Un fait reconnu c’est que Freud avait pensé la psychanalyse selon le modèle des sciences naturelles. Mais cela ne le menait pas à établir son homologation avec les sciences biologiques, de façon que si son idée d’« appareil psychique » retrouve sa matérialité dans la notion de représentation, elle n’exclut pas ce que dans sa limite renvoie au réel du corps, partialisé comme zone érogène en tant que lieu de passage et de perte, de vide et de trou. Plus encore, si nous reprenons sa position d’une université de la psychanalyse, - possible depuis le domaine de ce qui est enseignable, impossible depuis le domaine de ce qui est transmissible - les matières qu’il y incluait, tel que l’étude de la mythologie, les religions, le domaine anthropologique, la littérature, les domaines artistique et philosophique, parmi d’autres, il excluait toute équivalence avec l’idéal des sciences physiques.
Chez Lacan nous retrouvons un premier moment dans lequel, s’il est vrai que le sujet de la psychanalyse ne pouvait être autre que le sujet de la science, il était toutefois pris dans son doute : si « je pense, donc je suis » c’est que je peux être sans penser. Et dans le cas d’avoir à choisir entre être ou penser, la question est résolue par l’universitaire en choisissant le deuxième terme, en tranchant le doute qui lui reste.
Sa première position à lui est celle de subsumer la psychanalyse à la science, en poursuivant la voie freudienne ; c’est celle que nous retrouvons autant dans son Séminaire 11 que dans les Écrits, dans La science et la vérité où l’on lit « au sujet de la science psychanalytique ». Mais quelle science ? Il avance ainsi dans sa proposition selon laquelle il s’agit de la science conjecturale, manière paradoxale de répondre à la possibilité de retrouver la vérité, de laquelle le savoir se distingue, en plaçant ainsi les deux pôles de ce qui est expérimenté par l’assujetti de la division entre le savoir et la vérité. Au cours de cette deuxième formulation sur la science, la conjecture exclut la possibilité de la certitude, raison pour laquelle les connaissances sont barrées de leur confirmation.
Plus tard nous assistons à une tournure de ses réflexions quand il soutient, comme dans Radiophonies, en 1970, que « la science est une idéologie de la suppression du sujet », pour parvenir, dans son Séminaire 25, Le moment de conclure, lors de sa première séance, le 15 novembre 1977, à l’idée que l’on doit prendre au sérieux la psychanalyse même si elle n’est pas une science. En suivant la démonstration de Karl Popper, il conclut que ce n’est pas une science, puisqu’elle est irréfutable, en définissant donc la psychanalyse comme une pratique du bavardage. Il nous fait ainsi voir que « ce que l’on appelle ce qui est raisonnable, c’est un fantasme, c’est tout à fait manifeste au début de la science. La géométrie euclidienne a toutes les caractéristiques du fantasme. Un fantasme, ce n’est pas un rêve, c’est une aspiration ». À ces idées nous pouvons ajouter sa conclusion sur le thème de la séance 3e, du 20 décembre 1977, où il affirme que « la géométrie, l’âge et haut maître hie, que la géométrie est tissée de fantasmes, et simultanément : toute science », étant prise par l’homophonie. Si c’est le savoir qui nous guide, « la science n’est qu’un fantasme, qu’un noyau fantasmatique (...) La science est une futilité qui n’a de poids dans la vie de personne même si elle a des effets : la télévision, par exemple. Mais ses effets ne soutiennent que le fantasme de celui qui – il l’écrirait comme ça : hycroit La science est liée à ce que l’on appelle spécialement "pulsion de mort". C’est un fait que la vie continue grâce au fait de la reproduction liée au fantasme, c’est-à-dire dans notre lecture, dans la pulsion soutenue depuis la lettre. »
Giorgio Agamben dans Enfance et histoire continue la ligne posée par Benjamín à propos de la pauvreté de l’expérience à l’heure actuelle, en poursuivant le projet fondamental de la science moderne, qui n’est que celui de l’expropriation de l’expérience. Ainsi, l’italien nous reconduit au besoin de reprendre le concept du Páthei máthos, depuis ce qui est indécidible dans le savoir, pour contester l’idée du mathema comme idéal de la science. Si le mathema est ce qui est intégralement transmissible, c’est parce qu’il forclot le réel du corps, voilà pourquoi avec le pathema nous soutenons l’acte d’apprendre uniquement, par l’intermédiaire et après avoir souffert, en excluant toute possibilité de prévoir, c’est-à-dire de connaître avec certitude. Il s’agit, en revanche, du passage par le propre corps, position soutenue par Freud depuis le concept de zone érogène corporelle en tant que base pour l’existence du moi.
Jean-Claude Milner en L’Œuvre claire, considère la doctrine de la science, en impliquant la transmission intégrale d’un savoir, dans laquelle le maître est une pure détermination positionnelle, au-delà de la personne qui l’incarne, à la différence de l’épistémé ancienne pour laquelle le maître implique un plus-de-savoir, en sauvegardant l’impossibilité du savoir dans et par l’intermédiaire du transfert. De là, si nous considérons l’expression de Lacan dans L’étourdit selon laquelle la logique c’est la science du réel, c’est-à-dire dans notre lecture préliminaire l’abandon de l’attribution de responsabilité à la considération subjective. Il va donc poser dans le Séminaire Le sinthome qu’il mène la responsabilité au sinthome, à ce que LOM (en phonétique, l’homme), et pas maintenant le sujet si assujetti à son Autre, fait de ce que déterminait avant le symptôme névrotique. Son œuvre est son "savoir-y-faire-avec" dans le passage de la réalité fantasmatique, la Realität freudienne du fantasme, à la Wirklichkeit effective, laquelle est régie maintenant par un autre type de rapport social, celui où l’altérité se résout en tant que proche et non pas en tant que semblable. Où l’œuvre de chacun le mène à remporter un nom propre, dans la poîesis psychanalytique de la cure par la mise en place autant des interprétations que des forçages de l’analyste.
En ce qui concerne le mathema, ce qui peut être enseigné du Réel, comme le numéro, dans la Journée sur le mathème du 2 novembre 1976, avant de commencer son Séminaire 24, Lacan invite un mathématicien, J. Petitot-Cocorda, à parler sur le sujet, étant donné qu'il avait déjà commencé sa critique vers cette notion : dans la séance donc du 16 mars 1976 de son Séminaire 23 il considérait que « le mathema ajoute au Réel ».
Le mathématicien lui pose trois conditions qui doivent être tenues pour qu’il y ait mathéma :
1. On doit dégager du domaine logique-mathématique certains éléments critiques, décisifs, fondamentaux, en respectant leur raison constituante.
2. Au mathema on poinçonne des éléments avec un dire qui lui ex-siste, propre d’un discours autre.
3. Il induit l’illusion transcendantale d’une inscription de la répression primaire.
Lacan entend donc que le mathema « le semi-dire du Réel dans le Symbolique », et « son paradoxe, c’est qu’il idéalise la », en matérialisant l’écrit, en tant que devenu substance. Voilà pourquoi le mathema est harmonieux, précis et relationnel.
C’est pour ces raisons que Lacan est mené, dans la possibilité de la transmission, depuis le mathema au style : ainsi, S (A/ ) fait au style de chacun, écriture en imitation du mathema, imitation qui, étant perçue comme telle, fait la différence dans chaque parlêtre.
Dans le texte de Harari : La experiencia pathematica inclue dans El fetichismo de la torpeza publié en 2003, nous retrouvons assez éclaircie la question de « la passion du corps en tant qu’effet du ». Voilà qu’il écrit que « le pathema déplace, dans la considération de Lacan, le mathema par l’intermédiaire duquel l’analyste français avait prétendu obtenir une sorte de transmission intégrale de la psychanalyse, puisque celui-là allait raser toute rebarbe de sens, toute équivoque ». Pour conclure : l’analyste est « celui qui pourra donner naissance à l’inflexion de la souffrance – passionnelle - de la jouissance parasitaire (...) vers son débouché dans un sinthome (...) Avec cet objectif, la transmission requiert de la notion de pathema ». Voilà pourquoi dans notre lecture actuelle de son intervention sur La transmission de la psychanalyse lors du Congrès de l’ EFP en 1978, au cours de laquelle Lacan affirmait sur l’intransmissibilité de la psychanalyse, qu’elle doit être réinventée à chaque analysant, nous disons qu’elle est intransmissible dans la ligne du mathema quand on prétend universaliser le discours qu’elle soutient. Ainsi « chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer ».
La poîesis implique action, création – invention, composition, et aussi poésie et poème. Ce terme, nous le retrouvons référé par Lacan dans son séminaire 8. Le transfert, dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques dans la séance du 25 janvier 1961, concernant la fonction de la beauté comme si elle était une illusion, un mirage. Il est inclus dans l’exposé de Diótima écrit par Platon au Banquet. Il y introduit la fonction originale de la création en tant que telle, de la poîesis en disant que « quand nous parlons de poîesis, nous parlons de création ». Au-delà du poème, avec la poîesis Lacan valorise la ligne de l’éthique du bien-dire, comme gardien de la décence du dire, une façon de faire de la violence au langage, en le reliant à la création en tant qu’invention : depuis Rimbaud et ses « révoltes logiques » autant que Mallarmé et son « action restreinte » soustractive du référent, avec une autre ligne de lecture de Platon et son Banquet. Là, prendre en compte, tel que le fait Trías, (dans L’artiste et la ville) la valeur productive d'Eros dans les œuvres, - comme quand on affirme que : « des œuvres sont des amours » - c’est-à-dire, de l’ Eros – Poîesis, c’est de considérer ce qui va vers la réalisation de l’être dans sa pro-duction en marquant sa présence – en ce qui concerne l’invention - autant que le processus qui le possibilité en nous en tenant à ce qui est susceptible d’être raconté comme de l’histoire.
Nous plaçons donc l’analyste, en ce qu’il a de poète, comme un faiseur, pour son écoute d’une écriture qui se dit par l’union (et non pas par le fait de subsumer) du son et du sens, tel que dans la poésie chinoise, dont les poètes écrivent en fredonnant.
Et à partir de ce qui est affirmé par Agamben : « il n’y a pas de praxis sans poîesis », nous disons que le fait de faire non répétitif, est la valeur de novation que Lacan attribue, lors du Séminaire 24, au S2, non pas le signifiant du savoir, mais le signifiant qui a au moins deux sens qui renvoient à de différentes lalangues dans leurs parcours pulsionnels, la pulsion en fait le tour. Polyphonie du réel effet de sens au-delà du sens porté dans le signifiant découpé d’une langue, puisque celui-ci est homonymique même s’il a des acceptions variées. De l’homonymie à l’homophonie et de la polysémie à la polyphonie, c’est le passage qui implique aller au-delà du signifiant zéro, le Phallus Symbolique sur lequel s’ordonne toute langue, unissant étroitement le son au sens pour obtenir d’autres effets de signification. De la lettre au signifiant a été le chemin initial de l’enseignement de Lacan, qui donnait la primatie à ce dernier en délimitant un parcours circulaire et réciproque. Mais postuler que le signifiant est ce qui se module dans la voix, trace le point culminant de l’absence de réciprocité entre eux. Voilà comment commence, pour notre maître français, un autre chemin qui va du signifiant à la lettre ; pour lui, le possible trait bifide que nous retrouvons en unissant ce qui est sonore dans le signifiant avec la lettre qui lui donne son sens est important.