Au pied du mont Emei, l’un des cinq monts Sacrés, Emeishan est une petite ville devenue touristique par le passage des pèlerins bouddhistes.
Dans la nature, exubérante et tropicale où l’on respire l’humidité, se nichent plusieurs monastères bouddhistes.
Avril 2004, Emeishan accueille des voyageurs particuliers, des praticiens de la psychanalyse, venus pour la plupart d’Europe et des chinois de la région de Cheng Du, pour une rencontre clinique de l’Interassociatif Européen de Psychanalyse.
Si ce séminaire a eu lieu ici, c’est qu’il s’inscrit dans une histoire : le témoignage d’une cure où chaque protagoniste ne parle pas la langue de l’autre ; ce qui n’a pas empêché la langue étrangère de se faire entendre, peut être même, la différence des langues lui a t-elle frayé le chemin.
Loin du sens et de la compréhension, la langue étrangère sollicite du psychanalyste, une écoute qui se forge à chaque fois, dans l’insistance, la subtilité, jusqu’à devenir hypersensible, à la sonorité des mots, à leur construction, à la voix, à la discontinuité dans le rythme des phrases, aux coupures dans la cadence de la respiration.
Dans son texte d’ouverture du Séminaire, Michel Guibal écrit : « Le sujet de l’inconscient pour ces quatre jours entre la Chine et l’Europe, je l’entends dans la pluralité des langues et dans la traduction. »
La traduction a été au cœur de la rencontre même, non pas comme un élément technique au secours linguistique, mais en tant qu’elle a introduit, à l’insu des traducteurs, une dimension clinique qui a créé, dès le départ, une atmosphère de parole qui a marqué le déroulement du séminaire. Pour une fois, l’assemblée ne succombait pas à l’ennui ou à l’exaspération de la traduction, mais puisque la langue qu’on parle n’était plus ce qui comptait, nous pouvions, je parie, dans une certaine joie, devenir paisiblement dépendants de la traduction.
Nous étions dans une situation semblable à celle qui a été à l’origine de cette expérience. La traduction des langues a effacé très rapidement toute inquiétude, sur le comment pourrions-nous nous parler, parlant, chaque collectif, deux langues distinctes.
Nous étions régulièrement en silence, pour entendre le chuchotement des traducteurs, puis, faire résonner la salle par des éclats de rire provoqués par les lapsus, le contresens, l’intraduisible… La traduction était devenue la langue de l’assemblée.
À Emeishan, nous étions tous des traducteurs. Ceux qui étaient là pour assumer réellement cette fonction y ont été pour beaucoup puisque leur traduction n’a pas cessé de laisser place à l’équivoque.
Traduire, n’implique pas uniquement chercher la correspondance sémantique de deux énoncés. En psychanalyse, la traduction n’est jamais fidèle. Elle implique de pouvoir entendre la musique qui entoure la parole, celle qui règle le ton harmonique de toute langue.
Dans cet espace, entre le ton et le signe du phonème, se soutenant de la voix et du geste, la langue étrangère se manifeste. Le psychanalyste, traducteur-interprète de cette langue affine son oreille et son regard pour tenter de l’entendre, de la repérer dans ses multiples versions, pour qu’un autre, le compositeur en charge, parvienne à l’écrire.
Nous abordions la clinique psychanalytique d’enfants, présentée au séminaire, plus comme une pratique psychanalytique spécifique que comme une spécialité en tant que telle. Ces présentations ont soulevé des questions chez nos collègues chinois que nous ne posions plus. Où se trouve placé chacun, l’enfant, l’analyste, les parents ? Dessinez !
Ainsi, celui qui présentait se trouvait invité à se mettre debout pour dessiner les places distribuées dans son cabinet. Il ne faudrait pas se fier aux apparences pour croire qu’il ne s’agissait que d’une simple demande sur des éléments techniques. L’interrogation dépasse toujours les questions de forme. Où s’assoit l’enfant ? Peut-on entendre cette question comme une interrogation sur la place de l’enfant dans un pays des contrastes comme la Chine où certains ont le droit et pas d’autres ?
Le garçon a droit à une identité officielle, sachant que, très souvent, une petite sœur a dû être abandonnée ou au mieux gardée en famille mais cachée, laissée sans papiers. Le garçon pourra occuper la place du fils unique de la famille.
Nous étions tous amenés à nous déplacer, à aller chercher dans les configurations de nos cabinets non seulement où était l’enfant, mais où nous étions nous-mêmes, dans le transfert, dans notre relation à la théorie, à la technique, à l’interprétation du trauma…
Être à l’écoute de la langue étrangère sollicite du psychanalyste, non pas les qualités du polyglotte, mais plutôt celles du voyageur, capable de se tolérer dans la perte de repères et les moments de vide et portant en lui, lors de chaque déplacement, son attachement pour l’inconnu.
La rencontre d’Emeishan, nous aura permis, nous, qui avions été accueillis comme « des experts, pouvant aider à comprendre les souffrances spirituelles » de nous retrouver hors champ connu et reconnu pour pouvoir interroger, dans une autre langue, la psychanalyse en tant qu’origine pour chacun.
On devient expert que de sa propre analyse pour ensuite l’oublier.
Plusieurs fois, il a été dit que nous assistions à la naissance de la psychanalyse en Chine. Je dirai que nous avons été témoins du processus de construction, au sens freudien, de la psychanalyse. La construction implique de tenir compte des fondements historiques, mais surtout, de l’inventivité nécessaire pour les relancer. C’est ainsi que l’histoire de la psychanalyse en Chine est en train de s’écrire. La présentation des situations cliniques et la forme si originale et spontanée d’interpeller l’assemblée témoignent d’un grand désir pour la psychanalyse. Mais pour nos collègues chinois, il ne s’agit pas d’une psychanalyse prête à être portée comme un modèle occidental. Ils sont en recherche de leurs propres outils pratiques et théoriques, tenant compte du contexte institutionnel et culturel dans lequel leur expérience émerge.
En ça, ils soutiennent une position de rigueur et de responsabilité de l’analyste.