Cette contribution se situe au carrefour de trois réflexions.
La première porte sur la tentation scientiste médicale qui a accompagné le développement de la psychanalyse.
La deuxième épistémologique réintroduit les apports de la théorie de la complexité
La troisième sur l’impossibilité pour le psychisme humain d’accéder au réel et le partage qui en découle entre science et savoir.
Très attaché à la science de son temps, Freud voulait faire de la psychologie une science naturelle. C’est pourquoi, dans un manuscrit inachevé, rapidement rédigé en 1895 et qui prendra pour titre Esquisse d’une psychologie scientifique, il pose un certain nombre de corrélations entre les structures cérébrales et l’appareil psychique en tentant de représenter les processus psychiques comme autant d’états quantitativement déterminés par des particules matérielles ou "neurones". L’ambition de Freud à cette époque est bien de ramener à ce modèle neurophysiologique l’ensemble du fonctionnement psychique normal ou pathologique : le désir, les états hallucinatoires, les fonctions du moi, le mécanisme du rêve. Mais on note déjà là une hésitation entre deux types de modèle : l’un strictement articulé sur le biologique dont on trouve encore la trace dans la théorie des pulsions et un autre modèle de fonctionnement psychique qui serait analogue au modèle neurobiologique de la physiologie cérébrale. La découverte de la psychanalyse orientera Freud sur d’autres voies
Mais la découverte de la psychanalyse marque une rupture avec les représentations médicales ambiantes. Cette rupture est liée à l’effacement du rôle du regard dans l’observation clinique et son remplacement par l’écoute. Il ne s’agit plus de voir des contenus mentaux mais d’écouter un enchaînement d’événements psychiques, puis d’introduire des significations dans leur réseau.
L’écoute a permis ce à quoi le regard ne pouvait jamais accéder : la construction d’une réalité psychique, fondée sur un fonctionnement psychique spécifique. L’écoute a permis de découvrir simultanément une dimension intrinsèque à la réalité psychique, celle du temps et de l’histoire. Alors que le regard balaye l’étendue des corps pour n’y voir qu’une étendue d’éléments, combinés les uns avec les autres, l’écoute va donner accès à la profondeur du temps et de l’histoire c’est-à-dire au repérage de différentes strates temporelles.
C’est le travail sur l’hystérie qui mettra Freud sur la voie d’une source intrapsychique aux conflits et aux symptômes qui constituent ce que l’on appelait à l’époque la maladie mentale.
Freud va concevoir le refoulement comme le refus d’un savoir de la part de l’hystérique. Mais très vite il réalisera qu’il ne suffit pas de lever le refoulement pour faire disparaître le symptôme.
La compréhension des mécanismes de déplacement et de condensation lui fournira des pistes permettant à travers le symptôme de mettre le patient sur les traces de ce savoir. C’est ainsi que Freud travaillera de plus en plus avec ce qu’il a désigné comme la « plasticité du matériel verbal » permettant d’approcher les sources de conflits sans renforcer les résistances du patient. C’est ce que Lacan appellera, par la suite, la « perméabilité de la chaîne signifiante aux effets de métaphore et de métonymie » qui va donner à la cure analytique sa spécificité.
La psychanalyse s’intéresse donc au sens du symptôme dans le vécu du sujet mais sa spécificité est d’avoir su comprendre que ce sens ne peut émerger que si l’on saisit le rapport à l’altérité.
Freud s’est toujours intimement préoccupé de la souffrance, ses recherches sur les stupéfiants aux origines de sa carrière en témoignent, L’avènement même de la psychanalyse n’a pas supprimé cet intérêt. « Une théorie de la sexualité, écrira-t-il dans l’analyse du cas Dora, ne pourra, je le suppose, se dispenser d’admettre l’action excitante de substances sexuelles déterminées. Ce sont les intoxications et les phénomènes dus à l’abstinence de certains toxiques chez les toxicomanes qui, parmi tous les tableaux cliniques que nous offre l’observation, se rapprochent le plus des vraies psychonévroses. » L’intérêt, donc, subsiste ; mais, dans sa finalité, il est retourné quant à sa finalité : il ne s’agit plus, avec la psychanalyse, d’endormir la souffrance, mais d’éveiller à sa vérité afin que le sujet puisse s’y retrouver.
La découverte freudienne sera de montrer que cette vérité est celle du désir
L’articulation entre la sphère du sens et la dimension de l’altérité va apparaître dès les débuts de la psychanalyse. L’altérité est fondamentalement impliquée dans la définition même du désir, puisque le désir se différencie du besoin par la hantise de la source originelle de satisfaction, c’est-à-dire de la première présence tutélaire (ce qui fait fonction de mère) ; mais on retrouve aussi l’altérité dans la dissymétrie du phénomène de transfert. Cependant, et ceci est lié aux conditions de la découverte freudienne, tout se passe comme si l’approche des processus primaires par les voies de l’auto-analyse avait initialement privilégié les processus de sens par rapport à la dimension de l’altérité. Ce sera avec l’analyse des processus de régressions, caractéristiques de la psychose que se dévoileront les vicissitudes de la relation d’altérité.
À partir de là Freud cherchera à préciser les types d’organisation correspondant à ces phases de développement. En 1908, rédigeant une communication sur un cas de démence précoce avec Karl Abraham, Freud émet l’hypothèse que « la fixation de la libido aux objets fait défaut dans cette affection ». Les nombreux développements sur la relation d’objet jalonneront le prolongement de cette réflexion sur la place de l’altérité dans la construction du sens pour le sujet.
Freud réfléchit ainsi à ce qu’il nomme « l’organisation sexuelle ». Il passe alors d’une recherche centrée sur l’interprétation à une recherche centrée sur la construction. Il formulera l’opposition des deux démarches et la prévalence de la seconde avec la plus grande rigueur dans Les Constructions dans l’analyse en 1932. L’histoire des phases initiales devient déterminante dans l’histoire d’une intersubjectivité : que cela soit à travers le déplacement de la position de l’individu dans la famille, ou dans la modification des valeurs de crédibilité qui s’attachent à autrui.
Cette primauté désormais reconnue à l’Autre dans la constitution du sens « latent » s’exprime, entre autres, dans le délire, comme dans le rêve : les deux attestant que le détachement de la réalité peut être utilisé par la poussée du refoulé comme un moyen pour faire accéder son contenu à la conscience. Ce mécanisme, dit Freud, semble donc reproduire un type archaïque d’organisation de l’expérience, correspondant à un stade où l’épreuve de réalité n’est pas instituée. Autrement dit, la croyance délirante comporte un élément de « vérité historique », et la construction analytique aura pour objet de restituer les vicissitudes de ces positions de vérité. Ainsi dira-t-on du délirant, comme de l’hystérique, qu’il souffre de réminiscence. Mais cette réminiscence ne peut pas être assimilée à un contenu, c’est la réminiscence d’un moment de croyance, d’un type d’organisation du réel par le psychisme que l’on ne peut pas rabattre sur une connaissance du réel.
Dès La Science des rêves (1900), Freud souligne que si le besoin est présupposé par le désir, celui-ci ne vise pas sa satisfaction, mais le retour de la première présence secourable, grâce à laquelle cette satisfaction a été assurée. Le désir est donc à la fois confronté à la dépendance d’autrui dans la satisfaction du besoin, et à la recherche inlassable de ce qui est une fois advenu. Le désir est relancé à partir de cette dérobade initiale de cette impossible rencontre.
Freud nous dit que « l’impuissance originelle de l’être humain devient ainsi « la source première de tous les motifs moraux » » Cet appel lancé à autrui en vue de la satisfaction du besoin, Lacan le définit comme étant la « demande », et il souligne que l’humain est toujours « pris dans les défilés du signifiant » de cette « demande ».
La psychologisation de la psychanalyse va viser à vider l’inconscient de cette dynamique et à exclure de ce fait la radicalité de la singularité subjective de la demande. De ce fait la volonté de scientificité contemporaine, tout en abandonnant la perspective freudienne, va vouloir lui imposer une méthodologie et des principes d’évaluation hétérogènes aux objectifs de la psychanalyse. Là est la source du malentendu qui veut rabattre le savoir analytique sur la science.
En effet, au-delà d’une tentative d’objectivation du fonctionnement psychique la science ne peut que rencontrer ce reste que Freud a nommé « Das Ding », et qui renvoie à l’inaccessibilité du réel pour le psychisme avec toutes les conséquences qui en découlent quant à l’impossibilité d’ancrer directement une causalité matérielle.
La vérité et l’objectivation au service d’un moi sain et adapté socialement sont d’autant moins possibles qu’il y a l’existence de ce « reste » qui, en contestant la possibilité de dire toute « la » vérité, atteste la possibilité d’accès à une vérité pouvant seulement être « mi-dite ».
Cette position est particulièrement claire chez Lacan. Il l’énonce dans son séminaire L’éthique de la psychanalyse : l’homme a cette fonction de médium entre le réel et le signifiant, mais ajoute-t-il « l’humain nous échappe. En ce point, ce que nous appelons l’humain ne serait pas défini autrement que de la façon dont j’ai défini la Chose, à savoir ce qui du réel pâtit du signifiant. » L’homme façonne le signifiant et l’introduit dans le monde. Comme l’humain n’aborde le réel qu’à travers les signifiants, le réel lui échappe. L’humain en tant qu’il veut se saisir ne peut pas se saisir comme tel : il ne se saisit que comme signifiant pris dans la chaîne des signifiants. La tâche de la psychanalyse est de nous aider à savoir ce que l’homme fait en façonnant le signifiant à l’image de la Chose, « alors que celle-ci se caractérise en ceci, qu’il nous est impossible de l’imaginer ». Le réel échappe à la science celle-ci ne pouvant simplement prétendre construire qu’une approche de la réalité. C’est en cela, que pour nous, la psychanalyse est fondamentalement un savoir et non pas une science.
Le discours de la science rejette la présence de la Chose, pour autant que, dans sa perspective, se profile l’idéal du savoir absolu, c’est-à-dire de quelque chose qui pose tout de même la Chose tout en n’en faisant pas état. — Le discours de la science est déterminé par cette Verwerfung, et c’est probablement pourquoi — ce qui est rejeté du symbolique reparaissant, selon ma formule, dans le réel — il se trouve déboucher sur une perspective où c’est bien quelque chose d’aussi énigmatique que la Chose qui se profile, au terme de la physique. (Lacan séminaire sur L’Éthique)
À travailler ainsi l’articulation de l’imaginaire, du symbolique et du réel, la psychanalyse ne se trouve pas dans le même champ que la science. Dans son domaine spécifique, elle a tissé une véritable « matrice disciplinaire » qui en fait un savoir, selon le terme de Thomas Kuhn (1), propre à la rendre autonome dans ses pratiques et ses recherches.
Ce n’est qu’une fois établi cette spécificité ontologique, c’est-à-dire son domaine d’objets spécifiques d’analyse, qu’on peut tenter de problématiser ses relations avec les autres domaines du savoir et disciplines scientifiques. Le problème, et c’est là où le bât blesse certains, est que la psychanalyse se présente aussi comme une thérapie : d’où la tentation récurrente de la ramener dans le giron de la science classique pour évaluer son efficace à l’aune des procédures médicales et ce, y compris avec la complicité active de certains psychanalystes.
La démarche du D.S.M. 4 est à ce titre significative : elle liquide la référence aux catégories freudiennes dans la pratique d’une psychiatrie se voulant scientifique et surtout elle élimine les explications liées aux caractérisations « psychodynamiques », Ce faisant le D.S.M. 4 récuse d’emblée les phénomènes qui sont essentiellement inscrits dans des relations à autrui, tout autant que ceux issus d’une histoire profonde dépassant l’objectivité brute des symptômes tels que les patients peuvent en avoir conscience. Mais surtout cette approche qui se présente comme scientifique n’est construite que sur des occurrences statistiques.
C’est là où la réflexion épistémologique devient nécessaire. La psychanalyse est une région du savoir qui, au fil du temps, a construit ses objets, sa méthodologie et une grande variété de modèles théoriques. On peut être tenté de rapprocher les objets de la psychanalyse et ceux d’autres sciences. Par exemple, les deux domaines de savoir que sont la psychanalyse et neurosciences ont en commun la recherche de la connaissance de la vie mentale. Mais ils divergent totalement quant à leurs objets, leurs concepts, leurs méthodologies et leurs représentations théoriques de la vie psychique.
Pour éclairer le débat il nous faut nous référer à quatre notions fondamentales introduites par le paradigme de la complexité :
1° les systèmes vivants comportent des niveaux d’organisation qui ne sont pas réductibles les uns aux autres.
2° L’histoire du vivant produit des niveaux de complexité croissante qui sont corrélés aux différents niveaux d’organisation (ce qu’illustrent abondamment les travaux d’Edgar Morin (2), Henri Atlan (3), Francesco Varela (4) et bien d’autres). « On ne peut comprendre un système complexe qu’en se référant à son histoire et à son parcours » (Ilya Prigogine) (5).
3° Les recherches contemporaines sur l’hypercomplexité mettent en relation les parties et le tout dans des rapports de circularité au sein desquels le tout contient les parties, tandis que chaque partie contient le tout.
4° L’émergence permet de comprendre comment à partir d’un certain niveau d’organisation et de complexité au sein d’un système vivant, peuvent apparaître une nouvelle réalité, de nouveaux systèmes dont les fonctionnements acquièrent une relative autonomie L’émergence pointe aussi les interactions à plusieurs échelles et leurs effets sur les systèmes auto organisés : des interactions à petite échelle peuvent produire des structures à grande échelle qui ensuite modifient l’activité des échelons inférieurs.
La réalité psychique peut ainsi se définir comme un processus émergeant à partir d’un certain niveau de complexité de la réalité et des systèmes cérébraux, on ne peut l’appréhender qu’en saisissant son histoire singulière. Alors que la tentation réductionniste vise à ramener la réalité psychique spécifique à des réalités neurobiologiques ce qui est une négation de l’avancée qu’a permise la psychanalyse en travaillant sur l’articulation du désir et de l’altérité.
La limite des neurosciences actuelles est de mettre justement entre parenthèses l’existence de la subjectivité pour ne concentrer leurs efforts que sur l’objectivité des mécanismes cérébraux et des comportements auxquels ils sont associés. Mais on ne peut pas prétendre ensuite rendre compte de cette subjectivité que l’on a d’abord écarté du champ de son investigation en postulant son identité aux mécanismes objectifs. Le scientisme consiste précisément à nier ce qui a été mis entre parenthèses, à occulter l’opération de clôture constitutive de tout savoir scientifique.
En effet se centrer sur les analogies entre le fonctionnement cérébral neurobiologique et le fonctionnement psychique court-circuite l’appréhension des niveaux intermédiaires d’où procèdent, en définitive, le fonctionnement et la réalité psychique. Comme le dit justement Paul Ricœur (6):
Ou bien je parle des neurones ou bien je parle de pensée que je relie à mon corps avec lequel je suis dans un rapport de possession et d’appartenance réciproques : mes pieds ou mes mains ne sont miens que vécus comme tels.
La psychanalyse confrontée à ces questions se déchire aujourd’hui en deux tendances aussi antagonistes qu’inconciliables.
La première est d’inspiration néopositiviste (sous la pression d’un environnement scientiste), elle vise une réhabilitation scientifique de la discipline dont nous avons souligné l’impossibilité. Elle cherche à construire une véritable « psychologie psychanalytique », convergeant avec les neurosciences, sous l’emblème d’une « neuropsychanalyse ». C’est un courant où la référence médicale est dominante et dont on trouve en France les traces de Daniel Lagache (7) jusqu’à Daniel Wïldocher (8).
La seconde, à l’inverse, recherche activement la dissolution des asymétries structurantes de la cure (celles du transfert, comme celles de l’inconscient) au nom d’une empathie vantée comme la panacée. Elle pousse à son comble la dialectique du transfert et du contre-transfert (en réduisant la focalisation de la cure aux réactions de l’analyste et du patient) On est là dans un « intersubjectivisme » qui fascine les tenants d’une gestion harmonieuse du corps social.
C’est d’ailleurs une des questions qui a divisé jusqu’au schisme la communauté analytique, ces soixante dernières années à propos de la transmission de l’expérience psychanalytique. Il nous parait clair que cette expérience ne peut être ni tout à fait ineffable, c’est-à-dire réduite au colloque singulier du candidat avec son didacticien, ni être ramenée à un examen de compétences sur la doctrine dont l’Université serait la garante, encore moins à une synthèse de ces deux impasses.
Frédéric Rousseau
Psychanalyste
Maître de Conférence Université Paris 8
fredericrousseau@wanadoo.fr