sac, si j’en avais eu un grand, mon identité n’aurait pas été celle d’un père, mais d’une mère. On dirait que mon inconscient n’accorde pas grande valeur à ce statut paternel, traîné dans la boue au profit d’un grand sac oublié. Néanmoins, ce petit sac, je suis bien content de le retrouver ; je sais quand même combien il m’est précieux. Il se pourrait bien que sa perte ait été le prix à payer pour avoir un grand sac : en un mot comme en cent, il s’agit de la castration. Je veux dire par là que le petit sac, support de mon identité, est donc aussi un témoin de ma masculinité. Il est muni d’une ceinture qui fait que je le porte en général attaché par-dessus la ceinture du pantalon, pendant sur le devant presque au niveau du sexe. Il est clair qu’il devient, d’une part à cause de sa fonction identitaire et d’autre part en raison de sa position sur le corps, un représentant du phallus. Mais si j’opte pour un grand sac capable de contenir les bébés, c'est-à-dire pour la féminité, alors il faut accepter le sacrifice de ce petit sac phallus, soit : la castration. Dans le genre humain, il en est ainsi, on est d’un côté ou de l’autre ou homme ou femme, il faut choisir. Eh bien tout cela indique que ce n’est pas aussi simple, aussi forclusif [1] que dans l’énoncé précédent.
Ma fille n’est pas malade, elle va même très bien. Cette analysante, par contre, est venue me voir en se définissant comme malade de cette anorexie dont elle a guéri le jour où elle a avorté. Elle a guéri de l’anorexie, certes, mais le malaise de la rupture d’avec son compagnon s’est révélé suffisamment profond pour la porter en analyse. Il réactive d’évidence cet avortement, posé comme cause à retardement de la dite rupture. Et il repose la question de l’enfant, donc l’identité maternelle, sous la forme de cette chienne qui vient s’étaler entre nous dans l’abandon le plus total.
La question de l’identité, sujet, femme, mère, père, enfant repose logiquement sur ce qu’on accepte de mettre à l’intérieur. Freud imaginait cet acte comme fondateur de l’humanité, c'est-à-dire de chaque humain : le meurtre du père, ponctué du repas totémique dans lequel on mange le corps assassiné pour s’en assimiler les vertus. Il n’y a du père au fondement de l’humanité, qu’à partir du moment où il y a de la mort, et que cette conjonction du père et de la mort s’incorpore, ouvrant le sujet à la connaissance de ce véhicule corporel qu’il inaugure en mangeant celui d’un autre.
Je pourrais dire : c’est bien la question que mon analysante vient poser en racontant sa vie de cette façon : refus de manger, puis de devenir mère. Refus de mettre quoi que ce soit dans son ventre. Mais ce ne serait qu’hypothèse de ma part, interprétation de son dire. Je préfère m’en tenir à ce que son dire suscite de représentations inconscientes en moi. Au moins en parlant de moi, je suis sûr de ce que j’avance. Mon rêve est bien le mien, ce que j’en interprète n’est que le fruit de mes associations libres. Il est vrai, il est même irréfutable, que ces associations me sont venues. Je ne suis pas en train de deviner ce qui pourrait se passer dans la tête de l’autre, je vous livre simplement ce que je peux dire de ce qui se passe dans la mienne [2]. Je vous parle de l’effet de l’autre sur moi, c'est-à-dire de la trace que son dire a laissée en moi, réveillant des traces personnelles non seulement oubliées mais profondément archaïques : le faux oubli d’un désir impossible.
Dire que ces écritures sont les mêmes chez elle et chez moi relève à nouveau de l’hypothèse, pour le moins hasardeuse. C’est la question de l’identification. Dire qu’elles me permettent de délimiter ma position subjective par rapport à elle, voilà qui me semble à la fois plus modeste et plus susceptible de certitudes.
Je ne dirais donc pas que l’anorexie, le refus de manger, était pour elle un moyen de s’identifier sous la forme de celle qui dit non, non à la préoccupation constante de nourriture dont elle fait état dans son entourage infantile. Que c’était sa façon à elle d’assassiner les injonctions parentales, afin de s’incorporer du vide, c'est-à-dire du sujet. En effet, le sujet est assimilable à un vide ; au contraire du moi, il n'est pas substentifiable. Plus précisément il se place dans l’intervalle vide entre les signifiants, c'est-à-dire ce qui articule les signifiants : articuler au sens de place vide nécessaire au mouvement d'une articulation physique (coup-de, je-nous), et au mouvement articulatoire de l'énonciation. Je n’affirmerai pas que ce refus de manger se soit poursuivi dans ce que, dans l’un de ses rêves, elle a nommé l’interdit de l’assassinat des kangourous. Ils ont une poche pour les bébés, avait-elle répondu à ma question : qu'est-ce qu’un kangourou ?
Par contre tout ce que je dirais, c’est que, moi, je n’ai pas de poche, pas de sac pour contenir des petits kangourous, ni des petits chiens malades. Il semblerait bien que ce constat soit un regret, corollaire d’un désir d’être mère et donc mère de cette analysante. Il semblerait bien que j’ai vécu cette façon de m’apporter son chien comme une demande de se faire porter.
C’est ce que j‘entends avec surprise dans mon rêve, dans la bouche du chien. Il ne peut pas marcher, il a mal, ses pattes sont devenues toutes bleues. Qu'est-ce qui ne peut pas marcher, si ce n’est un petit bébé ? Mais surtout, ça ne parle pas. Je me rends compte par ce rêve de la frustration que je ne savais pas avoir éprouvé à ne pas entendre mon petit-fils me répondre autrement que par des risettes. Je ne le savais pas à cause de ce savoir commun : les bébés ne parlent pas, n’est-ce pas ? Alors pourquoi attendrais-je une réponse quand je lui parle ? Eh bien sans le savoir, oui, j’attendais une réponse, et c’est ce qui me fait attribuer cette parole au chien, dont tout le monde sait aussi qu’il ne parle pas. C’est pourquoi les auteurs pour enfants, et les enfants eux-mêmes s’empressent d’attribuer la parole aux animaux.
J’aurais aimé en effet que mon petit-fils puisse me dire s’il avait mal, ou s’il avait faim, ou quoi encore ? Je savais bien que je ne pouvais obtenir réponse. Mais je sais aussi que c’est de cette attente qu’adviendra sa parole. Il me parlera pour répondre à tout ce que je lui ai dit ; il faut juste un peu de patience, même si le désir de mon rêve semble ne pas tolérer une telle sagesse.
Eh bien il en est de même de cette analysante. Il y a en elle un bébé qui ne parle pas. Ce n’est pas une affirmation la concernant elle, ce serait encore une fois une hypothèse hasardeuse ; c’est une assertion concernant mon désir. C’est ainsi que je l’ai perçue, et à son égard se fait jour le même désir qu’à l’égard de mon petit-fils, réactivant le même désir que j’avais eu pour ma fille. Non seulement un désir de la porter dans mon ventre, et de l’extraire comme un sac de l’Ami 8, mais un désir de la porter ensuite dans mes bras comme toute mère le fait de son nouveau né.
Et enfin un désir de la porter dans ma tête, ce qui est la fonction de tout père. De toute mère aussi, bien sûr, mais en la matière, le père doit se contenter de cette fonction-là.
Rappelons-nous ici la fonction d’objet a qu’occupe, selon Lacan, l’analyste. On sait que cet objet s’imaginarise le plus souvent sous les traits de la mère. Eh bien, comme on le voit c’est chose faite en ce qui concerne cette analyse. Ce n’est pas une position que j’ai occupée volontairement, en fonction de ce que je sais de la théorie. C’est une fonction inconsciemment assumée que je découvre au décours d’un rêve.
Entendre quelqu'un c’est, quelque part, boire ses paroles, comme on dit. Toujours est-il que, comme pour un liquide, ces paroles qui étaient dehors se retrouvent dedans. Prendre un enfant dans son ventre peut trouver métaphore de cette ingestion, de la même façon que les fils prennent identité du père en le mangeant. Il y aurait donc là conjonction entre l’identité à la mère (prendre l’analysante dans mon ventre ou dans mes bras) et l’identité au père mort (prendre ses paroles en moi, ce qu’un rêve révèle pour métaphore d’une mère).
Dans Totem et tabou, Freud décrit le repas totémique comme acte de naissance de l’humanité. Lacan dirait : c’est la naissance de l’être parlant. Car si Freud entrevoit dans ce repas de cadavre l’assomption des interdits du père mort, en bon lacanien je lirais ceci comme l’inter-dit, ce qui va dès lors relier les hommes en plaçant entre chacun d’entre eux, le dit. Autrement dit, on passe de l’ingestion d’une identification imaginaire au père et à la mère, à l’assomption d’une identification symbolique à la fonction langagière : ça, c’est le chien qui, à ma grande surprise, se met à parler. On y lit mon désir d’entendre parler quelqu'un qui ne me répond pas : ma fille autrefois, mon petit-fils à l’heure actuelle au même titre que la chienne de mon analysante en métaphore d’elle-même. J’aimerais qu’elle me dise si elle a mal, et en quoi elle a mal. Peut-être aimerais-je aussi que, à l’instar de Freud elle me dise quelque chose de la féminité.
En fait, comme le chien du rêve, j’aimerais même la porter un peu plus longtemps, mais, peut-être d’avoir trouvé la parole, la voilà qui s’enfuit, à ma grande désillusion. Ma foi, c’est le destin de tous les enfants et de tous les analysants, de prendre leur autonomie. Mon rêve serait alors l’anticipation du deuil nécessaire, quelque chose permettant de le symboliser bien longtemps à l’avance, sûrement trop longtemps à l’avance. Ce serait donc un mode de défense contre le temps : anticiper activement la fuite ou la mort d’un être cher pour ne pas avoir à subir passivement cette perte.
C’est d’ailleurs toute la portée de la métaphore du portage. J’avais dit que je faisais l’hypothèse de ce que mon analysante était venue pour se faire porter. On y reconnaît le troisième temps de la pulsion tel que Freud le décrit dans « les pulsions et leur destin », celui dans lequel Lacan avait lu l’apparition d’un nouveau sujet. Freud en donne l’exemple avec deux verbes : voir et battre. Être vu, voir, se faire voir, être battu battre et se faire battre, constituent les trois modalités du verbe, quel que soit ce dernier.
En l’occurrence, mon rêve met en scène cette trinité avec le verbe porter. Comme une femme enceinte retournée, je porte tous les jours un sac à dos pour aller au dispensaire et en revenir. Identifié dans mon corps à l’« Ami 8 », j’ai du mal à accoucher de cette charge quotidienne de paroles entendues. Identifié au chien, il ne fait aucun doute que j’ai été porté, à l’époque archaïque où je ne savais encore pas marcher. Je sais même que j’ai été porté par le chien de la famille, qui m’acceptait volontiers sur son dos. Et puis je me suis fait porter, car, petit, j’ai dû aussi me servir de l’artifice vrai de la douleur pour réclamer un portage que l’âge rendait de plus en plus obsolète.
La question se pose donc de la généralisation de ce parcours des modalités du verbe. C'est une loi de la pulsion. Est-ce une loi du rêve ? Est-ce une loi du transfert et donc de l’analyse ?
Dans son séminaire XI, Lacan repérait ce troisième temps de la pulsion comme celui où ce qui est nouveau, c’est qu’il apparaisse du sujet. Freud n’écrit pas le mot sujet avant, c’est un fait, mais il ne nous disait pas que le fait de ne pas l’avoir écrit ne le supposait pas, au moins implicitement ; cet implicite pouvait être entendu dans le terme « nouveau », qui se laisserait très bien lire comme ceci : il y avait un sujet, et en voici un nouveau, c'est-à-dire un deuxième. Le pas de Lacan consiste donc à considérer qu’il n’y a de sujet que dans le rapport avec un autre. Ce nouveau sujet n’est pas deuxième par rapport à un supposé premier. C’est bien un nouveau sujet, nouveau né du fait de ce rapport troisième à l’autre. Lacan a très précisément condensé cela dans son schéma L. Le sujet s’y trouve en relation avec l’Autre sur l’axe symbolique tandis que le moi (a) réplique à l’autre (a’) sur l’axe imaginaire.
Ces deux formes de rapport à l’autre s’expliquent très bien. L’une, sur l’axe imaginaire, renvoie à la perception scopique que j’ai de l’autre dans sa globalité, tel qu’il se présente en face de moi. L’autre est le rapport entre ces deux-là tel qu’il est médiatisé par le langage (l'inter-dit) dont le corps constitué d’un lexique organisé par une grammaire est appelé grand Autre par Lacan. Mais il faut bien un petit autre pour articuler ce grand Autre dans une énonciation. Pas de langage sans corps pour l’énoncer, sans autre à qui on s’adresse, ni sans Autre dont l’apprentissage, via les deux précédents, permet à la fois leur mise en relation et la subsistance d’un hiatus évitant la confusion. La dynamique de cet ensemble produit du sujet, et plus précisément le sujet de l’inconscient.
La doublure a-a’, c'est-à-dire moi-autre, on la lit très bien dans mon rêve lors de la valse-hésitation entre les deux « Ami 8 ». Elle se présente encore dans le dialogue entre les voisins et moi (axe imaginaire, les voisins sont à mon image, puisqu’ils ont déjà la même voiture), dans lequel se joue la question métaphorique : un chien ou une petite fille (axe symbolique, où la petite fille qu’on ne voit pas vient en métaphore du chien malade dont je n’ose pas parler).
La relation A-S, c'est-à-dire Autre-Sujet, elle se laisse appréhender dans cette surprise que j’éprouve à entendre le chien parler, ainsi que dans toutes les modalités du portage dont j’ai déjà fait le tour. En filigrane se lit la problématique du transfert où se joue la question de la demande qui m’est faite, ou plus précisément la façon dont j’ai entendu cette demande et mon désir d’y répondre.
Tout cela sous l’égide de l’inconscient qui s’énonce au fronton du rêve pratiquement en nom propre : « j’ai oublié… (mon sac) ». Freud proposait la négation comme marque de fabrique de l’inconscient, mais ici, c’est carrément l’inconscient lui-même qui vient se nommer comme tel. J’ai oublié, j’ai refoulé cette mémoire corporelle du portage, et cette frustration ressentie à la non-réponse du nourrisson, comme métaphore de la non-réponse de la chienne et de sa maîtresse. Ce n’est pas qu’elle n’en répond pas, puisque dans les séances c’est elle qui a la parole, bien que je ne sois pas muet, à l’instar de ceux qui auraient pris à la lettre la première formulations de Lacan, assimilant la place de l’analyste à la place du mort au bridge.
Comme on vient de le voir, il y a plusieurs façons de faire le mort, y compris en ne se taisant pas. Puisque la question n’y est pas celle de la mort réelle, mais de la pulsion de mort comme origine du langage, présentée par Freud sous cette forme mythique du repas totémique. On peut se demander d’ailleurs si l’anorexie, en tout cas celle à laquelle j’ai affaire ici, n’est pas cette manière invoquée par Lacan de manger rien (ce qui n’est pas : ne pas manger), qui peut s’entendre finalement comme une métaphore du repas totémique. Car dans ce dernier, ce qu’on y mange, c’est avant tout les vertus du père c'est-à-dire l’inter-dit. Manger rien, ce serait accepter l’adage selon lequel on ne parle pas la bouche pleine, et que la demande qui m’est faite vient se substituer à cette demande de rien, devenant une simple demande d’être un porte-parole. Non pas pour porter une parole à sa place, mais la porter au sens de l’adresse, du simple fait de l’écoute en ma place.
Ce dont le rêve donne écriture : « je porte (le chien qui) par(o)le »
Il est vrai que cette demande s’était posée alors que cette jeune femme sentait venir l’abandon de son compagnon motivé, selon ce qu’elle me disait entendre de lui, par l’assassinat du petit kangourou.
Ce n’est pas la seule façon de théoriser ce rêve et ce transfert. Dans l’article sur la Verneinung, Freud nous parle non seulement de la négation comme marque de fabrique de l’inconscient, mais des jugements d’attribution et d’existence qui organisent la limite entre dedans et dehors. On conçoit la nécessité de cette frontière pour un repérage du moi dans son rapport à l’autre et au monde. Mais on y lit aussi l’ambiguïté de cette non moins grande nécessité d’avoir à mettre au-dedans des représentations du dehors. L’intérêt pour l’orientation du sujet en est capital.
On pourrait dès lors se demander s’il n’est pas de ce genre d’intérêt, pour l’analyste, de s’orienter en repérant les pulsions qu’il met en jeu dans son rapport transférentiel avec tel ou tel analysant.
Reprenons le début du rêve. Vous vous souvenez sans doute de cette notation : la gare est beige, ce que je n’ai compris que par la suite, comme un emprunt à la couleur de ma première voiture. Je suis dans cette gare comme si j’étais dans l’intérieur de la voiture, assimilée à un ventre maternel. La notion de mon sac oublié me vient au moment où j’entends le train qui arrive. Une fois que je me suis dit, dans l’interprétation, que cette gare était l’intérieur d’un ventre maternel, la signification de l’arrivée du train coule de source : c’est une incursion phallique du père au moment d’un rapport sexuel. Cette perspective m’effraie, et je préfère me rappeler un oubli plutôt que de la subir, tout en me disant que c’est pourtant ce qu’il ne faut pas rater. Il ne faut pas rater ce train de la fécondation si je veux être au monde, mais je préfère aller chercher le sac qui m’en dispenserait. Et si c’était moi la mère, dehors, je n’aurais pas besoin d’être dedans, je pourrais m’engendrer tout seul.
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’un souvenir de ce que j’ai vécu dans le ventre de ma mère. Je pense plutôt qu’il s’agit d’une reconstruction infantile, que j’ai dû élaborer pour m’expliquer le mystère de l’engendrement. La fonction paternelle n’est pas tellement une fonction biologique, car elle existe aussi chez les animaux et ce n’est pas ça qui leur donne la parole. C’est une fonction symbolique, représentée dans mon rêve par une Autre forme de transport. Si l’« Ami 8 » est le véhicule maternel, le train, mode collectif de transport, est ce qui rattache le petit d’homme au social par l’usage de la parole, représentée à son tour par la nomination. Si la mère porte son petit dans son ventre, le père, lui, le porte dans sa parole. Comme cette fonction symbolique invisible est beaucoup plus difficile à imaginer, l’enfant qui en a l’obscure conscience la traduit en identification à la mère, au sein d’un conflit de véhicules.
Je me rappelle ma fascination pour les trains, quand j’étais petit. La voiture, elle était quotidienne, banale. Nous ne prenions pratiquement jamais le train. C’était l’exception, l’étrangeté, la magie. Nous allions cependant dans les gares chercher ma tante par exemple, qui se trouve avoir le même prénom que cette analysante. Ma mère et moi allions aussi, en voiture, chercher mon père qui revenait régulièrement de Paris, dans la gare de Saint Georges d’Aurac, située à une cinquantaine de kilomètres de notre ville, Le Puy. Ça lui évitait une attente et un changement. Cependant, mon envie de train était telle qu’un jour j’ai insisté gravement pour que ma mère m’amène en train à cette rencontre. Ça supprimait la raison d’être du voyage, et pourtant, ma mère avait cédé. L’aller avait été pour moi un enchantement. C’était, je crois, la première fois que je prenais le train. Je me rappelle encore les branches basses des arbres qui frôlaient parfois la cabine lorsque nous traversions la forêt. Le retour fut moins drôle : mon père avait piqué une colère en constatant l’absence de voiture, et l’obligation dans laquelle se trouvait la petite famille de retourner ensemble par le train. Un profond malaise m’avait accompagné tout le trajet, malaise dont je n’ai pas épuisé aujourd’hui toutes les raisons.
Certes, en prenant le train, je voulais m’identifier à mon père, et muni de cette usurpation, je goûtai le plaisir d’un transport en commun avec ma mère. L’étrangeté reste que s’il s’était simplement agit d’un rapport privilégié avec ma mère, le transport en voiture aurait parfaitement convenu. Mais ça ne suffit pas à Œdipe : il lui faut aussi s’identifier à son père en empruntant le véhicule qu’il utilise en propre (le train) tout en le privant de celui qu’il partage avec femme et enfant (la voiture). La gare de Saint Georges d’Aurac est devenue pour moi le carrefour où Œdipe tue son père sans le savoir.
En deçà de la surprenante interprétation du rêve comme le recul in utero devant la fécondation, ce souvenir du rôle du train montre l’aspect structural du nouage œdipien. Si j’étais si fasciné par les trains, c’est parce qu’ils représentaient mon père dans sa fonction phallique, c'est-à-dire celle d’une apparition-disparition, situant le lieu du manque. En effet, dans mon rêve, au moment où le train se présente, je m’absente pour aller chercher tout ce dont je suis en manque, grand sac ou petit sac, mais de toute façon, une identité sexuelle, et son corollaire : le fait de parler, ne serait-ce que pour nommer le malaise.
Je corrige donc mon interprétation précédente d’un : il ne faut pas rater le train de la nomination. Et en effet, le retour (la régression ?) à la maison me permet à la fois d’extraire le grand sac (engendrer de manière biologique : déni de l’impossible d’être mère) de retrouver le petit sac (mon identité de sujet, garçon, père et grand-père, nécessaire) et par conséquent de permettre qu’un être a priori non doué de parole (contingence) parle (possible).
Ce n’est pas pour rien si j’ai ainsi fait le tour du carré modal d’Aristote. À côté des modalités du verbe, dont Freud fait les trois temps de la pulsion, il semble que les modalités ontiques, dont Lacan a fait quelque usage, aient aussi leur mot à dire. Ici la tentation serait grande de retourner à Aristote et au commentaire qu’en a fait Lacan. Il me semble que ce serait tenter une nouvelle échappatoire dans l’intellectualisme. Je n’en ferais donc rien, pour me consacrer, plutôt qu’à de savantes lectures, à l’exhaustion de la lecture de mon rêve, dans son nouage au transfert.
J’en étais au malaise qu’engendre le manque, pourtant nécessaire à la parole. Rentré en possession de mes sacs, je suis confronté au chien qui me fait la fête, me sautant dessus tout érigé sur ses pattes de derrière. Beau retour de la fonction phallique, que j’avais fuie dans la gare à l’arrivée du train. Il me saute, cet animal, mais ça ne dure qu’un temps. La fonction phallique se mesure essentiellement à la détumescence, à ce repliement du chien sur lui-même. Au moment même où il éprouve son manque, il dit la souffrance qu’il en éprouve. Manque et parole sont donc intimement liés. Et le phallus se transforme aussitôt en enfant, puis en pure absence : il s’échappe, le bougre.
Je me trouve donc en accord avec l’affirmation freudienne d’une identité de l’enfant avec le phallus, et ceci dans un moment où mon identité féminine monte sur scène, au moment où je porte ce chien comme un enfant, comme une partie de mon propre corps que je suis désolé de voir s’en aller.
Le manque continue à proférer sa menace sur la tête de l’enfant dont les voisins me disent la grave maladie. Nous sommes de retour au transfert, puisque mon analysante souffre, dans une chronologie régrédiente, du manque causé par l’abandon de son compagnon, du vide créé par l’avortement, et enfin du creux qu’elle s’imposait par la faim. Elle en souffre, mais il semble que ce soit la seule façon qu’elle ait trouvée de créer du sujet.
Vu ce que je viens d’analyser pour mon propre compte, je serais en droit de supposer que ce manque qu’elle a cherché à provoquer de diverses manières est un appel à une fonction phallique et paternelle dont je suis devenu le récipiendaire. Le moins qu’on puisse dire c’est que je résiste un maximum à l’assomption de cette demande. Il était temps que je prenne conscience de cette résistance inconsciente. J’avais déjà reconnu la place de l‘analyste en termes d’objet a à travers l’imaginaire d’une position maternelle. Il semble que je sois beaucoup moins enclin à entendre la demande lorsqu’elle fait appel à l’aspect strictement manquant de cet objet. Et pourtant le paradoxe, c’est que ma fuite de la gare, l’extraction du sac, la détumescence du chien puis sa fuite et enfin l’absence de l’enfant sur lequel planent des menaces de mort, ne cessent de créer du manque. Rien n’est simple : d’un côté je résiste, mais de l’autre je ne cesse pas de répondre à cette demande de rien.
Par « ce manque qu’elle a cherché à provoquer de diverses manières » je ne veux pas parler de la réalité de cette provocation mais de la façon que je l’ai perçue inconsciemment. C’est une hypothèse possible fondée sur le « Vu ce que je viens d’analyser pour mon propre compte ». Je ne cesse d’être pris entre deux feux, entre ce que j’analyse pour mon compte et ce que j’en déduis dans le transfert. Je me dis le plus souvent que je ne devrais jamais me laisser aller à des projections de ce genre. Pourtant elles sont là, et elles méritent analyse au même titre que tout le reste.
Disant cela, je me rends compte que ce « je ne devrais jamais me laisser aller » participe de la résistance. Et pourtant, c’est cela l’éthique de la psychanalyse : ne jamais interpréter à la place de l’analysant, car ce qui compte n’est pas la signification produite, toute signification n’étant rien d’autre qu’un objet. Ce qui importe, c’est la production de sujet, c'est-à-dire laisser toute la place possible à l’analysant pour que ce soit lui qui dise et donc advienne. Vous connaissez la maxime freudienne : « là où ça était, Je dois advenir » : « ça », on le dit d’un objet, et « Je » c’est le sujet bien sûr. Mais parfois, un petit coup de pouce bien placé, c'est-à-dire une petite aide à l’interprétation (par une question, un encouragement à aller plus loin…), voire jusqu’à l’esquisse d’une interprétation au moment où l’analysant semble apte à l’entendre, permet de faire sauter un bouchon qui empêchait le sujet de se manifester. Cette manifestation n’est pas autre chose que ce que Freud nommait « l’apparition d’un nouveau matériel », soit, la relance de la parole, tout simplement. Freud en faisait le critère de l’interprétation « juste », en ce sens que la question de ce qu’elle soit vraie ou fausse ne se pose pas : l’important est qu’elle amène du nouveau matériel [3].
Je ne mets pas ce « bouchon » sous le registre d’une signification à trouver, que j’aurais trouvé et autour de laquelle le sujet tournerait en vain, même si parfois ça en prend les apparences. Je le mets sur le compte d’un dialogue nécessaire destiné à faire entendre au sujet que je suis là, en tant que sujet parlant, donc sujet qui répond, et que c’est bien parce que je parle que je peux être investi par lui comme objet cause du désir. Si je ne parlais pas, je ne serais rien d’autre qu’un substitut de cadavre ne méritant pas le moindre investissement. Car il faut se rappeler que le désir est désir du désir de l’autre : l’analysant vient là pour se faire désirer, il demande qu’on le désire, c'est-à-dire qu’on lui accorde un investissement comme sujet qui ne se définit pas autrement que d’être celui qui parle. Et l’investissement est nécessaire à la parole, ou l’inverse, car c’est de la parole que se produit l’investissement, c'est-à-dire le transfert qui est la garantie de la poursuite du travail. En produisant, par une parole « interprétative », la relance du processus de parole, l’analyste se posant comme sujet acceptant d’être objet d’investissement, permet en définitive cette production de sujet qui est le but de l’analyse.
On a souvent entendu que le but de l’analyse est la production de l’objet a. Je ne dis pas autre chose, je mets simplement l’accent sur le corollaire de cette production d’objet : l’engendrement d’un sujet.
C’est dans cette confrontation du sujet et de l’objet a que se situe le paradoxe de l’analyste. Pour laisser la parole à l’autre afin qu’il s’engendre comme sujet, il devrait se garder de toute interprétation, et analyser sa résistance se manifestant dans les projections conscientes et inconscientes dont il affuble son partenaire. Mais pour que cette parole se développe de manière satisfaisante, il doit veiller à ce que l’intérêt de cet autre se maintienne à son égard comme partenaire d’une relation duelle vraie.
Qui dit relation dit : nouage de la demande de l’un au désir de l’autre, et inversement. Pris dans le processus transférentiel, il ne m’est pas possible d’être « neutre » au sens de l’objet qu’on pose « entre les jambages de la cheminée », comme dirait Lacan dans « La lettre volée ». Si je parle de la demande de l’autre, ce ne peut être que celle que je lui suppose compte tenu de ce que j’ai entendu dans les filtres de mon désir. Rappelons-nous ici que la lettre volée, représentant l’objet a dans l’analyse que Lacan fait de la nouvelle de Poe, c’est bel et bien une lettre. Personne n’est jamais à la place de cette lettre. Simplement, elle cause le désir de tous les personnages qui tournent autour. Et elle met en sommeil le désir de qui la possède, ce qui féminise, dit Lacan.
Il se trouve que je constate cette occurrence au décours de l’analyse de mon rêve. Je trouve ça plutôt sous la forme d’une identification maternelle plutôt que féminine, mais bon… Mais pas de féminité sans masculinité, pas de mère sans père, sans quoi il n’y a ni sexe ni engendrement. Ça aussi, c’est dans mon rêve, et c’est en jeu dans le transfert. Et nous revenons sous une autre forme à cet incontournable qui fait que, dans les affaires humaines, on ne peut se définir isolément, sauf à confondre le moi et le je.
Nous présentons le moi comme cet intérieur qui se différencie d’un extérieur, un dedans qui est séparé du dehors par cette surface que constitue l’image du corps. Mais cette dernière présente heureusement des trous par lesquels s’engouffrent la demande et le désir de l’autre, et dont on peut dire après coup qu’ils ont façonné cette surface comme bord des trous. Dans cette dialectique dedans-dehors reste inscrites les traces archaïques de la demande qu’on a supposée au bébé, de par le désir qu’avait l’adulte de se poser comme celui (ou celle) qui y répond.
On trouve une forme de cette écriture dans mon rêve. Le « je » de mon rêve, le sujet de l’inconscient (ce n’est pas moi, je vous assure !) se pose en objet désirable pour ce chien qui lui saute dessus. Puis comme objet secourable lorsque celui-ci s’affaisse dans l’impuissance. Puis comme objet qui autorise la parole même improbable de l’autre. Dans les deux premiers cas, on peut apposer l’objet au registre du féminin (se faire sauter), puis maternel (porter, avec la supposition que l’autre demande à se faire porter). Dans le dernier cas, on passe à l’assomption de la fonction paternelle, au moment où je me dis que ce n’était pas une illusion, vraiment, oui, il parle ! C’est d’ailleurs le moment où le chien s’échappe ; il prend son autonomie, malgré mes regrets. Voilà pourquoi j’ai parlé plus haut de la résistance à l’assomption de la fonction dite paternelle.
Une de mes interlocutrices attentive m’a demandé si, écrivant cela, je n’en déduisais pas ce que doit être la femme, et le comportement que l’homme doit avoir dans l’assomption paternelle. Je crois que le sujet de l’inconscient se donne des explications pour ce que, enfant, il n’a pas compris. Ce n’est donc pas un « ce que doit être la femme » c’est un « les traces inconscientes que la rencontre avec une femme m’ont laissées comme questionnement ». Je ne crois pas que mon rêve déduise quelque chose du comportement que l’homme doit avoir dans l’assomption paternelle, ni d’ailleurs de la place que doit occuper l’analyste. L’assomption paternelle, j’en ai parlé après coup dans mon analyse du rêve, en tentative de théorisation. Rien n’est moins sûr, donc. Ce qui est plus sûr, c’est que je laisse échapper le chien qui veut s’échapper : si c’est ça que je théorise comme assomption paternelle, c’est quelque chose qui m’échappe, comme tout le reste d’ailleurs, y compris ma place dans le transfert. Ça se fait malgré moi, c’est bien le cas de le dire. Nul devoir, nul héroïsme là-dedans. C’est pourquoi le terme d’assomption m’a paru adapté : assumer quelque chose qui vous tombe dessus, l’accepter, sans pouvoir y faire trop grand-chose.
Il s’ensuit même une tentative d’explication au sein du rêve lui-même : le chien qui avait mal est devenu la petite fille qui est très malade. Elle risque de disparaître. Par conséquent c’est comme si je ne pouvais pas concevoir que, parlant, elle prenne son autonomie, et que la seule explication possible pour son échappement, ce soit la mort.
J’y entends bien sûr le fameux meurtre de la chose que suppose la parole. Ça va avec la fonction paternelle au sens de Totem et tabou. Tuer le père pour le manger, c’est en fait tuer toute chose pour la « mettre à l’intérieur » sous forme de représentation, qui n’est pas la chose. Il semble que cette maladie dans mon rêve symbolise ce travail de la négation, c'est-à-dire l’assomption de ce que l’autre, la petite fille, est devenue mère. Il n’y a plus corrélation entre la représentation de ma fille comme petite fille et la réalité par laquelle elle est devenue mère. Il me faut tuer la petite fille pour parvenir à « mettre à l’intérieur » cette représentation d’elle comme mère. Ceci se condense avec l’avortement de mon analysante pour lequel elle a, elle, tué dans le réel, afin de ne pas être mère. Pour rester petite fille ? Là est toute la question, puisque, dans notre relation transférentielle, je la porte comme chien et enfant.
J’entends le regret qu’elle a de ne pas avoir fait à trente ans ce que ma fille a fait à cet âge-là précisément. Et mon rêve en donne une représentation, sous la forme de la réalisation d’un désir, désir que la petite fille disparaisse et devienne une mère, ce qui se présente sous la forme première : que je devienne mère, représentation dont à mon tour j’ai à faire le deuil.
C’est une autre façon de parler du train de la nomination. Ici se formule la 4e hypothèse que je peux faire sur le travail qui noue le rêve et le transfert. Un rêve serait l’écriture de ce qui dans telle relation transférentielle ne cesse pas de ne pas se dire, mais qui par contre cesse de ne pas s’écrire.
Il reste un élément mystérieux : pourquoi le chien a-t-il les pattes bleues ? J’ai retenu jusqu’ici d’en donner les associations qui me sont venues presque aussitôt, parce qu’elles auraient brouillé l’exposé. Non seulement rien n’est simple, mais encore tout se complique. Ces pattes bleues m’ont tout de suite fait penser à un autre de mes analysants qui a échappé à une grave maladie. Dans mon fantasme, je rattache celle-ci à la maladie dite des enfants bleus. La condensation sur le bébé qui ne sait pas marcher et qu’on doit porter a restreint la couleur aux membres inférieurs, ce qui satisfait également à la qualité phallique de l’animal. L’équation phallus = enfant se trouve une nouvelle fois vérifiée.
J’en déduis cependant que j’ai aussi perçu cet autre analysant comme quelqu'un qui cherche à se faire porter.
En conclusion je dirais que la féminité qui se révèle pour être mienne dans l’exercice de la psychanalyse, en tout cas avec cette femme-là, cette féminité se confond pour moi presque complètement avec la maternité. Je dis « presque » parce qu’il y a quand même l’épisode où je me fais sauter par le chien. Il est possible que pour une femme cette différence, ce conflit entre féminité et maternité soit plus aigu, mais je ne peux parler à la place d’une femme. Je me suis borné à reconnaître chez moi, très profondément enfoui dans l’inconscient, des éléments dont j’ai entendu de grands développements par les femmes en analyse avec moi. Dans ce moment où la féminité n’est pas immédiatement confondue avec la maternité, elle semble restée définie par l’action d’un phallus dépourvu de propriétaire, ce qui nous renvoie l’universalité du phallus énoncé par les formules de la sexuation :
Par contre tout le reste me montre que le phallus et l’angoisse de castration y afférente, ce n’est pas tout : je ne cesse de décliner les possibilités du portage et de l’accouchement, toutes choses que j’avais « oublié », ce pourquoi je quitte précipitamment la gare. Est-ce que ce désir de porter et d’accoucher peut être ramené à la question de l’enfant comme phallus ? Ce n’est pas sûr. Une seule chose est sûre, c’est que si ce chien parle, selon mon souhait, je suis bien persuadé que sur la féminité, comme l’analysante qui l’amène en séance, il ne me dit pas tout :